Chapitre 31 - Ascendant
— C'est ça, alors, Pristine ? songea Chloé à voix haute. Je m'attendais à... autre chose.
La Chasseuse observait d'un air critique la cour du lycée et la banlieue d'Ardoirie, que nous apercevions à travers une fenêtre de l'escalier de secours.
Je nous avais transposés à l'endroit même que Lyse et moi avions quitté, en priant pour que personne ne nous y tende une embuscade. Fort heureusement, ce n'était pas le cas. La cage d'escaliers était aussi vide qu'à notre départ, ce qui me rassura sur l'étendue de la magie du sorcier. Il avait beau être doté de pouvoirs surpuissants, il n'en était pas omniscient pour autant.
— Oui, moi aussi, renchérit Helena en rejoignant son amie. C'est étrangement... ordinaire.
Elle avait prononcé ce mot comme si chaque syllabe avait une saveur aigre, et je pouffai devant leur mine déconfite.
— Vous vous attendiez à quoi, des voitures volantes ? m'enquis-je d'un ton gentiment moqueur.
— Et pourquoi pas ? répliqua Helena en haussant un sourcil joueur. Le surnaturel n'existant pas ici, je m'attendais au moins à une société à la pointe de la technologie.
— Oh oui ! s'exclama Chloé. Avec des tubes dans lesquels les gens pourraient voyager à une vitesse supersonique.
— Des tubes ? Non. L'angoisse pour les claustrophobes. Plutôt des plates-formes de téléportation.
Les deux Chasseuses se lancèrent alors dans un duel acharné, et c'était à celle qui trouverait l'invention la plus loufoque. La joute verbale eut le mérite de détendre l'atmosphère, jusqu'à ce que Laurine n'explose, les yeux chargés d'éclairs :
— Vous avez fini de faire les idiotes ! Plus vite on s'y met, plus vite on peut rentrer et quitter ce monde inintéressant au possible.
Son éclat de voix calma bien vite les ardeurs de nos collègues, qui se firent aussi petites que des souris, et jeta un silence polaire sur le petit groupe. Silence que vint briser Lyse en toute décontraction :
— Tu es vraiment l'experte en matière de bonnes premières impressions, toi.
Abasourdie, je dévisageai mon amie. Celle-ci contemplait Laurine avec une moue réprobatrice, nullement impressionnée par le regard noir que la Professionnelle lui dédia. Lyse alla jusqu'à relever le menton et plisser les yeux quand la fausse blonde s'approcha d'elle pour la toiser.
— Je ne suis pas venue pour me faire des amis, alors crois-moi, ton opinion, je m'en carre, cracha-t-elle.
— Ça tombe bien, persifla Lyse en retour, c'est réciproque.
Je retins un sifflement d'admiration, impressionnée par son courage alors qu'elle faisait face à une combattante surentraînée qui aurait facilement réglé son compte à Batman. Je jugeai toutefois bon d'intervenir avant que Laurine ne dépasse les bornes.
Je me glissai donc entre les deux et lui proposai d'une voix faussement polie :
— Et si tu reculais d'un pas ?
Par-dessus mon épaule, les deux blondes se lancèrent un dernier regard empli d'une franche animosité. La Chasseuse se décida finalement à lâcher l'affaire, encouragée par Michael qui choisit ce moment pour intervenir :
— Laurine a raison : plus vite on s'y mettra, mieux ce sera. Alicia, est-ce que tu penses être en mesure de repérer le sorcier ?
Je haussai les épaules pour marquer mon incertitude.
— Je n'ai jamais fait une chose pareille, mais son énergie est omniprésente. Je peux tenter de remonter jusqu'à lui en m'en servant ?
— Ça vaut la peine d'essayer, acquiesça-t-il.
Docile, je m'approchai du mur. Si je me concentrais, je pouvais distinguer les dizaines de milliers de runes argentées qui piquetaient l'enduit gris comme une vilaine varicelle, signe que le bâtiment était toujours contrôlé par ce fou. Avec un peu d'appréhension, j'apposai mes mains sur la surface lisse et froide. Aussitôt, la magie pénétra en moi comme en terrain conquis, contractant douloureusement mes muscles. Je fermai les yeux et me lançai à la recherche de la source de ce pouvoir.
Il m'apparut vite que c'était impossible. Plus je gardais mes mains plaquées contre le mur, plus la force incandescente s'infiltrait en moi, incendiant chaque atome de mon corps. La magie du sorcier était partout. Elle m'emmaillotait tel un linceul et m'asphyxiait à petit feu. Des pics de pouvoir se plantaient en moi par intermittence, et c'étaient des clous qui s'enfonçaient dans la chair de mes muscles, m'arrachant à chaque fois une plainte de douleur.
Je voulus m'éloigner de cette magie maudite, mais j'étais tombée en paralysie, les mains rivées au mur. Deux yeux noirs se greffèrent soudainement sur ma pupille. Si froids et acérés que j'eus l'impression qu'ils sondaient mon âme.
Un cri étranglé m'échappa. J'étais à sa merci.
Un coup brusque, et mon corps fut projeté sur le côté.
Avec un soulagement infini, je gonflai d'air mes poumons, me soutenant à Sandy qui était venue à mon secours. Au bout d'un moment, les points noirs qui dansaient devant mes yeux s'estompèrent, tout comme les vertiges qui m'étourdissaient. Je mirai le mur, interdite, et articulai difficilement tant ma bouche était sèche :
— Je... je crois qu'il m'a vue.
Je fus saisie d'un horrible pressentiment. Toutes mes pensées convergèrent alors vers Chris, et je balbutiai, encore secouée par la douleur qui m'avait tétanisée :
— Mon frère... Il faut que j'aille vérifier si mon frère va bien.
— Ton frère ? répéta Sandy, et un pli d'inquiétude apparut sous sa frange. Il est ici ?
— Oui, il avait encore un cours avant de finir sa journée. Un cours de... de...
Ma panique était telle que je n'arrivais même plus à me souvenir de la matière en question. Je serrai les poings tant j'étais furieuse contre moi-même. C'est alors que Lyse se mit à sautiller, l'index levé et les yeux grands ouverts.
— De chimie ! s'exclama-t-elle avec une telle fougue qu'on aurait pu croire qu'elle venait de gagner le gros lot à un jeu télé. Il est en cours de chimie !
— Il faut que je sache, insistai-je auprès de Michael.
— On va perdre du temps, plaidait déjà Laurine, se postant devant l'Éclaireur, poings sur les hanches.
— Les salles de chimie sont juste à l'étage inférieur, fis-je valoir avec un geste vers les escaliers.
— Tu as dit que le sorcier t'avait vue, me dit Michael. Est-ce que tu penses qu'il sait où tu es ?
Je l'avais rarement vu aussi grave, et j'en fus si déstabilisée que je mis un certain temps à comprendre sa question.
Un frisson de peur courut alors le long de ma colonne vertébrale. Sous ce regard noir, féroce, je m'étais sentie vulnérable, mise à nu. Comme s'il avait eu le pouvoir de lire la moindre de mes pensées.
La gorge toujours sèche, je hochai nerveusement la tête.
— Oui, c'est un risque.
— Alors, on se met en route, décida-t-il en regardant les autres. On ne sait pas encore combien ils sont, et ils pourraient très bien nous acculer dans cette cage d'escaliers.
— Et Chris ? lui demandai-je, affolée.
Il ébouriffa ses cheveux châtains, parut hésiter quant à la voie à suivre, et je restai suspendue à ses lèvres. Quelle ne fut ma surprise lorsque Cathy s'avança d'un pas et prit la parole de sa voix fluette :
— Allons voir. Ça ne coûte rien de vérifier et ça nous tranquillisera pour la suite.
Laurine et moi eûmes le même mouvement de recul. Je n'aurais jamais parié un kopeck sur la possibilité que l'inséparable de la peste puisse intervenir en ma faveur, et mon ennemie jurée non plus, il semblerait. D'ailleurs, la fausse blonde remua la tête, consternée, et Cathy se justifia sans se démonter :
— J'ai un frère moi aussi. Comme Alicia, je serais prête à tout pour le mettre en sécurité.
— C'est entendu, alors, claironna Lyse avec un clin d'œil railleur à l'adresse de Laurine. Les salles de chimie, c'est par là.
Et elle ouvrit la marche, bientôt rattrapée par une Helena catastrophée qui lui rappela les dangers qui nous guettaient.
Michael et les autres suivirent le mouvement, et Laurine fut bien obligée de faire de même.
Arrivés devant les portes coupe-feu, Sandy colla sa tête contre le revêtement et vérifia que personne ne se trouvait dans le couloir.
— La voie est libre.
Sans tarder, nous nous engouffrâmes dans le passage et longeâmes à toute vitesse les murs bleus de l'espace dédié aux sciences. Des éclats de voix s'échappaient de certaines salles, et un élève nous aperçut même à travers une fenêtre. Toutefois, le temps qu'il prévienne son enseignant, nous étions déjà bien loin.
— Les labos sont un peu plus bas, dit Lyse dans un murmure.
Elle évoluait aux côtés de Michael, bien à l'abri derrière Sandy, Chloé et moi-même, qui avancions en tête du groupe.
Le cœur battant, je me pressai vers les salles de classe, avec toujours cette sensation de menace imminente dont je ne parvenais plus à me défaire. Mon impatience eut raison de moi : dès que nous fûmes à hauteur des labos, je me précipitai vers la première salle et regardai à l'intérieur.
Elle était vide.
Dans la deuxième, les élèves s'amassaient le long des fenêtres, serrés les uns contre les autres. Beaucoup s'étaient assis à même le sol, épaules basses, la tête entre les genoux. J'eus le temps de parcourir quelques visages avant d'attirer l'attention de l'un d'entre eux, qui pointa un index vers la porte en criant quelque chose à l'intention de son prof.
— Il n'est pas là, informai-je les autres en m'éloignant en toute hâte.
La troisième fut la bonne.
Je le sus dès l'instant où je regardai à travers la fenêtre. Je le sus devant le spectacle qui s'offrit à mes yeux terrifiés.
Je me mordis impitoyablement la bouche pour étouffer un cri.
Tous les occupants de la salle avaient été plongés dans un profond sommeil. Certains s'étaient effondrés sur le lino, d'autres se retrouvaient avachis sur leur bureau et risquaient à tout moment de glisser par terre. Même le professeur, vêtu de sa blouse blanche, était renversé sur son siège dans une étrange position, ses lunettes de travers sur son nez proéminent.
— Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai, débitai-je d'une voix blanche.
Je me jetai sur la poignée, sentant à peine la douleur cette fois. J'injectai une dose de magie et, une fois la porte ouverte, je me précipitai à l'intérieur. Je courus entre les plans de travail, ignorant les becs bunsen encore allumés, dont la flamme orangée vacilla à mon passage.
Fébrile, je m'attardai sur chaque figure, avec l'espoir de reconnaître mon frère parmi les élèves assoupis. Au fond de moi, pourtant, je savais que c'était inutile.
Finalement, j'arrivai devant un tabouret inoccupé. Sur le bureau, un cahier ouvert, noirci d'une écriture presque illisible tracée au stylo plume. Mes yeux tombèrent alors sur le sac à dos abandonné par terre, et un sanglot se coinça dans ma gorge.
C'était celui de Chris.
— Alicia, regarde, m'interpella Michael.
J'eus du mal à me détourner des affaires familières, mais l'accroc dans la voix de l'Éclaireur m'incita à me retourner. Je fixai alors le tableau blanc, et mes jambes faillirent lâcher sous mon poids.
Au milieu des formules de chimie et schémas dessinés par le prof, quelqu'un avait soigneusement écrit un message à mon intention.
Ça te dirait un peu de sport, Alicia ?
La découverte de ce mot, cruelle provocation de la part du ravisseur de mon frère, nous rendit tous muets de stupeur. Je fus la première à me reprendre. Des images terrifiantes de Chris, retenu prisonnier par des démons assoiffés de sang, me traversèrent l'esprit, et je bafouillai :
— Comment ? Comment ont-ils su que j'avais un frère ?
— Ils ont dû consulter les dossiers du lycée, supposa sombrement Lyse.
Par prudence, elle avait entrepris de couper l'arrivée de gaz de chaque plan de travail, éteignant ainsi les becs bunsen pour prévenir tout incident qui n'aurait fait qu'aggraver encore la situation.
— Les dossiers ? Ça veut dire que le proviseur...
Je ne terminai pas ma phrase : un claquement de porte nous fit tous tressaillir. Des ondes de magie, évanescentes, effleurèrent ma peau.
⸺ Le sorcier..., chuchotai-je. Il est là ! repris-je, plus fort.
Explosion d'adrénaline. D'une impulsion, je m'élançai.
Un bruyant martèlement de pas m'informa que les filles l'avaient également pris en chasse. Je remontai le couloir à toute allure jusqu'à buter contre une porte qui débouchait l'atrium. Je poussai le chambranle sans ralentir mais, de l'autre côté, une lumière blanche explosa dans une éblouissante déflagration. Je retins un cri.
Aveuglée, forcée de piler, je me protégeai les yeux des deux mains. Un corps me percuta, puis un autre. Bientôt, tout notre petit groupe se retrouva ébloui face à cet embrasement de l'air, ce souffle d'énergie mirifique, qui nous subjugua bien malgré nous.
Dans un cliquetis inaudible, la porte se referma dans notre dos.
La boule lumineuse, incendiaire comme un soleil d'été, crépita encore une fois avant de s'évanouir dans un bruit de succion.
C'était comme si l'on venait d'éteindre l'immense projecteur d'un stade. Je rouvris péniblement les yeux, battis des cils, frottai mes paupières, me pinçai le bras. Malgré mes efforts pour échapper à cette drôle d'hallucination, la scène qui s'offrait à moi ne voulait pas disparaître. Il fallait croire que ce n'était pas un rêve.
Une tempête de neige s'était abattue sur l'atrium de lycée et avaitemprisonné le grand hall dans une épaisse couche de glace.
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