Chapitre 38 - Désertée

Le jet de la douche s'écoulait sur moi comme l'eau d'une cascade, et je me repus de la chaleur bienfaisante qui m'enveloppa, déliant les nœuds contractés de mes muscles. Je m'armai de mon gant et me frictionnai longuement, livrant une guerre sans merci à la sueur et au sang incrustés dans mon épiderme. Un parfum de vanille emplit mes narines, qui me rappela la petite phrase que Shawn avait susurrée au creux de mon oreille. Quand bien même j'étais seule, je me mis à rougir.

J'avais eu du mal à quitter mon frère et Lyse après toutes ces aventures ; néanmoins, il était crucial que je m'entretienne avec Frédéric. Mon amie prit avec beaucoup de sérieux son nouveau rôle d'alibi sur pattes : nous avions ainsi appelé ensemble ma mère pour lui expliquer avec moult détails à quel point une soirée entre filles s'imposait après la terrible après-midi que nous venions de passer. Une fois ma mère bernée et le coup de fil terminé, Lyse avait très justement souligné que ce n'était pas entièrement un mensonge.

J'avais donc eu la joie de ramener l'équipe au QG en la charmante compagnie de feu Ciro. Nous étions passés par la faille pour constater les dégâts. Le saule et ses abords se mouvaient comme l'horizon un jour de canicule. Moi qui m'étais attendue à des éclairs et autres crépitements assourdissants, je m'autorisai à me détendre un peu. De fait, seul un œil avisé pouvait repérer les étranges ondulations de l'air, unique preuve de cette porte ouverte entre nos deux dimensions.

Reste qu'un promeneur pouvait malencontreusement mettre le pied dans cette faille, et si le promeneur en question arborait de jolies canines bien pointues...

Notre chef avait promptement mis en place un tour de garde et prévenu la capitale de ce problème majeur, espérant que des sorciers collaborant avec le Conseil seraient rapidement dépêchés sur place. Je doutais effectivement qu'à nous deux, Hyppolyte et moi parviendrions à colmater cette fissure béante.

Je me prélassais encore sous l'eau brûlante lorsqu'on frappa à la porte de ma salle de bains. Je coupai l'eau à temps pour entendre Sandy me lancer :

— Je t'ai apporté des vêtements de rechange !

Je m'emmitouflai dans ma serviette au moelleux incomparable et m'enquis, pleine d'espoir :

— Du genre confortable ?

— On peut difficilement faire mieux, répliqua-t-elle, et l'amusement teintait sa voix.

En quatrième vitesse, je me séchai le corps, enfilai des sous-vêtements et enroulai mes cheveux mouillés dans un linge sec. J'ouvris énergiquement la porte, et la buée fit des galipettes sous l'effet de l'appel d'air. Sur mon lit m'attendaient un t-shirt ample et un simple jogging noir, mais je les contemplais avec autant de dévotion que s'il s'était agi de ma robe de mariée.

— Tu es un ange, on te l'a déjà dit ?

— Au moins cent fois, fut la réponse joueuse de la Première Chasseuse, confortablement installée sur ma couette.

Je m'habillai prestement, quand bien même ma nervosité atteignait des sommets et que j'aurais aimé repousser l'échéance. J'avais les mains moites rien que d'imaginer la réaction de Frédéric en apprenant ce que j'avais fait. Bien entendu, les pires scénarios avaient une place de choix dans mon esprit préoccupé. Et s'il refusait de m'écouter ? Et s'il me reportait au Conseil et refusait de venir en aide à Shawn ?

Dans un coin de ma tête persistait, indélébile, l'image du jeune homme dans cette chaise roulante, cette fragilité que démentait pourtant la dureté de son regard, la dureté de l'acier, et que je ressassais malgré moi.

Mon expression hagarde dut trahir les doutes qui prenaient d'assaut ma détermination, car Sandy déclara de son apaisante voix flûtée :

— Tu peux avoir confiance en Frédéric. Il est le meilleur chef qu'une Chasseuse puisse espérer avoir.

— Je le sais bien, me défendis-je, les nerfs en pelote.

Je ne négligeais pas la chance que nous avions, d'avoir Frédéric. Dans le cadre de collaborations, j'avais eu l'occasion de voir ce qu'il se passait dans d'autres Moon House. La rigueur militaire qui y était appliquée, le peu de considération que les Éclaireurs avaient pour l'humeur des combattantes qui, en retour, s'étaient refermées sur elles-mêmes et sur leur rôle, jusqu'à incarner ces armes humaines que le Conseil souhaitait à demi-mot nous voir devenir.

Comment oublier le petit air de mépris affiché par un autre Éclaireur en chef, en visite chez nous un an auparavant ? Sa moue prétendument cordiale, mais qui suintait la condescendance. Nul doute qu'à ses yeux, Frédéric gérait sa maison comme une colonie de vacances. Ce que cet homme ne voyait pas, c'était que Frédéric, lui, avait l'amour de ses protégées, chose que les autres Éclaireurs n'obtiendraient jamais. Et de cet amour surgissait une loyauté aveugle, sans faille.

On disait souvent que chaque Moon House était un microcosme, une société à échelle réduite, avec ses supérieurs et ses subordonnés, ses règles et ses devoirs. Je voulais croire que nous étions plus que cela. Que nous étions une famille. Et j'en espérais tant, de cette famille.

— Ce que j'ai fait... repris-je en faisant face à mon amie, lui dévoilant ma faiblesse et ma peur. C'était une folie, mais si je devais revenir en arrière, je ne changerais rien. Je suis convaincue d'avoir fait le bon choix, mais Frédéric le pensera-t-il aussi ? Aura-t-il confiance en moi comme j'ai confiance en lui ?

Les pointes de mes cheveux, qui s'échappaient de la serviette, faisaient pleuvoir des gouttes d'eau sur la moquette. Les yeux azurés de Sandy restaient rivés aux miens ; patiente, la jeune femme attendait que je pose la question qui me brûlait réellement les lèvres. Ce que je fis, dans un gazouillement incertain :

— Et toi ? Après tout ce qu'il s'est passé, as-tu encore confiance en moi ?

Les secrets que j'avais gardés, mon imprudence, mes erreurs... avaient-ils fragilisé notre relation, cette affectation qu'on se portait telles deux sœurs ? C'était ce que je redoutais par-dessus tout, à un moment où j'avais plus que jamais besoin d'elle, de sa solidité.

La commissure de ses lèvres se plissa, et sa réponse fusa, sans hésitation aucune :

— Tu le sais déjà. Je te confierais ma vie, et je veillerai toujours sur la tienne.

Il ne m'en fallait pas plus : une bulle de reconnaissance sans borne enfla dans ma poitrine.

Mon regard dévia alors vers ma table de chevet. Dans un cadre de bois sombre, une photo me renvoya l'image de notre trio, désormais amputé. Nika, Sandy et moi, bras dessus, bras dessous, les mines rosies d'allégresse. Sandy venait d'être nommée Première Chasseuse, et quoi de mieux pour fêter cette promotion qu'une glace dégustée au bord du fleuve ? Helena avait immortalisé cette après-midi d'insouciance, si lointaine qu'elle me semblait appartenir à une vie antérieure. Pourtant, à cet instant, j'eus l'impression de sentir à nos côtés la présence de notre amie disparue, de retrouver cette partie de nous qui nous manquait tant.

— Je pense que l'esprit de Nika est en paix, maintenant, chuchotai-je.

Du bout du doigt, j'allumai la bougie placée dans un joli pot veiné d'or. La petite flamme projeta sa douce clarté sur nos visages joyeux. Alors que je les observais, je me rendis compte que cette part de moi pleine de haine avait elle aussi trouvé une forme d'apaisement.

— Allons-y, dis-je alors à Sandy. Je suis prête.

*

La porte du bureau de Frédéric était entrouverte, preuve qu'il n'attendait plus que nous. En arrivant, j'eus toutefois la désagréable surprise de découvrir que Jack, et sa perpétuelle expression peu amène, étaient aussi de la partie. J'aurais dû m'en douter : après tout, le jeune homme tenait le rôle d'Éclaireur-adjoint. Je ne me laissai pas impressionner et pris place, tête haute, dans la chaise à la droite de Sandy, face à mon chef. Jack, lui, resta debout, accoudé sur une commode en une posture faussement détendue. Son regard noir ne me quittait pas d'un pouce.

Frédéric vida d'une traite la tasse qui traînait sur son bureau. Il eut la grimace de ceux qui s'étonnent que leur café soit déjà froid et ait si mauvais goût. Après avoir toussoté pour chasser l'amertume de la boisson, il prit enfin la parole.

— Michael m'a déjà briefé sur la majeure partie des événements, et je ne suis pas peu fier de vous et de votre résistance face à la Main blanche. Et je pèse mes mots, sachant qu'il est sans doute l'un des sorciers les plus doués de sa génération.

— C'est tout de même regrettable qu'il ait pu s'enfuir, commenta vertement Jack, s'attirant un froncement de sourcils de la part de Sandy.

— Oui, c'est regrettable, répliqua-t-elle, et son ton rappelait la morsure du froid, mais je serais curieuse de savoir ce que nous aurions dû faire dans le cas contraire. Le tuer ? Dois-je rappeler qu'il s'agit d'un humain ? À moins que le Conseil n'ait décidé de quelque consigne au sujet du traitement à réserver aux sorciers, dont je doute sincèrement de la future popularité auprès de la population, le tança-t-elle. Quant à le garder prisonnier, soyons honnêtes : sans le matériel adéquat, nous en aurions été incapables. L'un dans l'autre, c'est donc peut-être une chance qu'il se soit échappé.

Et elle se détourna du jeune homme sans même attendre son éventuelle réponse.

Un ange, ou plutôt une cohorte d'anges, passa dans le bureau, si bien que nous n'entendîmes plus que le bourdonnement d'une grosse mouche qui, cherchant désespérément à recouvrer sa liberté, se cognait convulsivement contre la vitre. Jack finit par ouvrir la fenêtre et la chasser d'un geste qui trahissait son agacement.

— Ce qui est fait est fait, finit par reprendre Frédéric, une fois la fenêtre refermée. Les créatures des ténèbres ont été éliminées...

— Lorsque le sorcier s'est enfui, le démon nous a attaquées, précisa Sandy. Nous n'avons pas eu le choix. Quant au vampire, disons qu'il nous avait démontré son désir d'en découdre.

— C'est ce que m'a dit Michael, confirma notre chef. La question qui nous intéresse désormais est de savoir ce qu'est devenu le second mercenaire humain, Mason. Alicia, c'est vers toi que je me tourne.

Et tandis qu'effectivement je devenais le point de mire de trois paires d'yeux, mon cœur fit une embardée. Je m'exhortai au calme. J'avais survécu à un rituel sadique qui avait bien failli avoir ma peau ; en comparaison, cette discussion était du pipi de chat.

En tout cas, c'était ce dont j'essayais de me convaincre.

— Michael m'a dit que vous aviez transposés. Peux-tu nous dire ce qu'il s'est passé ensuite ?

Je posai mes mains bien à plat sur mes cuisses pour les empêcher de trembler. Si Jack me considérait avec une attention dépourvue de chaleur, Sandy, elle, m'encouragea d'un signe de tête. Je lui rendis son sourire, me demandant intérieurement ce que je ferais sans elle. Car ce fut son soutien indéfectible qui me donna le courage d'affronter mon chef :

— Lorsque Nika est morte, que Shawn l'a assassinée, je me suis fait la promesse de la venger, coûte que coûte.

Jack avait tiqué en entendant le prénom, que j'avais cette fois-ci prononcé sans gêne. À quoi bon continuer à cacher le fait que, oui, j'avais un lien avec ce mercenaire ? Tous l'avaient compris, alors autant miser sur l'honnêteté.

— J'ai essayé de me convaincre qu'un humain sans âme ne valait pas mieux qu'un démon et qu'à ce titre, il n'y avait pas d'hésitation à avoir.

Je fis une pause, pour trouver les bons mots et ne dévoiler que le nécessaire et pas ce qui appartenait à mon jardin secret.

— Sauf que je me trompais, repartis-je après m'être mordillé la lèvre. Je me trompais sur moi-même et sur lui. Jamais je n'aurais été capable de le tuer et... quelque chose subsistait en Shawn, quelque chose d'encore humain. Alors j'ai fait la seule chose qui me permettait de rétablir la justice sans me dévoyer.

Mes mains se crispèrent sur mon pantalon, et je plantai mon regard franc dans les yeux bruns, brillants de préoccupation, de Frédéric.

— Je lui ai donné une âme.

Ce pavé jeté dans la mare provoqua un silence ahuri. Mon chef, de surprise, se renversa contre le dossier de sa chaise. Sandy, d'une nature peu démonstrative, laissa échapper un simple « oh » entre ses lèvres roses. Quant à Jack, qui fut le premier à se reprendre, il émit un rire grinçant qui me hérissa les poils des bras :

— C'est une blague.

— Non, ce n'est pas une blague, réfutai-je avec calme.

— Ce n'est pas possible, dit-il encore.

— Je peux t'assurer que ça l'est.

Resté sans voix, Frédéric ôta ses lunettes et prit le temps de digérer cette information et toutes les conséquences qu'elle supposait.

— Comment ? me demanda-t-il dans un souffle.

— Un rituel, que j'ai trouvé dans un grimoire, expliquai-je avec un haussement d'épaules.

Je passai sous silence l'épreuve que j'avais dû subir, le sort funeste que j'avais failli connaître. Je ne voulais pas les inquiéter davantage, c'est pourquoi je précisai seulement :

— C'est un fragment de ma propre âme que je lui ai donné.

— Ta propre âme ? articula Sandy, ses sourcils si relevés qu'ils avaient disparu sous sa frange châtaine. Et tu dis que ça a marché ?

J'opinai de la tête.

— Et où est-il, maintenant ? enchaîna Frédéric.

— À l'hôpital. J'ai dû l'y emmener parce qu'il avait perdu beaucoup de sang. Il est soigné en ce moment-même.

J'espérais qu'ils ne me poseraient que peu de questions sur la raison de cette blessure. Je n'avais aucune envie de leur expliquer de quelle manière je l'avais mené en bateau jusqu'à plonger mon couteau dans son dos.

Sandy et mon chef se regardèrent sans un mot. Peut-être Jack se sentait-il mis au ban de cet échange silencieux, peut-être doutait-il de moi ou du bien-fondé de ma décision, toujours est-il qu'il se rapprocha à pas lents du bureau. Il se pencha vers moi par-dessus la table, plaquant ses mains aux doigts nerveux sur le bois, et je perçus dans son attitude tout le scepticisme et toute la méfiance que moi et mon histoire lui inspirions.

— Et comment peux-tu être aussi sûre que ça ait marché ? assena-t-il distinctement.

— Qu'est-ce que tu sous-entends ? me crispai-je.

— Je sous-entends qu'on parle d'un criminel doué en dissimulation qui n'aurait eu aucun mal à duper une adolescente visiblement éprise de lui. Je sous-entends que ta naïveté t'a complètement aveuglée et que Mason s'est probablement déjà fait la malle à cause de ton comportement irresponsable.

J'accusai le coup, mais ne déviai pas mon attention de lui. Jack termina avec une gravité impérieuse qui me rappela alors à quel point il était un étranger dans notre maison :

— Je sous-entends qu'un tel rituel ne doit pas être à la portée du premier sorcier venu et doit exiger des compétences de très haut niveau en magie, d'où mes doutes. D'ailleurs, magie blanche ou magie noire ? fit-il avec un rictus éloquent. C'est une autre question dont je serais curieux d'entendre la réponse.

C'en était trop. Je m'apprêtais à riposter, tremblant de colère face à ses accusations, mais je n'eus pas le temps de lever le petit doigt. En une seconde, Sandy avait bondi sur ses pieds et faisait désormais face à l'Éclaireur, le toisant de son expression sévère.

Mon amie était d'un caractère paisible, constant, qui m'avait toujours fait penser au roseau qui pliait sans jamais se briser. C'étaient son empathie et son calme qui lui permettaient de servir de médiatrice au quotidien, pour résoudre les petits conflits comme les gros. Je découvrais soudain que sous cette façade conciliante se cachait une autre facette de sa personnalité. Celle d'une louve, prête à montrer les crocs pour défendre sa meute.

— Fais attention à ne pas dépasser les bornes, Jack, l'avertit-elle d'une voix grondante qui me fit écarquiller les yeux. De quel droit te permets-tu de remettre en question les capacités et le jugement de ta collègue ? Si tu avais pris la peine d'apprendre à la connaître, tu saurais à quel point elle est une sorcière brillante, et digne de confiance. Sauf que tu n'as jamais rien fait pour t'intégrer dans cette maison, tonna-t-elle. Tu as mis un point d'honneur à montrer que tu étais là contre ton gré. Tu n'es pas de notre côté, tu ne l'as jamais été, alors que fais-tu encore ici ? Si tu es toujours incapable de te fier à nous, alors je pense parler au nom de toutes les Chasseuses de cette Moon House en te disant que tu n'es plus le bienvenu ici.

D'aucuns auraient terminé cette tirade emportée à bout de souffle ; Sandy, elle, ne fit montre d'aucune fébrilité. Chaque vérité qu'elle lui avait balancée au visage, elle l'avait dite droite dans ses bottes, avec la trempe d'une véritable cheffe. J'en restai béate d'admiration et de reconnaissance.

Jack l'avait fixée droit dans les yeux pendant toute la durée de cette récrimination. Maintenant que la Première Chasseuse, de ses yeux perçants, le mettait au défi de s'inscrire en faux contre ce réquisitoire, le jeune homme ne dit rien. À la place, il fit profil bas, mutique, vaincu.

Sandy n'ajouta rien d'autre et reprit sa place à mes côtés. Tout dans son attitude, de son menton relevé avec fierté à cette aura d'autorité qui se dégageait d'elle, forçait le respect.

D'ailleurs, quand Jack se décida à relever la tête, il lui coula un regard furtif. Et dans ce regard brillait une lueur d'intérêt nouvelle.

Frédéric soupira longuement, ses yeux faisant la navette entre ses trois subordonnés. Je savais qu'il partageait l'avis de Sandy. Il eut néanmoins la gentillesse de ne pas remuer le couteau dans la plaie et choisit de revenir à la question qui nous intéressait.

— Alicia, es-tu certaine que le rituel ait fonctionné ? me demanda-t-il, comme une façon de dissiper définitivement leurs derniers doutes.

Je n'eus pas besoin d'y réfléchir ; c'était une évidence, comme le fait que le soleil se levait à l'est et se couchait à l'ouest. Et j'espérais leur transmettre toute ma confiance en prononçant ce simple mot :

— Oui.

Frédéric acquiesça, lentement, à plusieurs reprises, avant de s'enquérir :

— Et comment a-t-il réagi ?

La question me désarçonna. Devais-je avouer que le fait d'avoir retrouvé sa part d'humanité lui avait été insupportable au point de vouloir en finir ? Non, ce serait exposer ce qu'il était, trahir sa confiance. Je jugeai préférable de ne pas entrer dans les détails.

— Il était bouleversé. J'ai accompli le rituel sans lui en parler en préalable, je craignais trop qu'il ne refuse, mais je reste persuadée que c'était la meilleure chose à faire.

Le menton dans le creux de la main, mon chef pivotait sur sa chaise à roulettes, en proie à une profonde réflexion. Jack en profita pour intervenir :

— Le Conseil risque de ne pas voir cela d'un très bon œil.

Quand bien même c'était une réserve qu'il émettait, je ne m'en offusquai pas, pour la bonne et simple raison que sa voix ne contenait plus une once d'agressivité. La tirade de Sandy avait visiblement eu l'effet escompté, et je me dis que cette discussion était peut-être l'occasion de repartir à zéro.

— Shawn a déjà travaillé pour eux, fis-je donc valoir comme si de rien n'était.

— Pour une affaire... licite ? enchaîna le jeune homme en sourcillant.

J'entrouvris la bouche, étonnée par sa réponse. J'aurais pensé que Jack serait du genre à défendre bec et ongles ses supérieurs, mais non. Il était conscient de la face cachée, peu louable, du Conseil et n'avait pas peur de le reconnaître à huis clos. Je brûlais d'en apprendre davantage, mais savais pertinemment qu'il n'accéderait pas à ma demande.

— Non, probablement pas, concédai-je, désappointée.

— Raison de plus : ceux qui sont mouillés, quels qu'ils soient, voudront s'assurer qu'il ne parlera pas.

— Ils pourraient chercher à l'éliminer ? m'inquiétai-je.

— C'est une possibilité, confirma sombrement Frédéric, mais si les deux parties ont à y gagner, une négociation est envisageable. Cela dépend de ce que Shawn désire exactement.

— Nous n'en avons pas encore parlé, confessai-je avec une mine penaude. Toutefois, pour lui assurer un nouveau départ, il faudrait une amnistie, et une réhabilitation.

Cependant que mon chef exhalait une brusque expiration, je m'empressai d'ajouter :

— Shawn pourrait collaborer avec nous, devenir un allié précieux. Ce serait une manière de racheter sa dette envers la société.

— Je sais ce qui te pousse à agir ainsi, Alicia, m'assura Frédéric, l'ombre d'un sourire sur son visage fatigué. Tu as à cœur de tout arranger. Toutefois, une telle décision ne se prend pas à la légère. Si c'est effectivement ce que Mason souhaite, nous devons l'entendre de sa bouche à lui.

— Bien sûr, acquiesçai-je précipitamment, c'est pour ça que je lui ai dit de contacter la Moon House ce soir même, à vingt-deux heures. Je sais que c'est un pari fou, mais je suis prête à le prendre.

Je baissai brièvement le regard vers mes mains que j'avais inconsciemment jointes sur mes cuisses, avant de murmurer :

— Est-ce que vous acceptez de nous aider ?

Dans cette petite phrase, j'avais mis toute ma détresse et tout mon espoir. Non, ce n'était pas une décision que l'on prenait à la légère tant elle comportait de risques, mais j'y croyais dur comme fer. Et il sembla que la force de ma conviction contamina Frédéric. Il y avait là un terreau fertile : mon chef croyait à la réconciliation, à la paix, aux secondes chances. Et c'est cette foi en l'avenir qui fit pencher la balance en ma faveur.

— Entendu, je ferai tout mon possible, accepta-t-il finalement.

La joie qui m'emplit fut telle que je me retins à grand-peine de sauter sur place ou mieux, dans ses bras. Je plaquai une main sur ma bouche pour contenir le cri idiot qui faillit m'échapper et dis, la gorge serrée par l'émotion.

— Merci. Merci infiniment.

— Ce ne sera pas facile, prévint mon chef. Il y aura des résistances, et ici même ; ce sera à toi de les vaincre, et à lui de montrer sa bonne volonté.

— Je le sais, et je ferai de mon mieux, m'empressai-je d'acquiescer.

— Comme toujours, sourit Sandy.

Frédéric se tourna une dernière fois vers Jack, mais l'Éclaireur-adjoint se contenta d'un signe de la tête, marquant ainsi son assentiment.

— Eh bien, si tout le monde est d'accord, il ne nous reste plus qu'à patienter, conclut Frédéric, ponctuant cette déclaration d'une tape vigoureuse dans ses mains.

Sandy et moi nous levâmes d'un même mouvement. Je me sentais plus légère, juchée sur un petit nuage prêt à s'envoler. Avec Jack, nous nous dirigeâmes vers la porte, mais je fis volte-face en entendant Frédéric m'appeler.

— Tu as un moment ?

Sandy m'adressa un clin d'œil avant de prendre congé, et j'observai comme l'Éclaireur s'effaça devant elle pour la laisser franchir le pas de la porte.

Seule avec Frédéric, je jetai un coup d'œil à ma montre : il restait une heure et demie à tuer avant ce coup de téléphone tant espéré. Je présageai que cette attente figurerait parmi les plus longues de ma vie.

— Je suis libre comme l'air, répondis-je.

— J'ai une proposition à te faire, alors, rebondit Frédéric.

Avec une attitude cérémonieuse qui me fit m'esclaffer, il ouvrit le plus gros tiroir de son bureau.

— Certes, l'heure est au souper, mais que dirais-tu plutôt...

Son expression se fit conspiratrice lorsqu'il extirpa une boîte en carton bleu que je connaissais par cœur et qui me fit aussitôt saliver.

— ... d'un chocolat chaud et de quelques gâteaux ?

Mon chef haussa les sourcils avec innocence. Pour ma part, je me sentis telle une souris de laboratoire conditionnée pour réagir à un signal visuel de récompense.

Frédéric savait pertinemment que je raffolais de ces petits biscuits artisanaux, pur beurre et aux pépites de chocolat, qu'il commandait de temps à autre. Il avait clairement décidé d'envoyer sa raison et la diététique au diable, et il sortait l'artillerie lourde pour m'entraîner dans sa chute. Il lui suffit d'ailleurs d'ouvrir le coffret et d'en dévoiler ses trésors pour que je devienne la complice de son péché de gourmandise.

— Si je meurs de diabète, ce sera de votre faute, vous en êtes bien conscient ? feignis-je de le disputer.

— J'en prends l'entière responsabilité, me garantit-il avec emphase.

C'est ainsi que, près d'une heure plus tard, nous nous trouvions dans la salle à manger, deux gloutons attablés dans un coin avec pour seule preuve de leur crime quelques miettes éparpillées sur la table et deux mugs vides qui embaumaient encore le chocolat. Alanguie par tout ce sucre, je me promis de retrouver le droit chemin d'une vie saine dès le lendemain.

Frédéric, de son côté, avait desserré sa cravate et ôté sa veste, un exploit. Malgré ses yeux creusés et ses traits tirés, héritages de cette journée éprouvante, il arborait l'air repu et détendu de celui qui vient de faire ripaille. J'étais dans le même état, avachie sur la table, la joue enfoncée dans le creux de mon coude. Pour la première fois depuis des semaines, le futur ne me semblait plus aussi morose. Désormais, je n'aspirais plus qu'à une chose : dormir des jours entiers.

— Et tes parents, tu vas leur en parler également ? me demanda Frédéric.

Cette heure passée en la compagnie l'un de l'autre nous avait permis de rattraper le temps perdu. J'avais pris plaisir à narrer à ma sauce les événements de la journée, sans doute parce qu'aucune perte n'était à déplorer.

À cette question, cependant, je répondis par un signe de négation. Je gardai mon regard fixé sur la petite fenêtre rectangulaire située en hauteur, d'où filtrait une luminosité déclinante. La pièce semi-enterrée, déjà sombre dans la journée, paraissait prête à s'endormir, bercée par nos seules voix et la lueur d'une petite lampe allumée au-dessus d'une gazinière.

— Je suis déjà heureuse que Chris et Lyse sachent tout. Enfin, presque tout, rectifiai-je en songeant aux longues heures de discussion à venir. Mes parents, c'est différent. À chaque fois que je m'imagine leur en parler, je pense à ceux de Sandy : ils vivent dans l'attente cruelle de ce jour où un Éclaireur, peut-être vous, viendra frapper à leur porte pour leur annoncer la mort de leur fille. Et ils ne sont pas les seuls. Quelle vie est-ce là ?

Je recoiffai pensivement mes cheveux, où ne subsistaient que quelques mèches rebelles encore humides.

— Je préfère me cacher, manquer de sommeil et subir leurs foudres quand je ramène de mauvaises notes plutôt que leur faire connaître ce désarroi, cette inquiétude de tous les instants. Je changerai peut-être d'avis un jour ? fis-je avec un petit sourire.

Frédéric s'apprêtait à répliquer, sans doute pour me démontrer en quoi je me trompais selon lui, mais la porte de la salle qui s'ouvrit à la volée le coupa dans son élan. Apparut dans l'encadrement un Oliver essoufflé. Ses joues couvertes de taches de rousseur étaient rougies d'avoir descendu les escaliers à vive allure.

— On vient de recevoir un appel urgent de la part de l'hôpital de GhostValley, nous apprit-il de sa voix hachée.

Je me redressai, l'esprit en alerte. Il était encore tôt, alors pourquoi...

Alors que je songeais déjà au pire, Frédéric invita l'Éclaireur à poursuivre.

— Une infirmière pense qu'un vampire s'est introduit dans l'hôpital, nous dit-il. Une femme. Les agents de sécurité ne l'ont pas retrouvée, mais ils craignent qu'elle ne fasse une razzia dans leur stock de sang. J'envoie quelqu'un ?

À ces mots, le malaise latent qui ne me quittait pas depuis des heures se fit plus pressant, irrépressible.

Je ne croyais pas aux coïncidences. Plus maintenant. Tandis que j'attendais avec ferveur ce coup de téléphone qui aurait marqué la fin de l'incertitude, cet autre le précédait, telle une ombre noire inondant un ciel limpide. Il suscita en moi une méfiance sourde, encore plus quand je me rappelai la voix moqueuse de Shawn, et la révélation qui avait piqué ma curiosité et exacerbé ma jalousie.

Si tu veux tout savoir, je ne laisse qu'une seule vampiresse me mordre, et ce n'est sûrement pas Dina.

Non, les coïncidences n'existaient pas.

Les oreilles bourdonnantes, je me relevai. Je croisai le regard interrogateur de mon chef ; ce qu'il lut dans le mien le fit bondir sur ses pieds à son tour. Il n'eut pas le temps de me retenir : en une seconde, j'avais disparu dans un tourbillon de lumière.

J'atterris aux urgences, devant le bureau de la secrétaire qui poussa à mon apparition un hurlement à s'en déchirer la gorge. Je n'eus cure de la frayeur que je lui inspirai soudain, de sa bouche tordue qui parvenait tant bien que mal à articuler le mot « sorcière ». Je me collai au comptoir et aboyai :

— Le jeune homme que j'ai amené tout à l'heure, dans quelle chambre est-il ?

— L-la 168 il me semble, balbutia-t-elle, ses bracelets s'entrechoquant alors qu'elle me désignait la cage d'escaliers. Au premier étage.

Je ne la remerciai même pas, je m'étais déjà élancée dans la direction qu'elle me pointait du doigt. Je montai les marches quatre à quatre, étourdie par la panique qui enflait, enflait... jusqu'à me dévorer toute crue.

J'agrippais la rambarde de toutes mes forces, serrais le métal à m'en faire mal aux mains tant j'avais peur. Peur de tomber, peur de m'écrouler, parce que j'avais beau courir telle une folle à lier en espérant arriver à temps, une partie de moi avait déjà compris qu'il était trop tard.

Dans le couloir au calme feutré, à peine troublé par les chuchotis des infirmières dans leur bureau, mes pas précipités se répercutaient sur les murs à la façon de coups de feu. Je passai devant les portes closes à toute vitesse, mon regard accrochant farouchement chaque numéro, mon espoir s'amenuisant comme peau de chagrin.

Enfin, le 168.

La porte entrouverte, la pénombre éloquente, le silence sentencieux.

Les ongles enfoncés dans mes paumes, un cri menaçant de s'échapper de mes lèvres, je poussai doucement la porte. Sans bouger, j'avisai la couche vide, la fenêtre grande ouverte.

Une décharge douloureuse me ranima, et je m'en approchai à pas hésitants. Ma respiration se fit plus lourde cependant que j'observais les draps défaits que le lit vomissait sur le sol, preuve d'un départ hâtif, sans un regard en arrière.

La fenêtre donnait sur le parking, la ville, l'immensité de l'horizon noire qui se détachait sur le ciel orangé du crépuscule. En contrebas, un ambulancier replaçait un brancard dans son véhicule, sifflotant une mélodie entraînante. Par-delà l'enceinte de l'hôpital, une jeune fille promenait à vélo son chien, qui courait gaiement à ses côtés. Au loin, les flonflons de la ville et son concert de moteurs emplissaient l'air nocturne de leurs ronflements intempestifs.

Les mains crispées sur le rebord, je voyais comme la Terre continuait de tourner, insensible au séisme qui me secouait de l'intérieur.

Parti. Il était parti.

Incapable de bouger, je contemplai l'immensité qui s'étalait devant moi, l'infinité de l'espace, tous ces points lumineux qui s'enflammaient dans le lointain comme autant de lucioles dans la nuit naissante. Tous ces lieux inconnus, toutes ces villes bourdonnantes, jamais plus je ne les verrais de la même manière. Je savais qu'à chaque fois, je me demanderais : et si c'était là ? Là qu'il était allé, là qu'il recommençait sa vie ?

Sans moi.

Une douleur lancinante faisait son nid dans ma poitrine, une larme chaude s'écrasa sur le dos de ma main.

Ma montre affichait vingt et une heures trente-six. Je perdis mon regard dans le parking désormais désert, avec le sentiment d'avoir moi-même été désertée.

***

...

Pitié, ne sortez pas vos torches et vos fourches 😅🙇🏻‍♀️

Bon, on m'a demandé pas de cliffhanger, mais vous l'aurez compris, le début du tome suivant se fera... sans Shawn 💁🏻‍♀️
Pour la petite histoire, quand j'avais seize ans, j'étais probablement plus naïve et romantique, parce qu'il acceptait la proposition d'Alicia et restait à la MH. S'en suivait tout un drame sentimental. Et puis, j'ai vieilli (c'est triste), et je me suis rendu compte que non, vraiment, ce n'était pas possible 😂

Bref, cette partie conclut donc le dernier chapitre du tome 1! J'espère malgré tout que vous avez passé un bon moment de lecture 😇. Ne reste plus que l'épilogue, qui sera normalement court et que je vous posterai dès qu'il sera prêt.

Je vous fais des bisous et vous dis à tout bientôt pour la fin! 😘❤️

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