Chapitre 26 - Course-poursuite

— À toi de servir !

Maxime, un grand gaillard de ma classe, me lança le ballon avec un clin d'œil encourageant. Je le réceptionnai d'une main et plissai les yeux de concentration. Placée derrière la ligne du fond, j'observai le filet qui s'élevait face à moi avec la même gravité qu'un général devant l'armée adverse.

C'était déjà notre troisième match de volley, et aucune défaite ne figurait à notre tableau. Plus que quelques points, et nous serions la seule équipe invaincue de ces deux heures de sport. Une prouesse à portée de main.

Visage inflexible, je laissai mon regard s'arrêter sur chaque membre de l'équipe bleue, nos adversaires. Marie, la petite brune à lunettes, que je ne portais pas vraiment dans mon cœur, était sans conteste la moins douée du tas. À la guerre comme à la guerre : pour l'emporter, il fallait savoir exploiter le maillon faible.

Lâchant une brève expiration, j'envoyai le ballon en l'air. Je fléchis les genoux, bondis et étirai tous mes muscles pour le frapper de plein fouet.

Ce fut un véritable boulet de canon qui se dirigea à toute vitesse sur ma camarade de classe. Dans un cri de souris tonitruant, Marie s'écarta, un bras devant le visage pour se protéger. Le ballon rebondit sur le terrain avant d'aller violemment percuter le mur.

Et un point de marqué.

— 13 à 9, clama Antoine, qui servait d'arbitre.

Un arbitre plutôt distrait, d'ailleurs. Accompagné de Stéphane, les deux garçons étaient scotchés à l'écran d'un téléphone. De là où je me trouvais, j'entendais une musique mélodramatique, ponctuée de moult explosions et rafales de mitrailleuses. Jeux vidéo ou bande annonce de film, je l'ignorais, mais cela ne m'empêcha pas de secouer la tête avec agacement.

Je tendis les mains quand Lyse me passa le ballon en pouffant :

— Continue sur ta lancée, Jeanne.

Je la regardai sans comprendre, puis la vis s'enfoncer dans sa mauvaise blague comme une aventurière dans des sables mouvants.

— Jeanne ? Jeanne et Serge ? répéta-t-elle distinctement, comme si le simple fait de prononcer la chose différemment allait éclairer ma lanterne. Le vieux manga, là, tu sais ?

Magnanime, je lui tendis une perche.

— Et si on reportait notre attention sur le jeu ? lui proposai-je gentiment.

Son désarroi fit bien rire Maxime, qui la réconforta à mi-voix, le rouge aux joues. Je pouvais presque discerner les cœurs rouge passion qui scintillaient dans ses yeux alors qu'il la matait.

Je me raclai la gorge et me préparai à mener ma nouvelle attaque. Un autre service sur Marie allait-il encore fonctionner ?

Je pris les paris et réalisai un autre service fracassant. Cette fois-ci, il passa au ras du filet et lui tomba juste sous le nez. Les garçons devant moi laissèrent échapper des glapissements ravis, mais je ne détournai pas les yeux de l'autre équipe. L'imbuvable Marc, dont le dossard bleu flattait le torse musclé (je pouvais bien lui accorder cela), parla un instant avec sa dulcinée, ma victime du jour. Mon œil d'aigle ne perdit pas une miette du discret moulinet de la main qu'il lui fit. Je flairai immédiatement la tactique.

— 14 à 9, balle de match.

— Vas-y, Marc, ne te laisse pas faire ! brailla soudain Stéphane dans un sursaut de solidarité masculine.

Alors là, tu peux rêver, pensai-je en reniflant avec dédain. La défaite n'était pas envisageable, et ce n'était pas Marc, malgré son physique de lutteur, qui allait se mettre en travers de mon chemin.

Prenant mon élan, je lançai la balle. Du coin de l'œil, j'aperçus Marc et Marie échanger précipitamment leur place. Lorsque je cognai le ballon, il fila tel un bolide entre les joueurs de la malheureuse équipe bleue et atterrit à la limite du terrain. À l'exact endroit où Marc s'était trouvé auparavant et où Marie s'était hâtivement placée. Ma camarade de classe regarda rebondir le ballon avec une mine déconfite.

— 15 à 9, les rouges ont gagné. Marc, tu crains !

Pendant que les garçons se chamaillaient, je resserrai machinalement ma queue de cheval, avec le sentiment du devoir accompli. Un coup d'œil à ma montre m'indiqua qu'il était 16h42. Il allait être temps de ranger les installations, et les élèves se regroupaient pour papoter gaiement sans même chercher à entamer un nouveau match.

Je sursautai quand quelqu'un me passa négligemment un bras autour des épaules.

— Cette pauvre Marie, fit Lyse, feignant la tristesse avec une main posée sur son cœur. Déjà qu'elle ne t'aimait pas beaucoup avant...

Je jetai un coup d'œil discret à notre sujet de conversation : l'autre adolescente, maussade, parlait à ses deux copines tout en me foudroyant du regard.

— Même son chevalier servant n'a pas pu la secourir, commenta Lyse en se frottant savamment le menton.

— Et tant mieux, rétorquai-je en croisant les bras sur ma poitrine avec humeur. Je ne vois pas pourquoi je leur ferais des cadeaux à ces deux....

— Joli match, Alicia, m'interrompit alors Quentin, qui passait près de nous.

Notre camarade ne s'attarda pas : il nous adressa un sourire un peu embarrassé, avant de rejoindre Stéphane et Antoine, qui chambraient encore un Marc particulièrement vexé. J'allais commencer à enlever le filet de notre terrain, mais surpris les yeux bleus de Lyse, qui pétillaient de malice.

— Quoi ? lui dis-je, fronçant les sourcils.

— Rien du tout.

Mais elle papillonna des yeux en direction de Quentin, qui nous coula un bref regard puis se détourna, comme électrocuté, quand il remarqua l'air mutin de Lyse qui l'observait encore.

— Oh, pitié ! m'exclamai-je en secouant la tête.

— Je ne voudrais pas qu'il ait le cœur brisé, ce pauvre garçon, se défendit-elle. Il ne sait pas qu'il a un concurrent depuis peu.

Sa plaisanterie déclencha aussitôt un douloureux pincement dans ma poitrine.

Vite, je m'attaquai au nœud qui retenait le filet pour qu'elle ne voie pas mon expression chagrinée, mais je l'entendis qui poursuivait dans mon dos :

— En tout cas, tu as une de ces pêches ces jours-ci. On dirait que tu manges du lion tous les matins.

Elle l'avait dit sur le ton de la blague, sans toutefois chercher à cacher le soulagement qui rehaussait sa voix. Je compris alors à quel point elle s'était inquiétée pour moi, et sa sollicitude agissait comme un onguent sur mes plaies encore à vif.

— Oui, ça va mieux, acquiesçai-je.

Et c'était vrai, mais je n'avais pas le choix. Je me levais le matin avec cette énergie nouvelle, obstinée, qui me faisait ouvrir grand les yeux à mon réveil dans la presque pénombre de l'aube. C'était elle qui me poussait à répéter inlassablement les mots de magie, que je connaissais presque par cœur désormais et qui suscitaient en moi un espoir proche de la ferveur. C'était elle qui m'aidait à ignorer la description du rituel, où les mots « brûlures », « souffrances » et « fatal », tracés de cette belle plume élégante, continuaient d'agiter le spectre de la peur. Je ne pouvais pas me permettre la moindre faiblesse, la moindre hésitation. Si je le faisais, si je renonçais, quelles autres options me resterait-il ?

Je ne te lâcherai pas.

Les mots prononcés par Shawn, alors qu'il m'étreignait encore, se rappelaient souvent à moi. Moi non plus, je ne pouvais lâcher celui qui demeurait sous la surface et qui m'avait tendu la main.

— Tant mieux, reprit Lyse, inconsciente de mon trouble. Il le faut bien, pour survivre à tous ces contrôles qui nous attendent cette semaine.

Je suspendis mes gestes et, avec lenteur, me tournai vers elle.

— Allo la Lune, ici la Terre, poursuivit-elle avec un petit rire, croyant à une mauvaise blague. Vous me recevez ou vous jouez au golf ?

Devant mon air complètement perdu, son teint déjà pâle perdit encore quelques nuances de rose.

— Tu te souviens qu'on a trois contrôles cette semaine ? Histoire, math et espagnol.

Un coup de poing d'Obélix sur le haut de ma tête n'aurait pas été différent. Comment lui expliquer que j'avais été bien trop occupée à réciter des formules magiques pour me pencher sur ce problème épineux qu'était le lycée ?

Quand je me grattai la joue, penaude, Lyse se tapa le front du plat de la main.

— Elle a oublié. Par tous les saints, elle a oublié ! s'écria-t-elle avec un mélodrame du plus mauvais goût.

— C'est bon, pas la peine de mettre toute la classe au parfum non plus ! râlai-je en détachant enfin ce stupide filet.

Il fila aussitôt de l'autre côté du terrain pour former un petit tas désordonné au pied du deuxième poteau, dont aucun élève ne s'était encore chargé.

Je portai mes poings à mes hanches, mordillant ma lippe de désarroi, et revins à mon amie. La lueur apitoyée qui allumait ses iris azurés était de bon augure, alors je tentai ma chance :

— Tu fais quoi, là, après le cours ?

Elle se tendit, pas dupée pour un sou par mon ton innocent.

— Les reines du shopping m'attendent, m'informa-t-elle, un peu pincée. En plus, le thème de la semaine, c'est « Invitée à un mariage ».

— Et moi, je vais être invitée à rester cloîtrée dans ma chambre par mes parents si je me tape trois mauvaises notes, arguai-je d'une voix plaintive.

Et avant qu'elle n'ait eu le temps de fuir (car oui, elle s'apprêtait à tourner les talons), je lui saisis l'avant-bras et la suppliai, prête à sortir les grandes eaux :

— Pitié, Lysette, aide-moi au moins à réviser une matière !

Je la contemplai, misant tout sur mon imitation particulièrement réussie du Chat Potté pour la faire craquer.

— Je suis dans la mouise si tu ne m'aides pas ! insistai-je.

— Tu es une cause perdue, je m'en rends enfin compte.

Et elle leva les mains vers le ciel pour implorer Dieu de venir à son secours.

— Je t'invite ! décidai-je sur un coup de tête.

Il fallait passer au niveau supérieur et séduire son estomac.

— Un chocolat chaud, un gâteau, une pizza... ce que tu veux si tu me fais réviser ce soir.

Malgré l'impatience qu'elle mettait un point d'honneur à afficher, un tic nerveux agita sa bouche, signe d'un début de sourire qu'elle s'efforçait de réprimer.

— Je t'invite même chez Joséphine si tu veux.

J'avais sorti l'artillerie lourde : Chez Joséphine était le meilleur salon de thé de la ville, avec des pâtisseries à tomber par terre – et des prix si élevés qu'ils provoquaient le même effet. Ma proposition fut accueillie par un silence méditatif, qui ne servait qu'à me faire poireauter car je savais qu'elle allait dire oui. Et effectivement, après avoir longuement tapoté son menton dans une réflexion interminable, elle finit par céder :

— D'accord, mais je veux une citronnade ET un gâteau.

— Vendu, répliquai-je aussitôt.

De joie, je l'enfermai dans une étreinte si vigoureuse qu'elle en poussa des cris d'orfraie, et ces derniers eurent tôt fait d'attirer l'attention de notre prof de sport, M. Rocca, autant connu pour ses biceps saillants que pour son caractère de nain grincheux :

— Hé ho ! On est pas à la buvette, ici ! Bougez vos fesses, beugla-t-il ensuite à l'intention de toute la classe, et débarrassez le matos si vous voulez pas que je vous colle cinquante pompes chacun !

Inutile de dire que nous ne demandâmes pas notre reste.

Dans les vestiaires, Lyse, un peu trop motivée pour quelqu'un qui m'avait dit non au premier abord, commença à élaborer notre programme de travail.

— Parons au plus urgent, décida-t-elle avec un air de fine stratège.

Elle ôta son t-shirt de sport et, le tenant entre son pouce et son index avec une moue de dégoût, l'enfouit sans tarder dans son tote-bag Harry Potter.

— Le contrôle de math est pour demain, on commencera donc par les relations de Chasles. Ensuite, l'histoire, le contrôle est mercredi. Y terminaremos con la prueba de español, conclut-elle avec un claquement de main façon flamenco.

Sauf qu'ainsi, seulement vêtue de son jogging et de son soutien-gorge blanc, on ne pouvait pas dire qu'elle fût très crédible. Par ailleurs, le simple mot « espagnol » m'arracha des frissons d'aversion.

— Sans façon, je me passerai de l'espagnol.

Et tant pis pour Mme Aguilera et sa coupe ringarde de Mireille Mathieu.

— Mais, manqua de s'étouffer Lyse. On a fait le plus gros du travail la dernière fois !

— Non, fis-je, butée, en enlevant mon jogging. Je fais la grève de l'espagnol tant qu'Aguilera ne se sera pas miraculeusement transformée en Maluma.

Cependant que je me rhabillais, Lyse eut un roulement d'yeux appuyé.

— Si tu continues comme ça, tu vas te retrouver en allemand, m'avertit-elle en levant un index sentencieux.

Comme si étudier l'allemand équivalait à cinquante ans de bagne...

— Et pourquoi pas ? la défiai-je, menton relevé. Je suis sûre que c'est très bien, l'allemand.

La jolie blonde entrouvrit la bouche devant ma mauvaise foi, mes piètres capacités en langues étant de notoriété publique. À ma grande surprise, elle me lança alors, ses yeux réduits à deux fentes :

— Eh bien, ich wünsche dir Glück, ma chérie.

Je sursautai devant le changement de langue inattendu et la regardai avec effarement.

— Tu peux demander à Christopher Waltz de sortir de ton corps ? Tu es aussi effrayante que ce taré de Colonel Landa.

Lyse fronça les sourcils de perplexité, toujours debout à moitié à poil au milieu des filles de ma classe qui étaient déjà en civil depuis longtemps.

— Je n'arrive pas à dire si je dois me trouver vexée ou flattée, commenta-t-elle d'un air un peu torturé.

Et elle y réfléchissait encore quand la sonnerie de mon téléphone retentit. Je récupérai l'appareil dans la poche avant de mon sac à dos et gémis quand j'aperçus le nom écrit à l'écran. Je le tournai vers Lyse, qui le lut à voix haute.

— Monica-caca. Hm, très subtil. J'espère qu'elle ne sait pas sous quel nom tu l'as enregistrée.

— Elle ne m'appelle jamais sans raison, grommelai-je.

Je me résolus à répondre au bout d'une quinzaine de secondes, alors que Rita Ora commençait à donner de la voix.

— Oui ? grinçai-je.

— Il était temps !

Dès que Monica ouvrait la bouche, elle me pompait l'air.

— Tu es encore au lycée ? Tu rentres quand ?

— On vient de finir le sport et on va chez Joséphine avec Lyse.

— Ah, tu vas dans le centre. Génial. Achète-moi des œufs, je voudrais faire un fondant au chocolat en dessert.

Et le mot magique ? eus-je envie de répondre, mais il y avait plus pressant :

— Tu es à la maison ?

— Bravo, petite sœur, railla-t-elle. J'admire ton sens de la déduction. Oublie pas mes œufs. Ciao !

Et elle raccrocha.

Je restai figée un moment, mes doigts crispés autour de mon téléphone avec une furieuse envie d'éclater l'appareil contre le mur. Je pris une longue inspiration par le nez et le rangeai avant de commettre une bêtise que je regretterais.

— Un problème ? s'inquiéta Lyse.

— Mon seul problème, marmonnai-je en terminant de rassembler mes affaires, c'est que je vais devoir me coltiner ce caprice sur pattes toute ma vie.

Compatissante, Lyse me tapota le bras.

— Tu veux que je demande à mes parents de l'adopter ? fit-elle avec un sérieux de pape. J'ai toujours rêvé d'avoir une sœur.

— Pas une sœur comme ça, crois-moi.

Et je fermai la fermeture éclair de mon sac.

Ardoirie embaumait une douce odeur sucrée. L'été approchant, les commerces avaient sorti sur le trottoir leurs petits stands colorés et tentaient les passants de leurs crêpes, gaufres ou cônes glacés. Ce jour-là, je n'y prêtais aucune attention, trop occupée à ruminer ma relation conflictuelle avec ma sœur. Tout y passa : cette manie qu'elle avait de m'appeler sans cesse « petite sœur », les complexes que faisait naître chez moi son besoin d'être la meilleure dans tout, l'impression d'être le vilain petit canard de la famille face à mes deux aînés à qui tout réussissait. Lyse m'écouta vider mon sac avec une patience angélique.

Le salon de thé arrivait en vue comme je concluais mon interminable récrimination. Sans prévenir, mon amie me prit si brusquement dans ses bras qu'elle nous fit faire un pas de côté, et je manquai d'écraser le pied d'un vieux monsieur, coiffé d'un béret militaire, qui pesta sur la jeunesse avant de s'éloigner d'un pas vif.

— Ahlala ! s'exclama Lyse avec vigueur. Tu sais à quoi ça me fait penser ?

— Non...

— À notre sortie à la piscine l'été dernier. Monica et Paul nous avaient accompagnées, tu te souviens ?

Combien oublier les pelles passionnées de ma sœur et son copain en plein soleil, qui ne formaient plus qu'un corps rouge écrevisse sur leur large serviette bleue ?

— Malheureusement, oui.

— Eh bien, je peux te dire une chose : Monica tuerait pour te ressembler, m'apprit-elle dans un éclat de rire. Tu n'as pas vu la manière dont elle vous reluquait, toi et ton corps d'athlète ? Ça sentait l'envie à plein nez.

Une moue dubitative orna mes lèvres. Certes, je me souvenais du joli paréo à fleurs que ma sœur enfilait toujours pudiquement au-dessus de son maillot une pièce, mais de là à dire qu'elle voulait me ressembler...

— Tu exagères.

— Oh que non. L'herbe est plus verte ailleurs, et ça vaut pour Monica. Tu la trouves brillante, et c'est vrai, c'est une tête, mais toi...

Elle prit le temps de trouver les mots justes.

— Toi, tu es une femme d'action, et Monica ne se fait pas d'illusions : elle est Sansa, et tu es Arya, ajouta-t-elle avec une fougue impétueuse qui me fit m'esclaffer. Le jour où vous vous rendrez compte que vous avez chacune vos forces et qu'elles ne valent pas moins que celles de l'autre, vous pourrez enfin arrêter de vous crêper le chignon.

Pensive, je hochai la tête devant tant de sagesse, et Lyse ricana.

— T'inquiète, la séance de psy était gratuite. Par contre, les cours de soutien...

Et elle m'amena dare-dare devant la vitrine de Chez Joséphine. Pour célébrer le printemps, de gigantesques bacs à fleurs emplis de tulipes pastel encadraient la devanture du salon de thé. Par la vitre, nous apercevions les rangées de gâteaux qui n'attendaient que les gourmands pour être engloutis.

L'endroit était joliment décoré, dans des tons de bleus et blanc qu'éclairaient plusieurs guirlandes lumineuses. Au centre de chaque table ronde, un haut flacon de verre garni d'une rose ou d'un narcisse. Les fauteuils en rotin, que venaient rendre confortables à souhait d'épais coussins, donnaient à l'endroit un charme champêtre irrésistible. Lyse s'extasia, surexcitée à l'idée de s'en mettre plein la panse à mes frais.

— Oh, regarde ! Ils ont enfin des tartelettes à la fraise et à la pistache.

Son ravissement enfantin avait quelque chose de touchant, et je lui enjoignis d'une voix douce :

— Entre donc, elles n'attendent plus que toi, ces tartelettes.

Lyse sautilla jusqu'à l'entrée, mais au moment où elle s'apprêtait à pénétrer dans l'antre de la gourmandise, deux clients, un homme et une femme, en sortirent. Mon amie échappa de justesse à une belle bosse : la porte effleura sa tête de quelques millimètres à peine. Si l'homme ne pipa mot, la jeune femme, la petite trentaine, vêtue d'un seyant tailleur gris, se répandit immédiatement en excuses. Toutefois, je n'en distinguai pas un traître mot.

Des ondes de magie venaient de me transpercer le corps.

La surprise me cloua sur place. L'homme ne m'aurait pas dévisagée différemment si j'avais été Belzébuth en personne. Les ondes venaient de lui, j'en étais certaine. Mon sac à dos glissa à terre.

— Alicia, ça va ?

J'entendis à peine la voix de Lyse, encore moins celle, pourtant mélodieuse, de la femme en tailleur. Je ne voyais plus que ce type, son front soudain brillant de sueur et ses yeux frémissants d'animal pris au piège. Il se ressaisit avant moi. Avec violence, il me balança sa sacoche, qui me percuta telle une brique, et prit la poudre d'escampette.

— Hyppolyte ! cria la femme.

Quand ledit Hyppolyte ne fit même pas mine de ralentir, je me lançai à sa poursuite, fourrant sans ménagement la sacoche dans les bras de la belle inconnue.

Lyse fit écho à la jeune femme : elle aussi m'appela d'une voix ahurie, mais je ne me retournai pas. L'adrénaline qui me monta à la tête me brouilla les idées et la vue, de sorte que je ne voyais plus qu'une chose : le dos du sorcier qui n'avait rien, mais alors rien à faire ici.

L'homme, malgré sa silhouette trapue, détalait comme un lapin. Un sportif, évidemment. Je ne sentais plus ses ondes, et mon cerveau, déstabilisé par cette rencontre improbable, voulut me convaincre que j'avais rêvé. Un sorcier, à Ardoirie ? Impossible ! Sauf que mon corps sentait encore dans sa chair l'empreinte de ces vagues de magie inconnues.

— Attendez ! hurlai-je.

Plusieurs personnes se retournèrent sur mon passage, mais je n'en eus cure. Pourquoi diable me fuyait-il ainsi ? Qu'avait-il à se reprocher pour courir comme si sa vie en dépendait ?

Des picotements familiers grouillèrent dans mes mains, mais je les contins. Pas question d'utiliser ma magie ici. Néanmoins, je compris vite que l'autre n'avait pas mes scrupules. Il fit soudain volte-face, et nos regards se croisèrent. Il leva sa main droite, qui se mit à luire. L'instant d'après, une bouche incendie sautait.

Le terrible jet d'eau qui s'éleva dans les airs, créant un arc-en-ciel, provoqua une panique sans nom. Les oreilles percées par des cris suraigus, je me retrouvai à jouer des coudes pour me frayer un chemin entre les badauds qui couraient en tous sens. Quand j'émergeai enfin de là, le sorcier venait de traverser un passage-piéton.

Les voitures s'étaient remises à circuler, me coupant la route. Je rabattis les mèches humides qui tombaient devant mon visage. Deux choix s'offrirent à moi : le perdre définitivement de vue, ou foncer.

Après une courte inspiration, je m'élançai.

La première voiture pila devant moi dans un crissement de pneus assourdissant. Des coups de klaxons enragés et une flopée d'insultes colorées saluèrent mon passage. La deuxième, il s'en fallut de peu pour qu'elle me percute. J'allongeai le pas, et elle me rasa dans un sifflement perçant. Avec quelque chose qui tenait du miracle, j'arrivai saine et sauve sur le trottoir. Le sorcier jeta un bref coup d'œil par-dessus son épaule. Son visage se décomposa lorsqu'il se rendit compte que je le talonnais toujours.

Quelques secondes de course me suffirent pour que je me rapproche au point d'à nouveau percevoir ses ondes. Celles-ci se heurtèrent aux miennes dans un duel acharné mais, ce qui me perturba, ce fut de les sentir infiltrer les tissus fragiles de mon cerveau. Je remuai la tête pour chasser la sensation désagréable qui me picotait le crâne et accélérai encore.

À la dernière seconde, le sorcier opéra un brusque virage et s'engouffra dans la bibliothèque municipale. Je freinai des quatre fers.

— Non mais je rêve, marmonnai-je dans ma barbe.

Je franchis à mon tour les hautes portes en verre du bâtiment et parcourus des yeux le hall de bois vernis, cherchant à repérer parmi les passionnés de lecture le zigoto qui m'intéressait. Impossible de le rater : ce dernier, essoufflé, avait ralenti l'allure, mais les spasmes nerveux qui agitaient son corps démentaient le calme qu'il s'efforçait d'afficher. L'imitant, je me pressai sans courir à sa suite, et ma démarche un peu grotesque interpela une bibliothécaire, qui baissa ses lunettes sur son nez pour mieux me regarder.

Un ding sonore nous fit tous les deux tourner la tête : la porte de l'ascenseur s'ouvrit pour laisser passer une dame en béquilles. Le lâche se précipita à l'intérieur et appuya comme un forcené sur le bouton de fermeture des portes. Qu'à cela ne tienne ! Quand la porte se mit à coulisser, je piquai un sprint...

Et elle se referma derrière moi.

L'expression qu'eut le sorcier, entre l'atterrement et le désespoir, valait tout l'or du monde. J'appuyai sur le bouton du quatrième étage où, je le savais, se trouvait un café et sa terrasse ensoleillée. Un endroit tranquille, parfait pour un petit interrogatoire.

L'homme, une main sur le cœur, soufflait comme un bœuf. Cette petite course-poursuite n'avait visiblement pas été une promenade de santé pour lui. Il me scruta longuement, avant qu'un éclair n'illumine ses yeux noirs.

— Tu n'es pas une Chasseuse, quand même ? s'insurgea-t-il.

— Bingo.

La sonnerie de l'ascenseur retentit, et je m'écartai pour le laisser passer.

— Après vous.

Son premier réflexe fut de se renfoncer dans la paroi de la cabine, mais un mouvement de menton de ma part le fit capituler. Il passa finalement devant moi, avec la tête dépitée d'un chiot privé de pâté.

***

Coucou!

Voilà enfin le chapitre 26. Notre petite Alicia a enfin droit à un peu de tranquillité (ou presque).

Je me suis légèrement lâchée sur les références culturelles... 😅 Pour tout vous avouer, j'adore ça 🤩 au point d'avoir écrit un mémoire à ce sujet. Est-ce que vous les connaissiez toutes?

Sinon, un nouveau personnage fait son entrée. A votre avis, cet Hyppolyte: potentiel allié 🤗 ou potentiel ennemi 😳?

Nous en saurons plus sur lui au prochain chapitre, qui arrivera la semaine prochaine (enfin, je l'espère, je n'ai pas terminé de l'écrire 😅😱).

Bisous 😍😘

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