Chapitre 36 - La vie et la mort

Un contact léger sur mes doigts. Mon front. Mes lèvres.

De délicats picotis, qui firent naître des fourmis sous ma peau et ravivèrent des souvenirs d'enfance. Des soirées passées sur le lit de ma sœur, à se taquiner et à se chatouiller impitoyablement dans de grands éclats de rire. La scène joyeuse défila tel un film de famille à l'image adoucie, couleur sépia, un doux rêve que mon esprit se plaisait à rejouer à loisir pour retrouver un peu de cette innocence oubliée.

Oui, un doux rêve.

Mais rêvait-on quand on était morte ?

Sur cette pensée, j'ouvris grand les yeux.

Je me trouvais allongée sur le dos, les mains croisées sur la poitrine. En haut, sur un plafond fissuré, des étoiles jetaient sur moi un regard plein de sollicitude. Il me fallut du temps pour comprendre où je me trouvais, encore plus pleinement réaliser que j'étais en vie.

Mes lèvres me titillaient encore, et je baissai les yeux. Je tombai alors nez à nez avec un papillon.

Je m'immobilisai, louchant pour mieux discerner les contours de l'insecte. Ce dernier, que mon soudain éveil n'inquiétait pas le moins du monde, frétilla des antennes, déploya avec grâce ses ailes qui battirent l'air avec paresse. Ses membranes mordorées, satinées, bordées de noir, accrochaient la lueur chaude du soleil couchant.

À l'envie qui me prit de me gratter le visage et les bras, je sus qu'ils étaient plusieurs, ainsi perchés sur ma peau. Avec précaution, prenant appui sur mes mains courbaturées, je me redressai. Ils s'envolèrent alors sans bruit, dans un ballet bigarré, un vol de pétales de fleur emportés par le vent.

Je contemplai les alentours, perplexe, avec l'impression d'émerger d'un long coma. Tête lourde, membres ankylosés, gorge irritée – mon corps peinait à se remettre de l'épreuve qu'il venait de subir. Un étrange flou entourait pourtant les derniers événements, qui me revenaient par flashs.

La mémoire me faisait défaut, si bien que je me pris la tête dans les mains et sondai mon esprit pour tenter de me rappeler pourquoi j'étais là, seule, dans cette chapelle livrée à la solitude.

C'est alors que mon regard tomba sur ma blouse, inondée d'un sang séché qui avait raidi le beau tissu autrefois blanc. Tout me revint dans un frémissement.

Les baisers, le combat, le rituel.

Des réminiscences de la douleur qui m'avait écartelée me provoquèrent un haut-le-cœur. Avec précipitation, j'écartai les pans déchirés du vêtement à la recherche de la profonde entaille tracée par le couteau.

Rien.

Sous mes doigts, la peau de mon sein était aussi lisse que celle d'un nouveau-né. M'étais-je soignée ? Était-ce la divinité que j'avais invoquée qui avait pansé mes blessures ? Je voulus me souvenir de l'issue de mes tourments, mais les images se mélangeaient dans un bourbier indescriptible. Une seule s'imposa : la lumière d'une étincelle à l'éclat irréel.

Shawn.

Je me relevai si vite qu'un étourdissement me fit faire un pas de côté. L'intérieur de la chapelle s'obscurcit, et je me rattrapai à un banc le temps que les vertiges se dissipent. Sitôt fait, je me précipitai au-dehors.

Combien de temps étais-je restée inconsciente ? Trois heures au moins, peut-être plus. Nous avions quitté le lycée au beau milieu de l'après-midi et, déjà, le soleil entamait sa descente sur l'horizon. La cime des arbres laissait entrevoir un croissant de lune, son halo nébuleux à peine visible dans le bleu céleste.

J'avançais sur le chemin forestier sans même savoir où aller. Bien vite, je me raccrochai à un tronc, les jambes vacillantes, et posai mon front contre l'écorce rugueuse dans l'espoir que le sol cesse de tanguer. Des fourmis qui couraient sur la surface brune grimpèrent sur mes doigts, des branches craquèrent alors que deux pies s'envolaient d'un buisson. J'y fis à peine attention tant l'angoisse me tenaillait.

Shawn pouvait être n'importe où, à quelques pas comme à des heures d'ici, si tant est qu'il n'était pas...

Je tus le mot avant que mon esprit n'ait le temps de le formuler. Je me refusai à même songer à cette possibilité. Lui aussi était vivant, je le sentais dans ma chair. Et ce fut une douleur au creux de la poitrine, comme un sombre pressentiment, qui m'enjoignit à me remettre en route dès que je m'en sentis la force.

Je me prenais les pieds dans la moindre aspérité, mais peu m'importait : un ouragan n'aurait pas suffi à m'arrêter. Tandis que je foulais le tapis de feuilles brunies tombées à l'automne dernier, je me répétais en boucle : « Il est là, je le sens. Il est là, tout près ». C'est alors qu'une drôle d'empreinte sur le tronc plus clair d'un bouleau attira mon attention, et je m'en approchai, la peur au ventre.

Une trace de sang, déjà sèche.

À la vue de cette marque écarlate, une énergie nouvelle s'empara de moi, et je me mis à courir. Je ne prenais même plus la peine de repousser les branches qui me fouettaient le visage ; quelque part au fond de moi, une inquiétude enflait, renversante. J'avais peur d'arriver trop tard. Je savais qu'il s'en fallait de peu pour que ce soit le cas.

Alors que le désespoir me guettait, ma magie réagit enfin. À lui, à sa présence.

Mais la faiblesse des battements, qui me rappelaient les ondulations d'une mer trop calme, ne fut pas pour me rassurer, bien au contraire. Sans tenir compte de mes muscles qui protestaient contre cet effort prématuré, j'accélérai encore, et c'étaient des gémissements de peur qui rythmaient mon souffle saccadé.

En passant près d'un chêne à l'écorce dénudée, je faillis le manquer. Ne pas voir cette main écarlate qui reposait, fatiguée, sur une racine noueuse. Mon instinct m'ordonna pourtant de ralentir, de tourner la tête, juste un peu. C'est là que je le vis.

Si ce n'était pour l'écho de son cœur qui résonnait dans mon être, j'aurais cru qu'il était mort.

Sous le choc de la pâleur lunaire de son visage, qui faisait ressortir le tracé de ses veines, je tardai à réagir, absorbée par cette vision hors du temps. Avalant à grand-peine ma salive, je me laissai tomber à genoux à côté de lui.

Adossé contre le tronc, une main posée sur son ventre, Shawn arborait l'air presque paisible d'un dormeur inconscient qu'un sommeil plus profond le guettait. Avec un empressement teinté d'angoisse, je caressai sa joue en murmurant son prénom. Il ne me répondit pas, ne bougea même pas. Alors, je tâtai sa pomme d'Adam, et perçus le pouls faible, bien trop faible, qui battait sous la peau refroidie. Peut-être était-ce ce contact pressant qui le ramena à moi et le fit battre des paupières.

D'un mouvement pesant, il pivota la tête et, me découvrant là, se statufia. Son souffle ténu se coinça dans sa gorge. Je croisai son regard, en proie à une sourde appréhension. Ne disait-on pas que les yeux étaient le miroir de l'âme ? J'avais peur de ce que j'allais lire dans cette nuance de bleu qui m'avait subjuguée dès le premier jour.

Je vis alors comme ses prunelles s'allumèrent d'un éclat que je ne leur avais encore jamais vu. Incertain, vulnérable. Tout simplement humain.

— Tu es revenue pour me hanter ?

En entendant sa voix caverneuse, à peine audible, je ne sus si je devais me réjouir, pleurer, les deux en même temps. Secouée par un rire nerveux entremêlé de sanglots, je sentis ma tension me quitter enfin, me laissant aussi ramollie qu'un ballon dégonflé.

— Qu'est-ce que tu racontes ? chuchotai-je en retour.

Je voulus poser ma main sur la sienne, mais il se déroba. De surprise et de gêne, je me recroquevillai sur moi-même. J'analysai alors le sens de ses paroles, compris pourquoi il me contemplait de ses yeux arrondis comme si j'étais un fantôme revenu d'entre les morts.

— C'est moi, c'est bien moi, le rassurai-je.

— C'est impossible, s'agita-t-il en secouant la tête. C'est impossible.

Désorienté, comme ivre, il fit mine de se redresser, mais je l'arrêtai de mes mains posées sur ses épaules.

— Doucement, ne te lève pas. Tu as perdu énormément de sang, tu ne sais plus ce que tu dis.

— Je sais ce que je dis ! répliqua-t-il alors vivement, me faisant tressaillir. Tu étais morte, j'en suis certain, ajouta-t-il plus bas, et les traits de son visage livide se contractèrent de douleur. J'ai cherché ton pouls. J'ai cherché ton pouls, et je n'ai rien senti. Ton cœur ne battait plus, tu ne respirais plus et moi... moi, je...

Il s'interrompit, à bout de souffle, et se laissa retomber lourdement contre l'arbre. Son regard confus se perdit dans le vague.

C'était étrange. Son agitation se réverbérait dans chaque cellule de mon corps, à tel point qu'elle devenait mienne, que j'en oubliais de respirer. D'un geste rendu maladroit par l'hésitation, je repoussai les mèches collées à son front moite, et il ne se dégagea pas cette fois-ci. Au contraire, je crus même qu'il s'abandonna un instant à la caresse, paupières closes, comme pour s'assurer que le contact de mes doigts sur sa peau était bien réel.

Quand il me fit de nouveau face, peinant à garder les yeux ouverts, je me retrouvai happée par l'argent liquide de ses iris.

— Tu étais morte, répéta-t-il simplement.

Ma main retomba sur ma cuisse. Avec un calme que je n'étais pas sûre de ressentir, je tentai de le raisonner :

— Tu sais que c'est impossible. Tu étais à bout de forces, en état de choc. Tu as très bien pu te tromper.

Il ne me répondit pas tout de suite, et je devinai le désordre de ses pensées, que son affaiblissement n'était pas pour arranger. Les sourcils froncés, il finit par lâcher dans un râle :

— Tu sais qu'une autre explication existe.

Il paraît que l'Élu est immortel. Est-ce que tu te sens immortelle, Alicia ?

Quand elle sera morte, je me débarrasserai de son corps, et je ferai en sorte qu'elle ne puisse jamais revenir.

Ces paroles, prononcées par Shawn et Gregory, se rappelèrent à mon bon souvenir, comme une vieille piqûre de moustique qui vous démange à nouveau, vous donne l'envie de vous gratter jusqu'au sang. Ce qu'elles sous-entendaient, je n'osais même pas l'imaginer, encore moins y croire. Pourquoi ? Parce qu'un pouvoir si formidable ne pouvait cacher qu'un dessein encore plus funeste.

Non, je rejetai catégoriquement cette idée, avec toute la force de ma volonté.

— Ne t'inquiète pas, lui dis-je en me penchant vers lui. Quand je t'aurai soigné, tu verras, tu te sentiras tout de suite...

Je n'eus pas le temps de finir ma phrase : à peine avais-je avancé mes doigts vers son torse que sa main se renfermait sur mon poignet, m'arrachant un sursaut.

— Q-quoi ? balbutiai-je.

Je me sentais vaciller sous l'intensité de son regard, qui me cloua sur place. Sous cette lueur étrange que je ne parvenais à interpréter, mais qui fit naître un mal-être profond qui me colla comme une seconde peau.

Un lourd silence s'en suivit. Et plus ce silence durait, s'immisçant entre nous comme un invité non désiré, plus Shawn resserrait sa prise sur mon articulation, jusqu'à m'en faire mal.

Il reprit finalement la parole et, même s'il tentait de maîtriser sa voix, un tremblement – de tristesse, de colère ? – la fit chanceler et mit mes sens en alerte.

— Tu n'aurais jamais dû faire ça.

J'aurais voulu me mettre des œillères, prétendre que j'ignorais de quoi il parlait, mais une sorte de solennité enveloppait ses propos, m'empêchant de lui mentir et de me mentir à moi-même.

Il parlait du rituel, de ce fragment de mon âme que je lui avais donné.

Le reproche, bien qu'asséné sans hargne ni animosité, fut une claque. Une chaleur que je connaissais bien enflamma mes joues alors que, d'anxiété, mon cœur se mettait à battre plus vite. Je n'eus pas le temps de trouver une réponse à la hauteur que, déjà, il renchérissait :

— Tu te rends compte des risques que tu as pris ? Tu aurais pu mourir.

Il avait martelé le dernier mot, à la façon d'un adulte qui disputerait un enfant, désireux de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. Il était vrai qu'ainsi, yeux baissés de honte face aux éclairs que me lançaient les siens, je me faisais l'effet d'une enfant prise en faute. Je détestais cette sensation. Je ne voulais pas qu'il se serve de notre différence d'âge pour me faire la leçon. Je ne voulais ni condescendance, ni paternalisme. Je n'oubliais pas tout ce qui m'avait poussée à prendre ces risques, c'est pourquoi je protestai, relevant le visage avec défi :

— Je n'avais pas le choix.

— Si, tu avais le choix, contra-t-il durement. Et moi aussi, par la même occasion.

J'accusai le coup, et mon menton se mit à trembler. Par pudeur, je détournai la tête avant qu'il ne devine à mes yeux brillants que je mourais d'envie de pleurer.

Dans le fond, j'avais toujours su comment il réagirait, mais j'avais quand même espéré. Espéré qu'il comprenne, espéré qu'il se réjouisse même de cette opportunité que je lui offrais. C'était dur d'admettre que l'on avait fait fausse route.

— Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ?

Il chuchotait désormais, et je remarquai à quel point il luttait contre ce sommeil irrésistible qui voulait l'enlever à moi.

— Parce que tu aurais dit non ! m'énervai-je, et j'essuyai rageusement la larme qui avait osé couler sur ma joue.

— Si tu le savais, pourquoi l'as-tu fait ?

— Parce que je... Je...

À bout de nerfs, j'inspirai cependant une longue bouffée d'air pour ne pas perdre mes moyens et m'effondrer.

— Écoute, repris-je, forçant un sourire sur mes lèvres frémissantes, on en parlera quand tu seras remis, d'accord ? Il faut t'emmener à l'hôpital et...

— Alicia.

Ventre noué, je me tus et attendis qu'il parle. Je l'observais en silence, ce jeune homme que j'avais tour à tour désiré et détesté. Il était le même, et à la fois si différent. Et il avait beau être là, à quelques centimètres de moi, je le sentais qui m'échappait inéluctablement, tel un courant d'air qui glisserait entre mes doigts écartés.

— Laisse-moi partir.

Ils étaient là, les mots que j'avais redouté d'entendre.

Il les avait dits sereinement. Une simple phrase, comme une petite faveur, mais qui impliquait une chose si terrible que sa seule pensée me donna envie de hurler.

Comme s'il percevait ma détresse, Shawn me prit la main. Il le fit avec douceur, tendresse, mais je me cabrai tel un animal sauvage. Elle était vile, cette tendresse. Ignoble. Elle n'avait pour but que de me faire accepter une torture pire encore que celle qui, quelques heures auparavant, avait brisé mon corps.

Sans pouvoir me retenir, j'ôtai brutalement ma main de la sienne. Je vibrais de l'envie de le gifler, de le frapper pour qu'il renonce à cet au revoir odieux qu'il essayait de m'imposer.

— Pourquoi ? m'écriai-je. Pourquoi fais-tu ça ?

Ma soudaine rebuffade ne le désarçonna pas. Son regard inflexible ne me quittait pas. À nouveau, je me sentis telle une gamine capricieuse, et ce fut son air soudain las qui me fit comprendre que non, il ne plaisantait pas, et que ni mes cris, ni mes pleurs, ne le détourneraient de la voie qu'il avait choisie.

— Tu sais pourquoi.

Bien sûr que je le savais. Quelques semaines auparavant, j'aurais tout donné pour voir cette expression sur son visage, de culpabilité, de souffrance indicible. Il avait semé la mort, et j'avais voulu qu'il s'en morde les doigts.

Désormais, je ne demandais plus qu'à prendre sa peine à bras le corps. Je ne désirais plus que partager son fardeau, effacer ce qui avait été pour repartir à zéro.

— Tout le monde mérite une seconde chance, lui opposai-je avec emportement.

Je refusais de laisser tomber. C'était mon carburant, de garder espoir et de croire en l'avenir.

— Je serai là pour toi, ajoutai-je ensuite, d'une voix qui me sembla bien fragile. Je sais qu'on peut trouver une solution. Mon chef, Frédéric, je sais qu'il m'écoutera, il...

Les commissures de ses lèvres se relevèrent, et il n'eut rien besoin de me dire. Assurément, il trouvait ma naïveté touchante. Oui je l'étais, naïve. Sauf que j'étais aussi prête à me battre pour lui. Alors, quand il me refusa même cela d'un simple signe de la tête, j'aurais voulu me jeter dans ses bras et le supplier de renoncer.

— Laisse-moi partir, dit-il une nouvelle fois.

Mais j'ai besoin de toi ! eus-je envie de lui hurler.

Il ferma les yeux, laissa échapper un long soupir, et une panique sans nom me fit perdre la tête. Déjà, dans ma poitrine, une plaie béante se mettait à saigner, et je savais ce que cette plaie était : son absence.

Des larmes brûlantes roulaient sur mes joues, mais je ne cherchais plus à les arrêter. La tristesse qui m'envahit fut tel un raz-de-marée. Il m'emmena à la dérive, et j'avais beau lutter pour ne pas me noyer, je savais que, sans lui, je serais à jamais une naufragée.

Et tandis que ses yeux étaient clos, qu'il attendait avec patience ce qui allait le délivrer de douleurs dont je ne pouvais que deviner l'ampleur, je fis un nouveau choix pour nous deux. Parce que je le préférais vivant et animé par la haine que mort à l'aube de sa vie.

Pardonne-moi.

Je le pris en traître. Sans un bruit, je tendis les doigts et libérai ma magie bienfaitrice. Avant qu'il n'ait pu s'en rendre compte, les étincelles avaient pénétré son corps et commencé à œuvrer pour réparer les tissus meurtris.

Quand il s'aperçut du piège qui lui avait été tendu, il était déjà trop tard. Ses paupières s'ouvrirent sur ses pupilles dilatées, qui se braquèrent sur moi, sur ma moue à la fois repentante et bravache. Sur ses traits, l'incrédulité se mélangeait à l'effarement.

— Tu n'as pas fait ça, haleta-t-il. Tu n'as pas fait ça.

— On va à l'hôpital, maintenant, rétorquai-je sans lui laisser voir mon trouble grandissant.

J'affectais une assurance toute maîtrisée, mais, en moi, tout se bousculait.

Je feignis de ne pas voir son mouvement de recul lorsque je l'aidai à se relever. Je feignis de ne pas entendre les mots sans queue ni tête qu'il prononçait, avec un air hagard qui me bouleversa. Une fois sur ses deux jambes, il manqua de tomber à la renverse. Je le rattrapai adroitement, le soutenant par la taille tout en passant d'office son bras droit par-dessus mes épaules.

Affaibli, Shawn se laissa guider, mais comment ignorer la lueur éteinte qui ternissait ses yeux. Je n'attendis pas davantage et nous transposai vers l'hôpital de GhostValley.

Notre atterrissage scintillant devant l'entrée des urgences attira sur nous le regard ahuri d'une infirmière, qui fumait sa cigarette à l'extérieur, son téléphone collé à son oreille. Et notre dégaine de morts-vivants, avec en prime ma blouse déchirée et maculée de sang, la fit prononcer un florilège de jurons colorés qui auraient fait pâlir un curé.

Je l'apostrophai, impatiente :

— Vous ne voyez pas qu'on a besoin d'aide ?

La trentenaire, cheveux teints en roux et rouge à lèvre bordeaux, bondit comme un diable hors de sa boîte et se précipita à l'intérieur. Le temps que je nous fasse parcourir la distance qui séparait les portes automatiques du comptoir d'accueil, elle était déjà de retour, armée d'une chaise roulante et secondée par un collègue qui aida Shawn à s'asseoir.

L'infirmière m'observa longuement le visage, s'attardant tant sur mon menton que je finis par le frotter. Sous mes doigts, du sang séché s'effrita.

— Que se passe-t-il ici ?

La secrétaire chargée de l'accueil s'était précipitée vers nous. Avisant les dégâts, elle poussa une exclamation tonitruante, plaquant une main pleine de bagues sur sa bouche. Par chance, seules quelques personnes patientaient dans la salle d'attente, qui se dévissèrent le cou pour voir l'origine de tout ce raffut. Je n'y fis pas attention, quelque chose me préoccupait davantage.

L'apathie de Shawn. Depuis que je l'avais soigné, il n'opposait plus aucune résistance, mais, surtout, pas une seule fois il ne m'avait regardée.

Dans ma poitrine, un grand vide s'était creusé.

— Mais que vous est-il arrivé ? s'exclama la secrétaire en me saisissant le bras. Il faut absolument qu'on vous...

Je me dégageai doucement et lui répondis :

— Je vais bien, mais mon ami a besoin d'une transfusion de toute urgence.

— Que s'est-il passé ? m'interrogea la jeune infirmière.

— Il...

Je me raclai la gorge, puis lâchai en me grattant nerveusement le front :

— Il a été poignardé, dans le foie.

Et, après un instant d'hésitation, j'ajoutai :

— La plaie est soignée, mais l'hémorragie a duré plusieurs heures.

Trois visages circonspects se tournèrent vers moi, néanmoins je n'en dis pas davantage. Les deux infirmiers se consultèrent du regard, et l'homme s'en alla d'un pas vif. Ayant assisté à notre surprenante arrivée, la jeune femme me considérait désormais avec un air entendu, à croire qu'elle avait saisi ce que je préférais taire. Elle attrapa les poignées du fauteuil tout en me lançant :

— Son groupe sanguin ?

— Je ne sais pas, confessai-je.

Comme je ne savais pas quelle sombre réflexion le plongeait dans cet état d'hébétude, qui me préoccupait plus que je ne voulais l'admettre.

— Ne vous inquiétez pas, on va s'occuper de lui, m'assura-t-elle avec un sourire réconfortant.

Elle s'apprêtait à faire demi-tour, mais je les retins. Embarrassée, je m'accroupis néanmoins devant Shawn.

Ancrés dans sa peau blafarde, creusés de poches violacées, ses yeux clairs mirent un moment avant d'accrocher les miens. Je devais retourner auprès des autres, j'étais partie depuis trop longtemps déjà, et je l'aurais fait sans crainte si mon instinct ne se rebellait contre cette séparation. Même brève, elle me provoquait une peur inexplicable.

Je pris sur moi, jetai un coup d'œil à l'horloge de la salle d'attente : elle indiquait dix-huit heures trente.

— À vingt-deux heures, lui dis-je, appelle la ligne d'urgence du Conseil et demande la Moon House de GhostValley. J'y serai, et j'aurai parlé à mon chef. C'est quelqu'un de bien, tu peux lui faire confiance. On trouvera une solution, ensemble. Promets-moi que tu le feras.

Shawn m'écouta sans rien dire. Finalement, il hocha la tête, et je soupirai, fermant un instant les yeux de soulagement.

En présence de l'infirmière qui attendait toujours, de la secrétaire qui nous regardait avec une curiosité évidente, je n'osai rien faire de plus, pas même le toucher. En avais-je même le droit ? J'ajoutai simplement dans un murmure, pour que seul lui m'entende :

— Je ne te lâcherai pas. Jamais. Je te le promets.

À l'entente de ses mots, de ses propres mots, Shawn serra les poings.

L'infirmière l'emmena dans le dédale de couloirs blancs à l'odeur de désinfectant, et il ne se retourna pas. Cependant qu'il s'éloignait, une étrange sensation me renversa l'estomac. Une sorte de colère, qui me fit trembler, me tordit les boyaux.

Cette colère, je n'aurais su dire si c'était la mienne... ou la sienne.

***

Coucou! ❤️

Finalement, j'ai réussi à terminer le chapitre ce weekend et à le fignoler aujourd'hui. J'ai l'impression d'enchaîner les passages déprimants 😥 Hâte d'être au deuxième livre, où l'ambiance (en tout cas au début 😅😈) est un peu plus légère.

Il faut dire que le sujet abordé n'avait rien de joyeux. Compreniez-vous même un peu le choix de Shawn 🤔 (qui l'expliquera mieux par la suite)? Ou auriez-vous fait comme Alicia? 🤷🏻‍♀

J'entame le chapitre suivant (le dernier 🎉) dès que j'ai un peu de temps. Ne restera ensuite plus que l'épilogue.

Bisous et bonne semaine à tous ️😘

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