Chapitre 32 - Le Roi des neiges (2/2)
Des interstices s'échappait un brouillard, qui enflait en volutes serpentines. Les rubans étincelants, qui semblaient faits de millions de diamants microscopiques, tendaient leurs doigts aériens vers nous. Un spectacle saisissant, mais mon instinct se cabra tel un cheval devant un danger. Et quand les fenêtres se craquelèrent, instantanément gelées, au passage de la nébulosité, je ne doutais plus que le danger en question était mortel.
— Courez, soufflai-je d'une voix étouffée. Courez !
Je saisis Michael par le poignet, poussai Lyse dans le dos, et me lançai dans une course éperdue. La brume mortifère, semblait-il, n'avait attendu que ce top-départ. À peine nous étions-nous mis à courir qu'elle fondit sur nous, avala les mètres à la vitesse d'un tsunami.
C'était une fuite en ordre dispersé, que seuls venaient troubler nos respirations erratiques et le tintement sépulcral du brouillard de glace. Pour une fois, je fus reconnaissante de l'affection que Chloé nourrissait pour Michael. Me voyant en difficulté, elle n'hésita pas et prit le relai, aidant l'Éclaireur à aller plus vite tandis que je tractais une Lyse hors d'haleine derrière moi.
Nos pieds dérapaient comme sur une patinoire. Le faux pas n'était jamais loin, mais inenvisageable. Lyse eut le malheur de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule. Elle retint un cri de terreur. Je n'avais pas besoin de me retourner pour savoir que le sinistre nuage se rapprochait. Son sifflement résonnait à mes oreilles comme une promesse.
— La sortie est tout près ! hurla Sandy.
La Première Chasseuse nous menait à travers le dédale de congères. Comment parvenait-elle à garder la tête froide ? Je la suivais aveuglement, mes doigts sur le poignet de Lyse pareils à une menotte tant j'avais peur de la perdre.
Je ne sentais plus que le contact dur du sol sous mes pieds. Les os de Lyse contre mes articulations. La griffure de l'air piquant sur mes joues.
Face à l'imminence du danger, mon cerveau avait succombé à une surchauffe. Incapable de réfléchir, je ne réalisai pas immédiatement le risque que prit Laurine en sautant sur un monticule de neige pour aller plus vite.
Elle ne franchit jamais cet obstacle.
Au ralenti, je vis comme sa jambe s'enfonça jusqu'à l'aine dans la masse immaculée, son corps se tordant vers l'arrière dans la chute imprévue. J'entendis à travers le brouillard de la peur son exclamation de surprise. Puis, l'étonnement laissa place à l'épouvante.
Prisonnière. La Chasseuse était prisonnière de ce bloc de glace qui allait devenir son tombeau. Lyse et moi la dépassâmes sans réagir tant notre propre instinct nous hurlait de fuir, de sauver notre peau. La lumière était apparue au bout du tunnel. La rapide Sandy était arrivée à bon port et nous montrait la voie de la survie.
Le sang martelait mes tempes, mais pas au point de couvrir le hurlement déchirant que poussa mon ennemie jurée. En l'entendant, Cathy fit volte-face. Le sang déserta ses joues.
— Laurine.
Le sanglot qui déjà déformait sa voix me poussa à m'arrêter.
Le temps suspendit sa course. Les yeux exorbités de Laurine s'accrochèrent aux miens.
Elle savait. Elle savait que j'étais sa seule chance de s'en sortir. Et même là, à cet instant précis où se jouait sa vie, un orgueil sauvage emplit le noir fougueux de ses iris. Elle me mettait au défi, mais de quoi ? De la sauver, ou de l'abandonner à son sort ?
L'un ou l'autre, cela n'avait finalement pas d'importance.
Cathy s'apprêtait à revenir en arrière, mais je la stoppai en poussant Lyse dans ses bras.
— Partez, vite !
Je n'attendis pas de voir si elles se mettaient bien en route. Je revins sur mes pas, courant au-devant de la mort.
Le brouillard avait déjà absorbé presque toute la cafétéria, et Laurine était sa prochaine victime. Jamais je n'avais couru aussi vite, au point d'avoir l'impression que mes muscles se délitaient sous l'effort.
Laurine n'en croyait pas ses yeux, de me voir rebrousser chemin pour elle. Après ce qu'elle venait de me dire. Après toutes ces années où nous n'avions fait que nous entredéchirer.
Elle préférait crever que demander mon aide ? Comme si j'allais lui laisser le choix.
Je dérapai dans la neige à sa hauteur au moment même où des volutes formaient un halo presque angélique au-dessus de ses cheveux blonds. Ma magie électrisa mon sang, et je criai :
— Kal'tso agnya !
Dans une explosion incandescente, une immense bulle de feu se referma sur nous.
Les flammes ondulaient furieusement à la surface de la sphère, nous plongeant dans une atmosphère rouge et suffocante. La brume nous percuta dans un fracas tonitruant. Elle chercha une faille dans notre protection, ma magie et celle du sorcier se mesurant l'une à l'autre dans un duel implacable.
S'appuyant sur moi, Laurine tentait de déterrer sa jambe, en vain. Avec des gestes fébriles, je déblayais la neige pour tenter d'élargir le passage. C'est alors que la combattante bégaya mon prénom, yeux levés au-dessus de nos têtes.
— A-Alicia.
Je suivis son regard, cessai de respirer.
Les flammes s'amenuisaient, lentement mais sûrement. Certaines arboraient même un éclat azuré inquiétant, et au milieu de la fournaise coulait un courant d'air glacial.
Pas de doute à avoir : le sorcier ne faisait qu'une bouchée de moi.
— Oh mon... Bouge tes fesses ! beuglai-je alors à Laurine.
Cette dernière se démena, les traits tirés par l'effort, cependant que j'insufflais plus d'énergie à ma sphère. La Chasseuse finit par tirer d'un grand coup sec. Enfin, enfin, sa jambe se libéra de son piège, mais la combattante avait pris tellement d'élan que nous valsâmes sur le côté. Je manquai de m'étaler dans la neige, les flammes vacillant sous le coup de ma surprise, mais je tins bon, aidée par Laurine qui passa un bras autour de ma taille.
— Accroche-toi ! m'intima-t-elle de sa voix impérieuse.
Même dans les situations inextricables, son penchant tyrannique l'emportait sur le reste, mais je ne protestai pas cette fois-ci, trop occupée à maintenir notre abri de feu pour chercher une réponse cinglante.
Alors, je la laissai me guider, à moitié effondrée sur elle. Il faisait si chaud au cœur de ce brasier que des gouttes de sueur dévalèrent ma tempe. Ma magie fuitait comme l'eau d'un robinet dont on avait grand ouvert les vannes. Pantelante, je luttai de toutes mes forces pour ne pas succomber.
Laurine non plus n'en menait pas large. Le front luisant, la peau écarlate, elle nous frayait un chemin presque à l'aveugle, avec une férocité digne de la grande combattante qu'elle était. Quand, enfin, une lumière perça notre carapace rougeoyante, je n'osai y croire.
Pourtant, une brusque clarté blanche remplaça l'obscurité étouffante de la cafétéria. À travers le crépitement des flammes, je perçus le claquement prometteur d'une porte, puis des cris indistincts. Je m'autorisai enfin à m'écrouler.
La sphère de feu disparut au moment où je touchai le sol. Ma chute me parut étrangement moelleuse, mais, trop épuisée, je ne m'attardai pas sur ce détail insignifiant. Une voix aux accents quelque peu sévères me rappela à l'ordre.
— Alicia, tu pèses une tonne.
Si le sol était si confortable, c'est parce que Laurine gisait contre l'asphalte, et que je m'étais effondrée sur elle.
Avec un grognement épuisé, je roulai sur le côté. Mes yeux papillonnèrent, tombèrent sur le ciel bleu qui me surplombait, les quelques nuages qui s'amoncelaient dans le lointain, et je me rendis compte que je n'avais jamais été aussi heureuse d'être à l'air libre. La chaleur du printemps m'arracha un délicieux frisson. Bientôt, deux têtes se découpèrent sur la belle étendue céleste. Même à contrejour, je devinais leurs sourires irrésistibles.
— C'était un sauvetage de choc ! s'enthousiasma Lyse, ses dents nacrées brillant dans la pénombre de son visage.
— Heureusement que je n'en ai pas un comme ça tous les jours, grommelai-je.
Je saisis la main que me tendait Sandy avec sollicitude. Mon amie me fit décoller du sol, et je retombai lourdement sur mes pieds. Ses yeux océan pétillaient de bonheur.
— Tu as été géniale.
Consciente de mes joues qui rosissaient, j'écartai son compliment d'un geste rapide de la main.
— Ce n'était rien.
Même si j'avais failli y passer.
À côté, Cathy écrasait Laurine contre son buste à l'en étouffer, sous les protestations que la Professionnelle émettait pour la forme. C'est alors que nos regards se croisèrent.
La blonde tapota Cathy pour avoir un peu de lest, et l'autre se résolut à la relâcher.
Comme dans un mauvais western, je m'approchai d'elle, elle s'approcha de moi. Elle affichait une expression précautionneuse, qu'on pouvait difficilement qualifier d'avenante, mais ce n'était pas non plus sa sempiternelle moue méprisante. Elle replaça sa veste d'un mouvement désinvolte, tapota le bitume du bout de sa chaussure, puis finit par marmonner :
— Tu t'en es plutôt bien sortie, là-dedans.
Le ciel allait probablement nous tomber sur la tête.
Je refermai ma bouche avant qu'elle ne remarque ma stupéfaction de l'entendre me dire quelque chose de presque gentil.
— Toi non plus, tu n'as pas été trop mal, répliquai-je, les coins de mes lèvres se redressant d'eux-mêmes.
— Pas trop mal ? répéta-t-elle. Sans moi, tu n'aurais jamais retrouvé la sortie.
— Et sans moi, tu aurais fait une jolie sculpture de glace, contrai-je avec un brin de malice.
Elle en convint d'un petit ricanement.
— J'ai bien fait de venir t'aider alors ? demandai-je, feignant l'innocence.
Elle saisit l'allusion à notre dernière dispute en date et grimaça.
— Peut-être...
Je sursautai en voyant Sandy surgit de nulle part entre nous. Lèvres pincées, elle ne pouvait masquer sa pointe d'exaspération et son trop-plein évident d'émotions.
— Vous êtes irrécupérables, les filles, gémit-elle. Vous ne pouvez pas faire la paix avec un câlin comme tout le monde ?
Et, sans nous laisser le temps de répondre, elle nous saisit chacune par les épaules et nous enferma d'office dans une étreinte à trois. Un premier choc m'informa que Cathy avait intégré le câlin collectif, puis deux autres secousses m'indiquèrent que Chloé et Helena s'étaient jointes à la fête. Le plus hilarant fut sans doute l'air constipé que Laurine afficha alors qu'Helena frottait son menton contre son épaule comme un chiot en mal d'amour.
Un rire nerveux me prit, qui attira sur moi le regard noir de la blonde. Sauf que ses épaules se mirent bientôt à trembler, secouant le groupe, et qu'un gloussement incontrôlable s'échappa de ses lèvres, qu'elle s'efforçait pourtant de maintenir closes. Et j'assistai, bouche bée, au premier fou rire de Laurine de ma vie.
Alors, je me pris à rêver : se pourrait-il qu'elle et moi devenions un jour... amies ? Peut-être pas, mais une chose était sûre : il n'avait fallu qu'une petite heure à Gregory la Main blanche et ses mauvais tours pour résoudre six années de haine pas toujours cordiale. Il pouvait ajouter ce miracle à la liste de ses exploits.
— Bon, allez, de l'air maintenant ! s'impatienta finalement Laurine en repoussant tous les bras qui s'étaient enroulés autour d'elle.
— J'ai tellement eu peur de te perdre que je ne t'en veux même pas de ta mauvaise humeur, parut s'étonner Helena.
— Et ce gymnase alors ? demanda Sandy en regardant autour d'elle.
— Il est juste à côté, répondit Lyse avec un petit mouvement de tête.
Cette information eut le même effet qu'une chape de plomb et le mérite de ramener le sérieux au sein de la troupe.
— Le sorcier ? m'interrogea Michael.
Je fis non de la tête.
— Je ne le sens plus.
Et les abords de la cafétéria étaient déserts. La sortie donnait sur l'arrière du bâtiment. En face, un grillage, qui délimitait l'enceinte du lycée et donnait sur le parking réservé aux enseignants. Cathy s'approcha de l'angle du mur, rejointe sur la pointe des pieds par Lyse qui lui désigna notre destination finale.
— Personne autour, nous renseigna Cathy, qui ne quittait pas des yeux la structure en béton.
— Comment est fait le bâtiment, Alicia ? me questionna à nouveau l'Éclaireur.
— Il y a trois accès.
Je m'accroupis et dessinai les contours d'un rectangle contre le goudron pour illustrer mes propos.
— L'entrée principale mène à un couloir, qui dessert les vestiaires sur la droite et la grande salle de sport sur la gauche. Au fond du corridor se trouve une autre sortie, et le dernier accès, c'est la porte de la grande baie vitrée, sur la gauche.
Sandy, qui avait écouté mes explications avec une mine soucieuse, semblait tourner et retourner le problème dans sa tête.
— Même si on est six, on n'a pas le choix. Il va falloir se séparer pour le prendre d'assaut, constata-t-elle.
— Malheureusement, confirma Michael, l'air sombre.
En silence, je les écoutai régler ensemble les derniers détails de l'intervention. Une boule d'appréhension s'était formée au fond de mon ventre. Le moment de vérité approchait à grands pas, et je doutais d'être prête.
Durant tout ce temps où nous avions traversé l'atrium gelé, j'avais envisagé de nombreux scénarios. Dans un coin de ma tête, je m'étais figuré en boucle le rituel que j'avais tant étudié ces derniers jours. Parfois, certains mots de magie échappaient à ma mémoire, et il fallait plusieurs secondes à ma langue récalcitrante pour en retrouver la sonorité.
Passer de la théorie à la pratique m'effrayait. Aurais-je même l'occasion de le faire ? Si oui, devais-je tenter ma chance aujourd'hui, malgré ma jauge de magie déjà bien entamée ?
Beaucoup de variables entraient dans cette épineuse équation, de sorte que je décidai de faire ce que je faisais le mieux : improviser.
— Prêtes ? nous interpella Sandy.
— A-t-on vraiment le choix ? renifla Chloé en resserrant sa queue de cheval.
— Laurine, Cathy, vous êtes avec moi, reprit la Première Chasseuse. On va passer par la porte principale et mener la première attaque. Dès qu'on aura leur attention, les autres, vous entrez en scène. Vous passerez par la porte vitrée de la grande salle.
— Entendu, acquiesça Helena. On va faire une entrée en fanfare.
— On n'en doute pas, railla Laurine.
Mon regard alla de Lyse à Michael, et ce dernier devança mes craintes :
— On reste ici. Ne t'inquiète pas, je garderai un œil sur Lyse.
Il adressa une œillade complice à mon amie, qui s'empressa d'acquiescer pour me tranquilliser.
— On sera sages, promis.
Comme si c'était leur éventuel manque de prudence qui me préoccupait. Je rechignais à les laisser en arrière, mais c'était pour le mieux.
— Ne te fais pas autant de mouron, me lança Lyse avec un petit claquement de langue. Et donne-moi ton sac, tu seras plus à l'aise.
Je lui obéis docilement, sans oublier de leur confier autre chose d'infiniment plus utile. Michael n'hésita qu'un instant avant de s'emparer du couteau que je lui tendais, celui qui m'avait servi à tuer l'ofidio.
— Et toi ? s'inquiéta-t-il.
— J'en ai un autre ici, le rassurai-je en tapotant mon mollet droit.
Et celui-là m'était indispensable.
Je ne partis pas sans avoir longuement serré Lyse dans mes bras, avec au creux de la poitrine la crainte de ne plus jamais la revoir. Quant à Michael...
Mon cœur se serra à la vue de ses yeux verts, que la peur rendait plus perçants encore.
— Fais attention à toi.
— C'est ma réplique, ça, lui reprochai-je, tentant d'ébaucher un sourire.
À en croire la crispation de mes zygomatiques, ce n'était pas une franche réussite.
Que dire de plus ? Tous les mots qui me venaient à l'esprit ressemblaient bien trop à des adieux. Comme d'un accord tacite, les autres combattantes s'étaient détournées de nous, à part Chloé, qui nous glissait quelques coups d'œil agités. Devais-je la rassurer ? Lui apprendre que Michael m'avait plaquée pas plus tard que la semaine précédente et qu'il était de nouveau libre ?
Il était bon, d'ailleurs, que je me rappelle moi-même ce détail, au risque de suivre mon envie dévorante de caresser sa joue, l'empreinte touchante de sa fossette.
Je reculai avant de franchir cette limite et, d'un dernier sourire que je voulus confiant, je pris congé et partis rejoindre les autres.
La tension dans l'air pesait sur les épaules et les esprits. On se consulta une dernière fois du regard, un peu pour se souhaiter bonne chance, puis, d'un signe de la tête, Sandy lança le début de l'opération.
Sous un soleil aveuglant, nous franchîmes la distance qui nous séparait du gymnase. Sandy, Laurine et Cathy se détachèrent alors du groupe pour se placer de chaque côté de l'entrée principale. Elles attendraient quelques secondes avant de lancer l'assaut, le temps pour nous de faire le tour du bâtiment. Je passai devant, Helena et Chloé sur les talons, et nous guidai jusqu'au flanc gauche du bâtiment.
L'immense paroi de verre réverbérait les rayons écrasants du soleil. Collée au mur, je m'avançai suffisamment pour guigner l'intérieur, mais la cour s'imprimait sur le verre comme sur un miroir. Marmonnant un juron dans ma barbe, je pivotai la tête pour déjouer le reflet. J'entrevis enfin le squelette des poteaux de basket, le large escalier des gradins et... trois silhouettes couchées sur le terrain.
Mon cœur interrompit sa course.
— Alors ? s'impatienta Helena derrière moi.
Sa dague la démangeait ; elle jouait nerveusement avec sous l'œil irrité de Chloé.
— Je crois que mon frère est là, mais...
Ma phrase se termina sur un borborygme incompréhensible : Sandy, Laurine et Cathy venaient de pénétrer dans la salle. Ma collègue me pressa d'une secousse sur le bras :
— Quoi ? Qu'est-ce que tu vois ?
— Je ne comprends pas. Les filles sont entrées et...
Avec ahurissement, j'observai comme elles se regroupaient autour des trois personnes, qui s'animèrent à leur venue. Je reconnus Chris, mais également M. Favre, le proviseur, et Mlle Dutruel, la CPE. Un soulagement immense m'emplit : mon frère était vivant.
Sandy se pencha d'ailleurs vers lui, comme si elle l'examinait, puis elle braqua brusquement sa tête dans notre direction. La luminosité à l'extérieur était telle que je distinguais à peine ses traits.
Soudain, elle me fit signe d'approcher.
— Elle... elle nous dit de venir, bafouillai-je, prise au dépourvu.
— Et ce Gregory ? fit Chloé, dubitative. Et les autres ?
— On dirait qu'elles sont seules.
Mon sixième sens s'étonnait de la tournure bienheureuse que prenaient les événements. Déstabilisée, j'observai Sandy et ses moulinets de bras sans savoir quoi faire. Sans doute lassée de ne rien comprendre, Helena prit les choses en main et colla son visage contre la porte-fenêtre, mains en œillères pour y voir clair.
— R.A.S., confirma-t-elle. Dépêchons-nous de sortir ton frère de là et remercions le ciel de notre veine.
Sur ces entrefaites, elle abaissa la poignée et s'engagea dans le gymnase d'une démarche décidée.
Chloé et moi la suivîmes, mais je sentis ma méfiance croître à mesure que nous avancions vers le centre de la salle. Les réminiscences de mon cauchemar qui jaillissaient en flashs devant mes yeux me rendaient nerveuse. C'était facile. Bien trop facile.
Nos trois collègues nous tournaient le dos, agenouillées devant les captifs. Un détail dans leur posture me chiffonnait, mais je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus. Était-ce la rigidité de leurs épaules ? Leur immobilité de statues de cire ? Leur indifférence alors qu'Helena s'extasiait de la réussite de l'opération ?
Cependant, mes interrogations furent reléguées au second plan dès que je posai les yeux sur Chris.
Mon frère scrutait Sandy avec un drôle d'air, mais mon arrivée le détourna d'elle. Les prémices d'un sourire se dessinèrent sur mes lèvres, qui se fanèrent en un battement de cils. Un peur sourde habitait les prunelles de Chris, et le cri qu'il poussa termina de me tétaniser :
— C'est un piège ! Va-t'en, va-t'en vite !
Trop tard : un rayonnement d'argent éclatait déjà à nos pieds.
D'abord un cercle, qui nous enferma en son sein, puis la lumière vive se propagea comme une traînée de poudre.
Apparut alors un sceau gigantesque où s'entremêlaient savamment runes et formes géométriques. Le déchainement de magie eut sur moi le même effet qu'un tremblement de terre, et je perdis l'équilibre. Au moment où je percutai le sol, asphyxiée par cette vague de pouvoir sans précédent, Sandy, Laurine et Cathy se relevèrent comme un seul homme.
Avec une raideur de mannequins de plastique, elles nous firent face, dévoilant la traînée de sang frais qui balafrait leur visage du front au menton. La trace écarlate s'embrasa brièvement, tel le filament d'une ampoule, puis elles reprirent frénétiquement leur souffle. Je compris enfin : les trois avaient été sous l'emprise d'un sort.
Un son perçant fit vibrer l'air, et une force invisible nous tira vers le sol, une gravité irrésistible qui nous empêchait de fuir. Impuissantes, les filles tombèrent l'une après l'autre. La lumière atteignit son apogée, et nos poignets se joignirent brusquement dans notre dos, emprisonnés dans un étau magique. Alors seulement, le sceau et la vibration s'évanouirent.
S'en suivit une hébétude profonde, un grand silence qui ne fut brisé que par le sanglot qui s'échappa de Mlle Dutruel. La CPE, ses cheveux bruns glissant de son chignon à moitié défait, se mordait impitoyablement la lèvre pour taire la détresse qui la secouait tout entière. Son visage à la pâleur cadavérique exhalait la terreur.
Une ecchymose naissait sur le pourtour de l'œil droit de M. Favre ; néanmoins, l'ami de mon père refusait de courber l'échine. Les joues fiévreuses et les narines frémissantes, c'est un regard empli de courage qu'il posa sur Chris et moi. Je percevais son désir de nous rassurer, nous transmettre sa force. S'il savait...
Lorsque des grognements railleurs se répercutèrent contre les murs, c'était comme si nous étions encerclés de toutes parts. Chris riva ses yeux aux miens. Ses yeux d'un beau brun lumineux, le même que je voyais chaque jour en m'observant dans le miroir.
J'aurais voulu lui dire à quel point j'étais désolée, mais l'approche de nos adversaires m'en empêcha.
Trois individus pénétrèrent dans la grande salle, de trois races différentes. En premier, un démon. Il approchait à pas de fauve, mesurés, chaloupés. Des yeux couleur sable s'incrustaient dans son visage aux traits anguleux et au teint ambré, que venait surmonter une glabelle proéminente de lion. Il respirait la férocité tranquille des prédateurs qui savent leurs proies prises au piège. Pour autant, un sourire impatient découvrit ses crocs luisants de carnivore et, au regard gourmand qu'il nous jeta, je sus tout de suite quel était son mets de prédilection.
Venait ensuite un vampire. Il ne pouvait contenir le ricanement extatique qui secouait ses épaules alors qu'il nous contemplait avec un plaisir évident. Le crâne rasé mais la barbe foisonnante, il alla jusqu'à taper dans ses mains en une attitude tapageuse, saluant bien fort son dernier comparse qui fermait la marche.
Il fut le dernier à entrer en scène. Gregory la Main blanche. Il le fit avec un sourire narquois, presque conscient de garder le meilleur pour la fin, d'être la cerise sur le gâteau. Je me l'étais imaginé de bien des façons ; force m'était de constater que j'avais fait fausse route.
Ce n'était pas un homme d'âge mûr qui s'était arrêté dans un pan de lumière comme un acteur sous un projecteur. Non, c'était un trentenaire, bon chic bon genre, vêtu d'une chemise blanche dont on avait chassé chaque faux pli et d'un élégant pantalon à pinces bleu marine. Une ceinture de cuir venait agrémenter sa tenue habillée, plus digne d'un cadre accompli que d'un mercenaire recherché. La seule fantaisie qu'il s'était permise dans ce look de trader était ses manches, qu'il avait négligemment retroussées pour dévoiler une montre en acier au cadran ajouré.
Ma surprise en le découvrant devait être évidente, car une lueur moqueuse fit briller ses yeux aux iris sombres. Ma seule consolation fut de constater que, malgré la décontraction qu'il s'efforçait d'afficher, son front couvert de sueur et son souffle précipité prouvaient qu'il avait un peu trop tiré sur la corde. Ses ondes mêmes n'étaient plus ces milliers de lames incisives. Je repris espoir.
— On se rencontre enfin, m'apostropha-t-il, et il passa une main dans ses cheveux châtains que quelques nuances de gris venaient déjà strier.
— Gregory, je suppose ? bougonnai-je en tirant sur les liens magiques qui me coupaient la circulation du poignet.
Un élancement de douleur me fit grincer des dents.
— Ma réputation me précèderait-elle ? feignit-il de s'étonner. Je suis plutôt flatté.
— Ne le sois pas, rétorquai-je avec mon plus beau sourire hypocrite. Après ce numéro de clown dans l'atrium, on ne peut pas dire que je sois ta plus grande fan.
Ma répartie eut le mérite de lui dégonfler un peu les chevilles. De surprise, il s'immobilisa, puis partit d'un rire cynique qui m'inspira autant de haine que d'agacement.
— Shawn n'avait pas tort finalement, reprit-il en m'examinant attentivement. Bon potentiel, mais un manque d'entraînement flagrant. Il a juste oublié de préciser que tu avais également la langue un peu trop pendue.
Je l'aurais assurément rembarré avec verve s'il n'avait pas prononcé le prénom que j'avais tant redouté d'entendre.
La panique que j'avais tentée de maintenir à distance vint à bout du barrage que j'avais érigé en pure perte. Bouillonnante, elle déferla, m'emportant dans ses eaux tumultueuses. À ce moment-là, la porte du gymnase s'ouvrit, et je manquai de perdre pied en sentant ma magie s'affoler parce qu'il arrivait.
Je ne fis pas attention au regard déconcerté que me lança Gregory, ni au climat d'effervescence qui surgit lorsque les filles cherchèrent à tout prix à se libérer. Non, il ne restait plus que le compte à rebours de ses pas, et la sensation familière de ma magie chamboulée qui me poussait déjà vers celui que j'avais pourtant juré de détruire.
Shawn apparut enfin, et ses yeux aux reflets d'acier me trouvèrent aussi aisément que si j'avais été la seule personne au milieu de la pièce. Je n'eus pas le temps de déchiffrer les émotions contradictoires qui m'animèrent en le revoyant. Je ne pus que retenir la nausée soudaine et les sanglots qui se coincèrent dans ma gorge.
Car il n'était pas seul. Le précédaient Lyse et Michael, qu'il poussasans ménagement devant lui sur le terrain.
***
Hellooo! 🤗
Enfin! Le chapitre 31 est terminé! Et la petite "surprise" était bien là cette fois.
Une possible réconciliation entre Alicia et Laurine? 😯 Je sais que certain(e)s d'entre vous espéraient ce revirement, alors j'espère que le passage vous aura plu.
Maintenant, gnark gnark gnark 😈 Le chapitre de la semaine prochaine ne sera pas de tout repos. Alors, petit sondage 😁 (ça faisait longtemps):
❌ Qui pense qu'une nouvelle tragédie se profile et que Michael ne va malheureusement pas survivre à cette rencontre? Levez la main 🙋🏻♀️
✔️ Qui pense qu'un miracle va se produire et que, OUI, il va survivre nom de dieu! (parce que, bon, la mort de Nika était suffisamment traumatisante) 🙋🏻♀️
Réponse la semaine prochaine 😇 En attendant, je vous souhaite de passer un très bon weekend! Bisous 😍😘
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