Chapitre 4 - Mordue
Il était trois heures passées quand nous rentrâmes à la Moon House. Le bâtiment tout entier était plongé dans le silence. Quelqu'un avait éteint le grand lustre du hall d'entrée, et seules les appliques au mur brillaient encore, pareilles à des lucioles dans l'obscurité. Je frissonnai de fatigue. Après l'agression des deux adolescents par les vampires, la nuit s'était poursuivie sans heurts, et les rues s'étaient presque entièrement vidées quand nous avions décidé de rentrer.
- Bon travail, les filles ! nous lança Nika tout en se dirigeant vers les escaliers. J'ai eu mon compte, je vais me jeter sous ma couette. Bonne nuit.
Un concert de grognements exténués lui répondit. Habituellement, Laurine ne tardait pas non plus pour monter se coucher : sitôt notre mission terminée, elle filait dans sa chambre pour ne pas devoir s'occuper du compte-rendu. Sauf que, ce soir-là, la blonde s'attarda le hall. Elle laissa Cathy gravir les escaliers sans elle et sortit son téléphone pour consulter ses messages. Je pestai intérieurement. Elle me gâchait les quelques minutes que j'aimais passer en tête-à-tête avec Sandy pour décompresser un peu avant de rentrer chez moi. Je tâchai de l'ignorer.
- Tu as cours à quelle heure, demain ? me demanda mon amie d'un ton compatissant.
Sandy et les autres n'avaient pas à s'inquiéter de ce genre de choses. Une fois choisies, les Chasseuses cessaient généralement d'aller à l'école. Leur mission était considérée comme une carrière à part entière, et elle primait sur tous les autres aspects de leur vie, dont leur famille et leurs éventuelles relations sentimentales. Les élues recevaient une courte instruction en sciences occultes et suivaient surtout un entraînement quasi militaire. Venant d'une autre dimension où l'autorité parentale attendait de moi que j'aille au lycée (et sans doute à l'université ensuite), j'étais un cas à part. Ma formation n'était pas aussi intensive que celle des autres filles, et il était parfois laborieux de cumuler mes deux vies. Frédéric était indulgent ; mes parents, forcément moins.
- Neuf heures. J'ai dit à mon père que je prendrais le bus, mais je pense que je transposerai directement dans mon lycée avant les cours.
Ce n'était pas dans mes habitudes, mais la semaine avait été longue : une heure de sommeil supplémentaire ne serait pas de refus.
Je me frottai les yeux, réprimant un long soupir.
- Je vais ressembler à un zombie.
Une exclamation semblable à un hennissement suivit ma déclaration. Laurine gardait les yeux rivés sur son téléphone, mais il était évident qu'elle ne comptait pas rater une miette de notre conversation. D'abord ses provocations, ensuite le vampire, et maintenant ça... La coupe était pleine. J'avais suffisamment rongé mon frein, et il était temps de frapper là où ça faisait mal.
Sans la quitter du regard, j'enlevai l'élastique qui retenait ma tresse et la défis lentement, méthodiquement, séparant chaque mèche avec un soin méticuleux. J'avais capté son attention, et l'air piqué qui déforma ses traits me fit jubiler.
Il y avait une chose que Laurine n'aimait pas chez elle : ses cheveux. Elle ne le disait pas ouvertement, bien entendu, mais les bruits circulaient vite dans la maison. Après moult décolorations, ils étaient devenus secs comme la paille sous un soleil de canicule. Un drame pour une fille aussi coquette, et une aubaine pour moi, qui pouvais la faire enrager à peu de frais. Je n'étais pas adepte des coups bas, mais quand je libérai ma chevelure luxuriante d'un geste de la tête, et que j'entendis le grincement de ses dents malgré les trois mètres qui nous séparaient, je ne retins pas le sourire victorieux qui me mangea la moitié du visage.
C'est alors que la porte de la bibliothèque s'ouvrit, et moi qui m'étais attendue à voir Frédéric, je sentis mon cœur rater un battement quand je reconnus le jeune homme qui se dirigeait vers nous.
- Salut, Michael, ronronna Laurine en se détournant de moi pour accueillir le jeune Éclaireur qui nous rejoignait.
Son ton était plus sucré qu'un fondant au chocolat surmonté d'un dôme de chantilly. J'en frémis de dégoût.
- La ronde s'est bien passée ? s'enquit Michael, affable.
- Comme sur des roulettes, s'empressa de dire la blonde. D'ailleurs, je proposais à Sandy de m'occuper du compte-rendu à sa place, vu qu'elle est un peu fatiguée ce soir. N'est-ce pas ? ajouta-t-elle à l'intention de Sandy.
Elle lui jeta une œillade insistante, à laquelle Sandy répondit par un mouvement de tête impuissant. L'Éclaireur haussa les épaules.
- Je n'y vois pas d'inconvénient. Tu peux m'attendre dans la bibliothèque ? Je dois d'abord parler à Alicia.
Mon pouls affolé devait être parfaitement audible dans la pièce trop silencieuse à mon goût.
- D'accord, marmonna Laurine.
Elle tourna les talons sans même prendre congé de nous. Sandy eut un haussement de sourcils éloquent.
- Bon courage pour demain, me souhaita-t-elle.
Michael me sourit d'un air poli le temps que Sandy s'éloigne. Je n'étais pas naïve, je savais très bien qu'il serait question de travail, mais cela ne m'empêchait pas d'avoir les jambes en coton. C'était compréhensible : Michael travaillait dans notre Moon House depuis un peu plus d'un an, et cela faisait autant de temps que j'avais le béguin pour lui.
Je n'oublierais jamais le jour où Frédéric nous l'avait présenté. C'était un mois de janvier, je venais de fêter mes quinze ans, et lui en avait dix-sept. J'étais venue un dimanche après-midi pour m'entraîner avec Nika au combat au corps-à-corps. J'étais entrée dans le manoir, l'esprit ailleurs, et je m'étais figée sur le seuil en l'apercevant. Impossible de ne pas le voir, il dépassait notre chef d'une tête. Il se tenait au centre de la pièce, les mains enfoncées nonchalamment dans les poches de son jean mais un sourire avenant dessiné sur ses lèvres. Il portait des lunettes à monture noire et une chemise azurée, et il était en pleine conversation avec Lucy et Chloé, qui lui posaient sans doute des questions sur sa famille ou son parcours. Quand il s'était aperçu de ma présence, il avait tourné la tête, et nos regards s'étaient croisés. Un frisson m'avait parcouru le dos quand ses yeux verts, brillants d'intelligence, s'étaient arrêtés sur moi. J'avais aussitôt baissé la tête et songé à battre en retraite quand Frédéric m'avait appelée. Je me souvenais avoir envié ma sœur et sa confiance à toute épreuve. Mon chef m'avait prise par les épaules, le visage illuminé par la joie d'accueillir une nouvelle personne dans sa maison et sa famille.
- Je t'ai parlé d'Alicia, eh bien, la voici, m'avait-il présenté à l'autre adolescent. Alicia, voici Michael. Il restera ici le temps de sa formation et peut-être plus, s'il se plaît chez nous.
Michael m'avait tendu sa main aux longs doigts fins et, en la serrant, je m'étais étonnée de la chaleur de sa paume contre la mienne. Le lustre de cristal baignait ses cheveux châtains d'une lumière dorée, et une fossette craquante était apparue sur sa joue lorsqu'il m'avait souri.
- Même si c'est avec un peu en retard, m'avait-il dit, joyeux anniversaire.
Et le fait qu'il ait pu penser à un détail aussi insignifiant que mon anniversaire avait fait naître des étincelles dans ma poitrine.
Depuis, je ne pouvais m'empêcher de le suivre des yeux chaque fois que je le voyais passer. Il me faisait fondre, et je n'étais malheureusement pas la seule à qui il faisait cet effet. En théorie, les relations entre Éclaireurs et Chasseuses étaient proscrites. Dans les faits, certaines combattantes d'autres maisons nous avaient conté avec délectation des histoires de liaisons secrètes et de ruptures dramatiques qui avaient entraîné la mutation de l'un ou l'autre des amoureux déçus. J'ignorais ce que Frédéric opinait réellement de cette règle d'un autre âge ; toujours était-il qu'il nous la rappelait de temps en temps, d'un petit ton pincé. Peut-être avait-il remarqué les regards que certaines filles coulaient en douce à Michael ainsi qu'à Jack, Éclaireur-adjoint de la maison, dont le physique de mannequin n'avait bien sûr échappé à aucune combattante.
Les pas de Sandy s'étaient éloignés, et nous n'étions plus que tous les deux. Je me fis violence pour parler la première :
- C'est toi qui as la malchance d'être d'astreinte ce soir ?
Il laissa échapper un éclat de rire et se frotta la nuque.
- Oui, je suis de corvée cette nuit, mais la ligne d'urgence n'a pas sonné une seule fois.
Les particuliers pouvaient contacter un numéro spécial en cas de problème lié à une activité démoniaque, mais le périmètre dont nous étions chargés était probablement la zone la plus barbante de tout le pays.
- Tant mieux. Alors, qu'est-ce que Frédéric voulait me demander ?
- Nous aurions besoin que tu viennes samedi soir. Est-ce que tu peux t'arranger ?
Je réfléchis quelques secondes, pendant lesquelles je jouai avec les pointes de mes cheveux pour masquer ma nervosité. Je voulais donner l'impression d'être parfaitement à l'aise, mais quand je surpris le regard en coin que Michael lança à mes mèches ondulées, je dus lutter pour que les rougeurs que je sentais dans mon cou n'atteignent pas mes joues. Les fois où il m'avait vue en tenue « normale » se comptaient sur les doigts de la main ; contrairement à Laurine, Chloé ou encore Helena, j'avais du mal à faire fi des règles. Je mentais déjà suffisamment chez moi pour ne pas en rajouter ici.
- A priori, oui, mais mes parents veulent nous emmener au restaurant le dimanche midi. Est-ce que je serai rentrée à temps ? Ce serait pour une mission privée, c'est ça ?
Michael acquiesça.
- C'est une simple escorte, rien de trop dangereux. Le client en question est un homme d'affaires. Il aurait eu un différend avec un démon et souhaite quitter le pays par peur des représailles.
- Aurait ? relevai-je, sourcils froncés.
- Frédéric pense que c'est un peu plus compliqué que ça, dit l'Éclaireur avec une grimace. M. Wright ne nous a pas précisé la nature de ce « différend » et, comme par hasard, il prétend ignorer jusqu'au nom du démon en question. Il nous a seulement dit qu'il s'agissait d'un humanoïde plutôt coriace.
Je hochai la tête, pensive. Les démons pouvaient être classés en deux catégories : les sauvages, qui tenaient plus de l'animal et se distinguaient par leur imprévisibilité, et les humanoïdes, dont l'apparence était presque humaine. Si certains étaient trahis par quelques attributs démoniaques - cornes, crocs et autres réjouissances - d'autres pouvaient aisément se fondre dans la population à l'insu de tous. Heureusement, ils ne présentaient pas tous le même degré de dangerosité.
- Ce n'est pas un peu excessif, de quitter le pays ? fis-je, sceptique. Même sans son nom, on pourrait sans doute retrouver le démon et l'éliminer.
- M. Wright n'a pas l'air d'avoir très envie que l'on creuse cette affaire.
- M. Wright m'a tout l'air d'avoir fait une bêtise, renchéris-je d'un ton joueur.
- Effectivement, confirma Michael, une lueur amusée dans les yeux. Quoi qu'il en soit, Frédéric a donné son feu vert pour l'escorte. Vous irez le chercher à son hôtel à 19 heures et l'emmènerez à l'aéroport de Jiverio.
- Et pourquoi Frédéric m'a mise sur cette mission ? On a beaucoup de travail samedi soir ?
- Le client a expressément demandé une sorcière.
- Oh.
Je comprenais mieux désormais pourquoi cette escorte avait été confiée à notre Moon House : les Chasseuses également magiciennes ne couraient pas les rues, loin de là. Pour autant, cette demande expresse me surprenait. De manière générale, les humains ne faisaient pas confiance aux sorciers, qui dissimulaient souvent leur vraie nature. Peut-être était-ce dû à leur ambivalence ? Ni vraiment humains, ni vraiment démons, ils se trouvaient à mi-chemin entre deux camps qui s'affrontaient depuis la nuit des temps. Et, des deux côtés, on les considérait comme des traîtres potentiels. Je ne pouvais d'ailleurs pas empêcher les commentaires acerbes de Laurine de me trotter dans la tête. Je savais que sa famille était plutôt conservatrice à ce sujet.
Bref, le fait que cet homme exige la présence d'une sorcière me laissait penser qu'il n'avait pas que de bonnes fréquentations...
- Entendu, je serai là.
- Super.
Et quand nous ne reprîmes la parole ni l'un ni l'autre, un silence un peu embarrassé s'installa. Michael remonta les lunettes qui lui glissaient sur le nez, tandis que je tâchais de coincer une mèche rebelle derrière mon oreille droite. Je l'étudiai à la dérobée ; même à travers les verres, je remarquai comme ses yeux, d'une belle couleur émeraude, se paraient de reflets ocres autour de l'iris.
- Il faut que j'y aille, finis-je par dire. J'ai cours demain et il est déjà tard.
- On se voit samedi, alors ?
J'opinai de la tête.
Je lui souhaitai bon courage pour la longue nuit qui l'attendait, et le sourire qu'il m'adressa avant de tourner les talons fit apparaître sa fossette à la joue. J'eus envie de rajouter autre chose, quelque chose, n'importe quoi, mais je restai la bouche ouverte, muette comme une carpe, alors qu'il s'éloignait pour se jeter dans la gueule du loup. Je n'ignorais pas que Laurine comptait déployer tous ses charmes pour le séduire et qu'elle n'aurait pas mes réticences. J'en aurais grogné de rage.
Maudissant ma timidité, je fis demi-tour pour rentrer chez moi. Comment pouvais-je planter ma dague dans le cœur d'un vampire sans une once d'hésitation et perdre tous mes moyens face au garçon qui me plaisait ? C'était d'une tristesse affligeante.
***
Vous avez fait la connaissance d'un nouveau personnage, Michael. Qu'en pensez-vous ? Laurine va-t-elle lui mettre le grappin dessus avant Alicia ? 😁
Une mission d'escorte attend donc notre chère héroïne samedi. Est-ce que ça va bien se passer, à votre avis ? 🤭
Le prochain chapitre est un peu long, alors j'en publierai peut-être une moitié mercredi, et une autre samedi.
N'oubliez pas de voter pour le chapitre s'il vous a plu 🤗
A très vite ! 😘
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top