Chapitre 27 - L'exilé

Si je n'allais pas dans Filthy, c'était Filthy qui venait à moi.

Un étudiant qui bûchait ses cours à l'ombre d'un parasol vert pomme ; une femme parée de lunettes noires qui, renversée sur sa chaise, offrait son visage aux rayons du soleil : voilà les deux seuls occupants de la terrasse. Nous n'allions pas manquer d'intimité, et tant mieux. Je brûlais de soutirer des réponses au sorcier, qui suivit mes instructions silencieuses et alla de mauvaise grâce jusqu'au garde-corps. Au pied du bâtiment, le ronflement des moteurs nous arrivait assourdi.

Je pris enfin la mesure de mon interlocuteur : je n'avais aucun mal à l'imaginer en kimono sur un tatami, à défier Teddy Riner, tant il était massif. Brun, un peu dégarni sur le haut du front, il arborait une barbe sous des yeux sombres encadrés de pattes d'oie. Une légère brise m'apporta des effluves d'un parfum capiteux, de ceux qui vous filent la migraine.

Un sorcier, dans ma ville. Dans ma dimension. Je peinais encore à y croire, pourtant, c'était lui qui me fixait avec méfiance, comme si j'étais une fliquette en train de vérifier son alcoolémie. D'ailleurs, l'inquiétude fit monter sa voix dans les aigues d'une façon plutôt comique :

— Tu es là pour t'occuper de moi, c'est ça ?

— M'occuper de vous ? Je veux surtout savoir ce que vous fichez ici, oui, rétorquai-je.

Le sorcier recula d'un pas, comme frappé d'une flèche.

— Attends, ce ne sont pas les frères Delacroix qui t'envoient ? me demanda-t-il.

Je remuai la tête.

— Désolée de vous décevoir, mais non.

Il prit le temps de scruter mon visage, sans doute pour y déceler les traces d'un mensonge. Quand il fut certain que ce n'était pas un piège, il partit d'un rire hystérique, aux accents libérateurs, qui secoua ses épaules par saccade et attira sur nous le regard perplexe de la bronzeuse et celui, bien moins aimable, de l'étudiant que nous dérangions dans son bachotage.

Gênée par son exubérance, je fis signe au sorcier de baisser d'un ton, et ce dernier finit par retrouver un semblant de calme. Il essuya une larme qui menaçait de couler de son œil droit et me dit :

— Excuse-moi, mais... quand je t'ai sentie tout à l'heure, j'ai vraiment cru que tu étais venue pour me faire la peau.

— Et pourquoi je voudrais vous faire la peau, si ce n'est pas trop indiscret ? m'enquis-je, peu amène.

Cette question eut le mérite de faire complètement disparaître son hilarité. L'homme se dandina d'une jambe sur l'autre, passant une main nerveuse sur son visage buriné.

— Euh, ce serait trop long à expliquer, marmonna-t-il.

— Mais bien sûr. Qu'est-ce que vous faites ici ? poursuivis-je, impitoyable.

— Je travaille, m'informa-t-il avec un haussement d'épaules.

— J'ai du mal à le croire.

— C'est pourtant vrai, insista-t-il.

Il plongea la main dans sa poche pour récupérer son portefeuille, dont il extirpa une carte de visite grise, d'un joli papier satiné. Il me la tendit, et je lus à voix haute :

— Hyppolyte Constantin, conseiller financier.

Un nom à consonance française : c'était généralement l'apanage des familles aisées en Espéritie.

— Mes parents ne m'aimaient déjà pas à la naissance, blagua-t-il, faisant sans doute référence à son prénom.

— Et vous travaillez ici, à Ardoirie ? l'interrogeai-je sans relever sa tentative de plaisanterie.

— Je me déplace beaucoup, mais j'habite dans cette ville depuis peu, oui.

— Vous venez d'où ? continuai-je, bien décidée à lui tirer les vers du nez.

— Tu parles de Viciada ?

Je tiquai. Viciada était le nom utilisé par les démons pour parler de Filthy. Qu'il l'utilise ainsi, sans complexe, me montrait qu'il n'avait pas dans son entourage que des gens bien.

Hyppolyte dut remarquer ma contrariété et se rappeler que j'étais une Chasseuse, car il ajouta dans la précipitation :

— Je veux dire, Filthy.

— Oui, dans Filthy, grommelai-je, prononçant bien chaque syllabe.

— De NewHeaven, la capitale.

— Et vous êtes ici uniquement pour les débouchés économiques, je suppose ? ironisai-je.

Nous nous affrontâmes du regard pendant quelques secondes, et pas même le coup de klaxon retentissant qui éclata dans la rue ne nous détourna l'un de l'autre. Je m'apprêtais à reprendre la parole pour lui dire ce que je pensais de sa présence chez moi, mais aucun son ne sortit de ma gorge. Les ondes d'Hyppolyte qui, depuis tout à l'heure, chatouillaient l'intérieur de ma boîte crânienne, se firent soudain plus pressantes. Plus envahissantes.

Une sensation d'engourdissement inonda mon cerveau, qui m'anesthésiait aussi bien qu'un bain brûlant. La magie, douce comme la patte d'un chat, était cependant pourvue de griffes qui égratignèrent ma conscience. Crissant sous la douleur, je portai une main à mon crâne et tonnai :

— Arrêtez ça tout de suite si vous ne voulez pas vous prendre une raclée devant témoins !

Par chance, il n'insista pas, et les vagues de pouvoir se retirèrent de ma tête aussi vite qu'elles y étaient entrées. Par contre, j'avais enfin compris la nature de son pouvoir.

— Un spécialiste de la psyché, hein ? grommelai-je, frottant encore mon front pour chasser le fourmillement qui persistait.

Ceux dotés de ce pouvoir avaient la capacité de manipuler l'esprit en long, en large et en travers. Influencer en toute discrétion, trafiquer les souvenirs, contraindre sa victime à agir contre sa volonté : c'était un don dangereux, fort heureusement rare, mais plus le sorcier était puissant, plus sa magie pouvait faire des ravages dans la tête des autres.

— Et tu y es sacrément insensible, fit-il, les yeux arrondis d'étonnement.

Je le fusillai du regard, songeant très fortement à lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Au moins, maintenant, je sais comment vous avez fait pour vous installer ici, fis-je observer.

Je secouai une dernière fois la tête, à la façon d'un chien qui s'ébroue, et ajoutai :

— Manipulation des esprits et transposition entre les dimensions. Un CV intéressant.

— Le tien aussi, répliqua-t-il en redressant les épaules. Par contre, que peut bien faire une Chasseuse de la Nuit, sorcière de surcroît, dans un bled paumé comme Ardoirie ?

Bled paumé ? Je reconnaissais bien là un habitant de la capitale...

— Je suis née ici, lui appris-je, un peu à contrecœur.

Au petit sursaut qui l'anima, je compris qu'il ne s'était pas attendu à cette réponse.

— Tes parents sont des sorciers ? Ils sont exilés depuis longtemps ?

— Mes parents, et le pays tout entier d'ailleurs, ignorent tout de l'existence du surnaturel, lui répondis-je sèchement. Et je compte bien faire en sorte que...

— Attends, me coupa-t-il avec un petit rire. Tu es le seul être magique de ta famille ?

Je le regardai fixement, avant de marmonner :

— Pour quelqu'un qui manipule les esprits, je vous trouve un peu long à la détente.

Sa bouche se plissa de vexation, mais Hyppolyte se reprit vite : la sensation de gratouillis revint à la charge, plus forte encore, et mon corps tout entier se crispa. Décidément, je n'appréciais pas beaucoup qu'on joue à Indiana Jones dans mon cerveau.

— Ça suffit ! m'énervai-je.

La présence étrangère se fit plus petite, mais elle restait toujours présente, aux confins de mon esprit.

— Vous essayez de me manipuler ou quoi ?

— Oui, avoua-t-il sans aucune honte, mais je rencontre un mur. Tu n'es pas n'importe quelle sorcière, pas vrai ?

Je restai silencieuse, mais mon cœur s'était mis à la salsa, dansant comme un fou dans ma poitrine. Je tentai de me rassurer : ce pauvre type avait une âme, c'était certain, et seuls ceux sans âme pouvaient sentir que j'étais différente. Je m'intimai au calme.

— Faites-le encore une fois, et vous ramasserez vos dents par terre.

Sa pomme d'Adam remua, puis les démangeaisons disparurent pour de bon. Je pus enfin me détendre un peu.

— Alors, tu es vraiment née ici, de parents humains ?

J'acquiesçai, et il sifflota d'admiration.

— Tu devais avoir un sorcier dans tes ancêtres, et plutôt puissant. Tes ondes, c'est de l'électricité pure.

— Les vôtres, par contre, manquent de punch, raillai-je.

Il eut un geste désinvolte de la main, puis sortit un paquet de Marlboro. Il coinça une cigarette entre ses lèvres et se saisit de son briquet. Au moment où il approcha la flamme du cylindre blanc, elle disparut dans un coup de vent. Il resta un instant perplexe, retenta sa chance. Le feu s'éteignit à nouveau dans un léger bruissement. Cette fois-ci, il avait compris. Agacé, il s'emporta :

— Tu vas arrêter ces gamineries ?

Les quelques étincelles accrochées à mes doigts s'envolèrent.

— Personne ne vous a jamais dit que c'était mauvais pour la santé ? l'interrogeai-je avec une innocence feinte.

Il m'ignora et, quelques secondes plus tard, une fumée grisâtre s'échappait de ses narines, lui donnant l'air d'un taureau enragé. Je levai les yeux au ciel. Il m'envoya la seconde salve de fumée en plein visage, et je toussotai.

— Avant que vous ne me coupiez, repris-je en tentant de masquer mon impatience, j'étais en train de vous dire que ce monde avait oublié l'existence du surnaturel. Je suis prête à tout pour que ça reste ainsi.

Il s'immobilisa, sa cigarette levée devant lui alors qu'il allait en prendre une autre bouffée.

— C'est une menace ? demanda-t-il avec calme.

— Oui.

Il rit tout bas, prit son temps pour me répondre.

— Crois-moi, ça ne m'arrange pas de t'avoir croisée. Personne ne doit savoir que je suis ici.

Sa réplique avait elle aussi résonné comme un avertissement.

— Parce que vous êtes recherché en Espéritie ?

— Peut-être, mais ça ne te regarde pas, me rabroua-t-il.

— Je suis une Chasseuse, lui rappelai-je d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Si c'est le Conseil qui vous recherche, je serai obligée d'agir.

Avec lenteur, il recracha une volute de fumée, qui tourbillonna paresseusement entre nous.

— Ce n'est pas le Conseil qui me recherche, mais un ancien collaborateur.

Soulagée qu'il crache le morceau, je hochai la tête pour l'inciter à continuer. Il s'exécuta après avoir émis un claquement de langue contrarié.

— J'ai merdé, c'est tout, lança-t-il avec un mouvement de bras qui projeta des cendres dans les airs. Et les frères Delacroix ne sont pas du genre compréhensif. Alors, je me suis exilé pour sauver ma peau, et tu n'as pas besoin d'en savoir plus. C'est bon ? ajouta-t-il ensuite avec un regard mauvais. Tu as terminé ton petit interrogatoire ?

Je croisai les bras devant ma poitrine.

— Inutile de vous dire que j'irai vérifier tout ça.

— À ta guise, ronchonna-t-il.

Il fit mine de s'en aller, mais ma main vint saisir la manche de son costume, et je l'obligeai à m'affronter une dernière fois.

— Conseiller financier et pro de la manipulation des esprits, énonçai-je. Je ne suis pas naïve. Les gens ici ont sans doute un esprit plutôt malléable. Si vous voulez qu'on s'entende bien, vous et moi, je vous conseille de vous tenir à carreaux.

Il affronta mon regard sévère sans se démonter et rapprocha son visage du mien avant de me souffler :

— Je n'ai pas de compte à te rendre, jeune fille.

Et il se dégagea, épousseta sa manche comme pour effacer toute trace de ma main et s'en alla d'un pas qui se voulait digne. Toutefois, à la pellicule de sueur qui couvrait son front, je savais que mon avertissement ne l'avait pas laissé si indifférent qu'il souhaitait me faire croire.

— On reste en contact ! lui lançai-je.

Quand il regarda par-dessus son épaule, je lui montrai avec un sourire mutin sa carte de visite qu'il m'avait donnée, et il se renfrogna.

— C'est ça, l'entendis-je râler.

Puis, il déposa son mégot dans le cendrier d'une table vide et s'engouffra à l'intérieur du bâtiment. Ne me restait plus qu'à me creuser la tête pour trouver une excuse potable à servir à Lyse, qui devait m'en vouloir à mort de l'avoir plantée chez Joséphine au profit d'un type au prénom ringard.

Et effectivement, quand je retournai chez Joséphine, Lyse me fit un accueil aussi froid que le permafrost du Groenland. Penaude, je m'approchai de la table avec précaution tant il émanait d'elle des ondes de colère pure.

— Je suis vraiment désolée, m'excusai-je en joignant mes mains en une posture pleine d'humilité.

Un grand verre vide et une assiette où ne subsistaient que quelques miettes de biscuit me confirmèrent que je m'étais absentée bien trop longtemps. Lyse avait gentiment récupéré mon sac à dos, qu'elle avait mis sur la chaise inoccupée en face d'elle. Je le pris, le posai par terre pour m'asseoir et poursuivis ma litanie d'excuses :

— Pardon de t'avoir laissée comme ça, je suis la plus indigne des amies, mais c'était vraiment important.

La bouche de Lyse ne formait plus qu'une ligne crispée, et ses sourcils dessinaient un accent circonflexe inversé. Une mimique de citrouille d'Halloween vraiment flippante.

— Qui était ce type ? me lança-t-elle d'une voix aux inflexions cassantes.

— Euh...

Je sentis mon sourcil droit tressauter. Les deux rayons lasers qui lui servaient d'yeux repèrent aussitôt la marque de faiblesse, et elle tonna :

— Et n'essaie pas de me mentir ! Rien ne peut expliquer le fait que tu te sois lancée à la poursuite de ce mastodonte. Alors ?

Mon visage brûlait sous le feu qui irradiait de ses iris. Prise au piège de mon impulsivité, je ne parvenais plus à desserrer la mâchoire. Pour dire quoi, de toute manière ? Un nouveau mensonge ? J'en avais assez de lui dissimuler ce pan entier de ma vie et toutes les peurs, toutes les tristesses qui l'accompagnaient. Mais lui dire la vérité, lui ouvrir une fenêtre sur cet autre monde, était-ce vraiment le plus raisonnable ? Cela faisait des jours que j'y songeais, que je me prenais à caresser cette possibilité, mais franchir le pas, c'était une autre histoire.

Pourtant, lorsque Lyse se releva avec brusquerie en réponse à mon silence inexplicable, je me dis que je n'avais peut-être plus le choix.

— D'accord, d'accord ! m'exclamai-je en la retenant avant qu'elle ne m'abandonne comme une vieille chaussette. Je vais tout t'expliquer !

Je n'arrivais pas à croire les mots qui venaient de m'échapper. Avais-je cédé, tant à Lyse qu'à mon désir le plus profond que j'avais si bien réussi à bâillonner jusqu'à maintenant ?

Alors que cette décision m'apparaissait de plus en plus comme une évidence, je fus soudain assaillie par un mélange d'émotions, si fortes qu'elles firent trembler mes doigts autour son poignet. Lyse s'en aperçut, et ce fut probablement pour cette raison qu'elle attendit patiemment que je reprenne la parole, sa colère retombée.

— Seulement, pas aujourd'hui, dis-je avec une mine suppliante.

— Si tu essaies de gagner du temps pour te défiler...

— Non, c'est juste que...

Je jetai un coup d'œil autour de nous, m'attardant sur les autres clients, affalés dans leur siège, qui affichaient le visage pimpant et bienheureux de ceux qui venaient de faire un festin de roi.

— Ce n'est ni le lieu, ni le moment. Disons... samedi ? lui proposai-je.

Je n'étais pas sincèrement en train d'imaginer lui dévoiler la vérité ? Il fallait croire que si, cependant, car je cherchais déjà les mots que j'allais utiliser et la manière dont j'allais lui prouver que tout ce que je disais, quand bien même cela semblait fou, était bel et bien réel.

— Jure-le, m'intima-t-elle sans aucune pitié.

Je la reconnaissais bien là : Lyse pouvait parfois être très difficile en affaires.

— Je le jure, m'exécutai-je, levant la main droite comme dans les tribunaux des séries télé. Tu viens chez moi, et je te dis tout.

Elle me dévisagea sans bouger pendant d'interminables secondes... avant de finalement retourner s'asseoir en face de moi. Je m'autorisai un soupir, qui se changea en un rire étouffé quand elle maugréa :

— Et j'espère bien que rien d'illégal ne se cache là-dessous.

— Promis, aucun cadavre n'est caché dans mon placard, pouffai-je.

Encore un peu fâchée, elle marmonna quelques paroles inintelligibles et secoua la tête telle une mère exaspérée par son enfant. Et même si c'était la panique à bord, parce que j'avais imaginé mille fois cette discussion et qu'elle allait enfin avoir lieu, un sourire me mangea bientôt la moitié du visage, visiblement communicatif puisque les lèvres de Lyse s'étirèrent à leur tour.

— Bon, fit-elle en tapant dans ses mains. Maintenant que cette affaire est réglée, commande-toi vite un gâteau : tu vas avoir besoin de forces pour le programme de révision du tonnerre que je t'ai concocté.

Et elle n'avait pas menti : sur le trajet du retour, j'avais l'esprit empli de chiffres et un mal de tête qui pointait le bout de son nez. Il était dix-neuf heures passées quand je poussai enfin la porte d'entrée de ma maison, épuisée par la vie qui se jouait de moi et ne voulait clairement pas me lâcher la grappe. Sauf que je n'avais pas fait trois pas qu'une ombre menaçante se dessinait déjà devant moi.

Monica, vêtue du tablier tout taché et trop grand de mon père. Une traînée de sauce tomate maculait son front dégagé par un chignon qui trônait, pareil à un palmier, sur le haut de son crâne.

Ma sœur aînée me regarda de haut en bas, et je la connaissais trop bien pour savoir qu'elle ne s'assurait pas simplement que j'étais rentrée en un seul morceau. Non. Elle me scruta longuement et, devant mon expression interrogatrice, émit un cri effaré qui me fit bondir.

— Tu as oublié mes œufs ! scanda-t-elle.

Elle n'aurait pas réagi autrement si je lui avais annoncé que je me mariais avec son mec.

Mes paupières se fermèrent de désespoir. Les œufs. Non contente d'avoir oublié les trois contrôles de la semaine, j'avais aussi oublié les œufs de ma sœur. La révolte qui la faisait vibrer de la tête aux pieds aurait pu être hilarante en d'autres circonstances, à savoir, si je n'étais pas déjà fait aplatir cinq fois par un rouleau compresseur.

— Pardon, lui dis-je avec un air désolé que je n'eus pas besoin de feindre, ça m'est totalement sorti de la tête. J'ai eu un souci et...

— Pour une fois que je te demande quelque chose... commença-t-elle.

Sa mauvaise foi me fit aussitôt voir rouge.

Pour une fois ? l'interrompis-je avec ahurissement. C'est une blague ? Tu passes ton temps à me traiter comme ton larbin.

— De toute manière, tu es incapable de rendre service ! rétorqua-t-elle d'une voix qui frisait l'hystérie.

— Et toi, tu es incapable de bouger tes fesses !

Je n'aurais pas été étonnée de voir nos cheveux se dresser sur nos têtes tant la tension faisait crépiter l'air. Bien qu'elle soit plus petite que moi de quelques centimètres, Monica me toisait avec hauteur, et je n'étais pas en reste. Je l'aurais volontiers foudroyée sur place, mais mes mains qui me picotaient de plus en plus me rappelèrent à l'ordre. Je me devais de garder la tête froide si je ne voulais pas perdre le contrôle de moi-même. Il fallait que je me calme.

Je passai devant elle pour monter dans ma chambre au moment même où elle m'ordonnait dans un piaillement horripilant :

— Va immédiatement à la supérette !

Je ne pris même pas la peine de lui répondre. Seule la voix exaspérée de mon père résonna jusqu'à l'étage :

— Vous avez fini, oui !

Monica, de son ton de maîtresse d'école, me cria : « Reviens ici tout de suite ! », mais je fis tout l'inverse. Je me pressai dans ma chambre, claquai la porte derrière moi et balançai mon sac par terre. L'instant d'après, je tournai frénétiquement en rond dans la pièce, me massant les tempes dans un effort pour apaiser le feu qui enflait dans ma poitrine. C'était sans compter sur l'obstination de ma sœur, la même que la mienne. Je n'en crus pas mes yeux quand elle ouvrit ma porte sans frapper et se planta devant moi, les joues cramoisies.

— Je ne te lâcherai pas tant que tu n'y seras pas allée, m'annonça-t-elle en pointant sur moi un index tendu à l'extrême.

Elle avait l'air complètement timbrée, avec ses cheveux saupoudrés de farine et ses yeux exorbités. Toutefois, je n'avais aucune envie de rire. En moi, un dangereux barrage semblait prêt à céder.

— Monica, sors de ma chambre.

Attisée par ma colère, ma magie m'effrayait, bouillonnait de plus en plus fort dans mes veines. Une tache verte près de mon oreiller attira alors mon attention. Mon regard se porta furtivement sur le grimoire de Léonard, dont les battements désordonnés se faisaient l'écho de ma furie. Malheureusement, mon bref coup d'œil n'échappa pas à ma sœur et, avant que je n'aie pu réagir, elle se rua sur le petit livre émeraude. Mon premier réflexe fut de me jeter sur elle ; mon deuxième, de m'écarter précipitamment tant j'avais peur de la blesser sans le vouloir.

— Alors comme ça, tu tiens un journal intime ? m'interrogea-t-elle avec un sourire enfiellé. Tu as dû en noircir des pages sur moi.

Je sentais le mécontentement croissant du grimoire d'être manipulé de la sorte, et la panique se mit à enfler dans ma poitrine.

— Rends-le-moi, articulai-je entre mes dents serrées.

— Je te le rendrai quand tu seras allée à la supérette faire ce que tu avais dit que tu ferais, répliqua-t-elle en plaquant le grimoire contre elle.

Ce dernier émit des ondes survoltées qui agirent sur ma magie comme de l'huile sur du feu. Le souffle court, la peau parcourue de frissons, je répétai :

— Monica, s'il te plait, arrête ça.

Mais elle avait déjà tourné les talons, tête haute, et me lançait par-dessus son épaule :

— Tu sais ce qu'il te reste à faire.

Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Si je parvins, par je ne savais quel miracle, à contenir ma magie et mon envie de la placarder contre le mur, le cri de détresse que je poussai me déchira la gorge :

Donne-le-moi !

Monica s'apprêtait à dévaler les escaliers, mais sa fuite fut interrompue par ma mère, qui sortit précipitamment de la salle de bains, les cheveux trempés et une serviette maladroitement nouée au-dessus de la poitrine.

— Mais qu'est-ce que c'est que ce raffut ? s'exclama-t-elle.

Carole nous observa à tour de rôle, avec toute la sévérité dont elle était capable dans cette bien légère tenue. Je n'eus pas le temps de parler que Monica geignait déjà :

— Alicia a oublié d'aller m'acheter des œufs.

En plus d'être capricieuse, ma sœur était la pire des balances. Comment pouvait-elle être l'aînée de la fratrie ? Je la contemplai avec stupéfaction, à court de mots, mais je n'eus rien besoin de dire : ma mère lâcha un grognement si appuyé qu'il montrait toute l'étendue de son exaspération.

— Tout ce cirque pour ça ? Ton père t'a proposé dix fois d'aller en chercher. Si c'était si important, tu aurais dû lui dire oui.

Les épaules de ma sœur s'affaissèrent. Vexée par la remontrance, elle esquissa de sa bouche frémissante une moue boudeuse. Incapable de résister à la grimace enfantine, ma mère ajouta en lui pinçant la joue :

— Fais plutôt une salade de fruits. On en a plein, et ça passera bien mieux après les pizzas que tu es en train de nous préparer, tu ne penses pas ?

— Si, marmonna Monica à contrecœur.

Ma mère lui fit alors un petit signe de tête, et ma sœur se résolut à me rendre le grimoire, sans daigner me regarder. Je saisis le petit livre en toute hâte et le serrer contre ma poitrine, trop heureuse sentir le cuir familier s'enfoncer dans ma peau. Une chaleur emplie de gratitude se dégagea des pages magiques.

Monica s'en alla sans un mot, et je me retrouvai seule dans le couloir avec ma mère, dont les cheveux obscurcis par l'eau continuaient de dégouliner sur ses fines épaules. Malgré ses trois grossesses, elle avait gardé une silhouette et une coquetterie de jeune fille. Nous échangeâmes un long regard, et je me perdis dans le brun lumineux de ses yeux. Puis, elle tendit ses bras vers moi.

J'eus une hésitation, mais la tendresse qui enveloppait son sourire fit sauter mes dernières réticences, et je cédai à l'attrait du réconfort maternel. Je me laissai aller contre elle, respirai sa peau déjà parfumée et ris quand une goutte froide s'infiltra dans mon cou. Je restai toutefois blottie contre elle, et elle continua de m'étreindre avec douceur. Percevait-elle la peur qui accélérait les battements de mon cœur ? Et cette mélancolie qui me prenait, alors que je redevenais dans ses bras une enfant qui ne demandait qu'à être consolée ?

Juste une minute, me dis-je.

Pendant une minute, je voulais redevenir fragile, vulnérable. Cesser ce combat acharné contre mes doutes, mes faiblesses, et puiser en elle le courage de ne pas abandonner.

— Quoi qu'il se passe, chuchota ma mère contre mes cheveux, je suis sûre que ça ira.

De surprise, je me figeai. Ma mère, elle, se contenta de raffermir sa prise autour de moi.

— Je sais que ça ira, reprit-elle, parce que tu es beaucoup plus forte que ce que tu crois.

Je m'écartai un peu d'elle, considérai son air à la fois attentif et complice.

— Comment... ? soufflai-je.

Elle renversa la tête en arrière et éclata de rire. Le bout de mon nez fut gratifié d'une pichenette, et elle me répondit sur le ton de l'évidence :

— Mon sixième sens de maman, voyons.

***

Coucou!

Voilà le chapitre de la semaine. Je l'ai fini hier à 19h 😅 mais, bonne nouvelle, le prochain est déjà bien avancé.

Que pensez-vous d'Hyppolyte? Un peu louche, non 🤔

En tout cas, CA Y EST!!! Alicia est bien décidée à tout raconter à Lyse! Alléluia 🎉 A votre avis, quelle sera sa réaction?

A partir de la semaine prochaine, on entre dans la dernière ligne droite. Il restera environ dix chapitres + l'épilogue. Je suis triste et contente à la fois 😆

Je vous souhaite à tous un très bon weekend ❤️ bisous 😘😍

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top