Chapitre 5 - Professeur particulier (1/2)
Le samedi matin, je me permis le luxe de dormir jusqu'à onze heures. Et le meilleur dans tout ça, c'est que mes parents ne vinrent même pas me réveiller.
À peine mes yeux s'ouvrirent-ils sur le plafond immaculé de ma chambre que je songeais déjà au programme de la journée. Et ce ne fut pas la mission d'escorte prévue le soir-même qui vint à mes pensées à la vitesse d'un boomerang sur le retour, mais un certain Éclaireur au faux air de Clark Kent. Je lâchai un grognement frustré en enfonçant mon visage dans mon oreiller.
Monica disait toujours que jouer les indifférentes avait sur les mecs le même effet que du miel sur les ours. Ce cliché m'amenait surtout à penser que ma sœur ne ferait jamais carrière comme coach en séduction, mais elle n'avait pas tort sur un point : ce n'était pas en me comportant comme une greluche que j'allais empêcher Laurine de me passer devant. Je pouvais toujours m'inspirer de Lyse et de ses yeux papillonnants, un grand classique qui faisait succomber toutes les personnes du sexe opposé. Elle avait toujours été plus douée que moi pour flirter. Son premier baiser avait eu lieu deux ans avant le mien, prouesse qu'elle me rappelait assez régulièrement. À ma décharge, j'avais eu d'autres chats à fouetter mais, malheureusement, elle n'en saurait jamais rien.
J'envisageai de puiser un peu d'inspiration dans quelques extraits de Match Point, mais je devais voir la dure réalité en face : mon charisme tenait plus d'Angela Merkel que de Scarlett Johansson. Et ce fut sur cette pensée particulièrement frustrante que je m'extirpai enfin de ma couette.
Quand je descendis dans la cuisine prendre mon petit-déjeuner, ma mère s'affairait déjà aux fourneaux. La hotte ronronnait au-dessus de sa tête blonde ébouriffée. L'odeur de la viande hachée qu'elle remuait dans la poêle me souleva le cœur de si bon matin, et je m'empressai d'enfouir mon nez dans mon verre de jus d'orange.
— Comment va ma marmotte ? chantonna ma mère, qui se tourna vers moi tout en continuant de mélanger la viande à l'aveuglette.
— Repose-moi la question quand j'aurai bu mon café, ronchonnai-je.
Elle m'observa d'un œil attentif cependant que j'essayais de remettre un peu d'ordre dans mes cheveux emmêlés.
— Tu as meilleure mine qu'hier en tout cas, me fit-elle remarquer.
Pour ne pas me trahir, je gardai les yeux rivés sur la cafetière quand je me servis une tasse de café encore fumant. Après ma mission de routine de jeudi, je n'avais pas dormi plus de cinq heures. J'avais même eu un petit coup de mou en cours d'histoire, mais Lyse m'avait discrètement réveillée d'un coup de coude. Cependant, qui pouvait me blâmer ? La voix de mon prof avait sur moi le même effet que la chanson de Rondoudou...
— J'avais mal dormi, mais je me sens requinquée. Au fait, vous vous souvenez que je dors chez Lyse ce soir ?
— Encore ? s'exclama-t-elle, la cuillère en bois en l'air.
Un bout d'oignon glissa d'ailleurs jusqu'au plan de travail et s'y écrasa dans un bruit mou.
— Si ça continue, ses parents vont t'adopter. Pourquoi ne vient-elle pas dormir, pour une fois ? J'ai l'impression de ne pas l'avoir vue depuis des lustres. Je pourrais vous faire une choucroute, elle adore ça.
Mon estomac se retourna à la simple pensée des énormes saucisses flottant dans la sauce constellée de taches de gras.
— Maman, on est en mai, lui fis-je remarquer en retenant à grand-peine une grimace. Ce n'est vraiment plus le moment de faire une choucroute et, en plus, je déteste ça.
Ma mère émit un claquement de langue désapprobateur.
— Ma fille, tu ne sais pas ce qui est bon.
En tout cas, je savais ce qui était bon pour mes artères...
— De toute façon... commençai-je.
Je me dépêchai de réfléchir à une excuse valable pour ne pas inviter Lyse à la maison, et j'eus enfin une idée quand je vis le soleil resplendissant qui illuminait la pelouse devant notre maison.
— Ses parents viennent d'installer leur jacuzzi, et elle m'a proposé de l'étrenner cette après-midi.
— Je vois, dit ma mère avec humeur. Et vous prévoyez uniquement de vous dorer la pilule ou vous comptez aussi faire vos devoirs ? N'oublie que l'on va au restaurant avec Monica et Paul demain. Si tu te lèves à la même heure qu'aujourd'hui, tu n'auras pas le temps de faire grand-chose.
Aïe. Je compris que je l'avais vexée quand je vis la petite moue renfrognée qui déformait ses lèvres. Je posai ma tête sur son épaule et, câline, je lui collai un bisou sur la joue.
— Promis, la prochaine fois, c'est elle qui vient et tu pourras lui préparer le petit plat de ton choix.
Elle fit mine de réfléchir, une main sur la hanche et l'autre qui continuait de touiller la viande et les petits oignons.
— Hm, c'est d'accord.
Elle me rendit alors mon baiser et me tapota affectueusement la joue avant d'enchaîner avec un sourire presque machiavélique :
— Par contre, j'étais sérieuse pour les devoirs. Que je ne te voie pas partir sans tes livres de cours tout à l'heure !
— Mais oui !
Même si faire mes devoirs sans Lyse ne serait pas de la tarte.
Une fois mon café bu, je filai sous la douche. Je pris mon temps pour me laver les cheveux, inspirant avec plaisir l'odeur de vanille qui m'enveloppait, et je m'octroyai même un massage du crâne. Je me devais bien cela : la nuit allait de nouveau être longue. J'espérais que l'escorte se déroulerait sans incident et, surtout, sans une certaine blonde au regard de fouine.
J'essuyai d'un geste de la main la buée qui s'était collée au miroir. Je constatai avec bonheur que mon petit bouton n'était plus qu'un lointain souvenir. Pour fêter sa disparition, j'appliquai un joli fard à paupières et mis une couche de mascara. Au cas où. Avant le déjeuner, j'eus le temps de vérifier mes devoirs de la semaine et de préparer mes affaires pour la nuit que j'allais passer à la Moon House. Je considérai d'un œil peu amène mon livre de math quand je l'enfouis tout au fond de mon sac.
Mon père siffla à la façon d'une marmotte savoyarde quand je les rejoignis pour le repas.
— Et pour qui s'est-on faite belle ? demanda-t-il, les yeux rieurs.
Ce fut ma mère qui répondit, en posant le hachis Parmentier au centre de la table. Mon glouton de frère se jeta sur la pelle pour se servir.
— Pour Lyse. J'espère que ton mascara est waterproof, ajouta-t-elle à mon intention.
Mes parents échangèrent un clin d'œil complice pendant que ma mère me préparait une assiette. Ils s'imaginaient donc que j'allais retrouver un garçon au lieu de rejoindre mon amie cette après-midi. En un sens, ils n'étaient pas si éloignés de la vérité que ça, mais je fis comme si de rien n'était.
Cela faisait des années que je cachais ma double vie à ma famille. Les premiers mois, la culpabilité avait été un fardeau difficile à porter, mais j'avais vite pris le pli de mentir pour leur épargner l'angoisse qui rongeait bien des familles de Chasseuses. De toute manière, auraient-ils cru à l'histoire abracadabrantesque d'une gamine de dix ans tombée nez-à-nez avec un vampire ?
— Ne t'inquiète pas pour mon mascara, je ne comptais pas mettre la tête sous l'eau.
— Sous l'eau ? répéta Chris, la bouche pleine.
Je ne masquai pas mon dégoût quand j'aperçus la purée et la viande qui tournaient dans sa bouche comme dans une machine à laver, et il riposta en m'envoyant une boulette de mie de pain sur la joue. Ses yeux s'arrondirent de surprise quand je la renvoyai directement dans son verre d'eau, où elle tomba dans un délicieux petit ploc. Ma mère poussa un soupir :
— Ça suffit, les enfantillages. Alicia va profiter du jacuzzi de Lyse cette après-midi.
— Cool ! Et si je me joignais à vous ? rebondit aussitôt mon frère avec un haussement de sourcils provocateur.
— Même pas en rêve ! La pauvre Lyse serait obligée de désinfecter l'eau après ton passage tellement tu schlingues.
— Et toi, tu ne risques pas de faire déborder l'eau avec tes grosses...
— On peut manger en paix ? se désespéra mon père. Si vous continuez, c'est cinq euros chacun dans la tirelire.
La menace eut l'effet escompté. Chris et moi nous murâmes dans un silence bougon.
— Ah, soupira mon père avec un air satisfait. Enfin un peu de calme.
— Est-ce que tu veux qu'on te dépose chez elle en allant faire les courses ? m'offrit ma mère.
— Ne vous embêtez pas, je prendrai le bus.
Nouveau regard de connivence. Je retins une exclamation exaspérée. Ce n'était pas de tout repos d'avoir des parents copains comme cochons.
J'attendis patiemment dans ma chambre qu'ils partent faire les courses et que mon frère ait rejoint ses copains pour faire je-ne-sais-quoi avant de filer à mon tour. Je hissai mon sac de sport sur mon épaule, vérifiai que les voisins ne faisaient pas attention à moi et me rendis dans la forêt, comme à mon habitude. Je pouvais changer de dimension d'où bon me semblait, mais c'était près du saule pleureur que je consommais le moins d'énergie, et je préférais me ménager en prévision de l'escorte.
Ce n'était pas souvent que je voyais le manoir au beau milieu de l'après-midi. L'air sentait bon l'herbe chaude et les fleurs, et je rejoignis la bâtisse sous le pépiement joyeux des oiseaux. Le soleil printanier se reflétait sur les pierres grises et les fenêtres, et je dus me protéger les yeux de la main. Arrivée dans le hall, je me dirigeai d'un pas décidé vers la bibliothèque. Mon choix était parfaitement innocent. Après tout, la bibliothèque était le lieu tout indiqué pour faire ses devoirs.
Je me glissai discrètement à l'intérieur et choisis une table protégée par deux bibliothèques aussi massives que des remparts. Poussant un soupir à fendre l'âme, je repêchai mes affaires de cours qui gisaient au fond de mon sac et entrepris de faire mes devoirs de math. Des exercices de statistiques. Je me rappelai vaguement avoir vu le prof remplir un tableau de chiffres, mais il m'avait perdue dès que j'avais entendu les mots « quartile » et « écart-type ». Quelle matière barbare. Je tâchai de reprendre la leçon du début, mais au bout de plusieurs minutes, les chiffres étaient devenus une mélasse collante dont je ne parvenais plus à m'extraire. Je souffrais de dyscalculie, c'était sûr. Restait à en convaincre mes parents pour qu'ils se décident enfin à fermer les yeux sur mes notes pitoyables dans cette matière...
J'enfouis mon menton dans le creux de mes mains et levai les yeux vers le mur à ma droite. Y était accrochée un grand planisphère, dessiné sur un papier ancien, dans des tons d'ocre et de bleu. Il représentait ce monde. Filthy.
Si semblable au mien, et pourtant si différent.
Espéritie, Sawara, Zeukadi, Hinaïshi, Tahuaroa. Cinq pays-continents, au lieu des nombreux pays de ma dimension. Cinq peuples unis par un même combat millénaire : empêcher le monde des ténèbres de prendre le dessus sur les humains et de régner en maître... comme cela s'était déjà produit par le passé.
Quelques temps après mon arrivée, Frédéric m'avait donné quelques leçons d'histoire pour me familiariser avec ce nouvel univers. Il m'avait appris que, des siècles auparavant, nos dimensions avaient été plus proches que je ne l'aurais jamais imaginé. Des sorciers avaient régulièrement fait le voyage entre les deux mondes pour échanger savoirs et découvertes. Chaque dimension avait profité des connaissances et de la culture de l'autre, et cette coopération pacifique aurait pu se poursuivre si ce n'était pour l'existence du surnaturel dans Filthy. Car à la fin du XIe siècle, cette dimension avait sombré dans le chaos.
Les créatures des ténèbres avaient pourchassé les Chasseuses pour les éliminer une à une et tenter de prendre le pouvoir. Des centaines de combattantes isolées avaient été traquées et tuées. La planète était à feu et à sang, et la moitié de la population humaine avait été éliminée ou réduite à l'esclavage. Beaucoup de sorciers avaient fui ; d'autres avaient pris le parti de se rendre dans mon monde pour organiser des vagues de migrations massives et repeupler les villages décimés. Parmi ces migrants, des soldats, mais également des jeunes filles dont la force s'était éveillée lorsqu'elles avaient posé le pied sur cette nouvelle terre. La résistance s'était mise en place et, après des décennies de combat acharné, le règne des démons avait fini par être renversé. C'était à cette époque que le Conseil des Éclaireurs avait été établi.
Toutefois, les échanges avaient brusquement pris fin à la Renaissance, au moment des chasses aux sorcières. Les descendants, et surtout les descendantes, des mages qui avaient trouvé refuge dans mon monde avaient été persécutés, accusés d'être des adorateurs du diable. Ceux qui avaient pu étaient retournés dans Filthy, les autres qui étaient restés dans ma dimension avaient fini sur le bûcher. Par la suite, les deux mondes avaient évolué presque en vase clos. Des sorciers avaient continué de se rendre dans mon monde, mais en toute discrétion. Néanmoins, les signes de ce passé commun étaient toujours visibles. L'Espéritie, où se trouvait GhostValley, avait par exemple subi une forte influence française et anglo-saxonne.
J'étais tellement absorbée par mes réflexions que je n'entendis pas les bruits de pas qui se dirigeaient vers moi. Je sursautai quand une voix, que je reconnus dans un battement de cœur, interrompit le fil de mes pensées :
— Tiens, salut.
***
Coucou tout le monde! 🙃
Voilà pour la première partie du chapitre. Vous en avez appris un peu plus sur les différents mondes dans lesquels évolue notre héroïne.
A votre avis, qui est venu la trouver à la fin du chapitre? Michael? 🤩 Ou peut-être cette charmante Laurine? 😂
La deuxième partie sera publiée samedi.
N'hésitez pas à cliquer sur la petite étoile si cela vous a plu 🤗
A bientôt! 😘
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