Chapitre 25 - Promesses (2/3)
Je me statufiai.
Shawn était là, juste derrière moi. Je sentais sa présence comme un courant électrique. Mes mains se mirent à trembler contre mes cuisses. De plus en plus fort, jusqu'à ce que, dans un cri de rage, je me retourne pour l'attaquer.
Mes poings fendirent l'air et la pluie, mais n'atteignirent jamais leur cible. Il n'était pas stupide, il avait dû anticiper ma réaction. Sa haute silhouette, toujours vêtue de noir, esquiva chacun de mes assauts. Avec cette même adresse infernale qui me laissait un goût de désespoir dans la bouche. Sous sa capuche, ses yeux aux reflets d'argent me fixaient.
Dans un élan de colère folle, ma magie se mit à crépiter dans ma main droite. Des étincelles rubis illuminèrent la ruelle désolée de leur clarté rougeoyante, mais je ne pus lancer mon sort. Avec vivacité, le jeune homme posa sa main contre ma bouche pour faire taire les mots de magie que j'allais hurler et me plaqua si brusquement contre le mur qu'un hoquet m'échappa. Le fil de ma concentration perdue, les étincelles disparurent dans un bruit de pétard mouillé.
Je relevai mes yeux vers lui et mis dans notre échange toute la haine dont j'étais capable. Il ne se démonta pas. Son visage était lisse. Un lac en hiver que rappelait la couleur de ses yeux.
— Je ne suis pas là pour me battre, dit-il à voix basse en maintenant sa main contre ma bouche. Je veux juste te parler.
À ces mots, un rire grinçant m'échappa, assourdi par sa paume toujours posée sur mes lèvres. Je l'écartai d'un geste sec et le poussai, si violemment qu'il manqua de trébucher.
— Parler ? Tu veux parler ? lui fis-je écho d'un ton mordant. Comment oses-tu même réapparaître devant moi et exiger quoi que soit ? Tout ce que tu mérites, c'est que je te fasse brûler vif !
Je repris mon souffle, les membres fébriles et des sanglots plein la gorge. Je peinais à garder une contenance tant j'étais bouleversée de le voir après ce qu'il avait fait. J'avais autant envie de hurler que de sangloter. Ma magie, qui faisait vibrer chaque cellule de mon corps, ne m'aidait en rien à garder mon calme. Et je me rendis alors compte que quelque chose clochait.
Comment mes ondes pouvaient-elles être encore détraquées ? J'avais détruit son amulette, l'avait rendue inefficace, et c'était seulement pour cette raison qu'il avait battu en retraite. Avait-il eu le temps, en quelques jours à peine, de s'en procurer une nouvelle ?
Je le dévisageai, yeux écarquillés, et lui demandai d'un ton où perçait l'angoisse :
— Ton amulette ?
Shawn rabattit sa capuche, dévoilant ses mèches de jais où la pluie vint bientôt accrocher ses perles translucides. Je remarquai que sa joue sur laquelle j'avais creusé une profonde entaille était de nouveau intacte. Un coin de sa bouche se releva en un sourire en coin, dénué toutefois de sa désinvolture habituelle.
— Aux dernières nouvelles, c'est toi qui me l'as prise.
Il n'ajouta rien de plus, ne me montra pas de nouvelle pierre lui permettant de contrer mes sorts, n'hésita pas à dévoiler son point faible. Mon cerveau avait beau réfléchir à toute vitesse, une panique sans nom se mettait à enfler dans ma poitrine.
— Mais alors, repris-je d'une voix blanche, pourquoi...
Il bluffait, je ne voyais pas d'autre explication. Sinon, pourquoi ma magie avait-elle toujours réagi ainsi en sa présence, si cela n'avait été à cause de cette maudite pierre ? Pourquoi mes ondes roulaient-elles sous ma peau dès qu'il se trouvait près de moi, au point de me faire frissonner ? Pourquoi le faisaient-elles avec lui, et seulement lui ?
Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Je fermai les yeux, tentant de calmer les battements désordonnés de mon cœur. Quand je les rouvris, Shawn m'étudiait avec attention, insensible à la pluie qui ruisselait sur sa peau et collait ses mèches à son front.
— Dis-moi ce que tu veux et va-t'en, lui ordonnai-je avec hargne.
Si l'agressivité contenue dans ma voix le perturba, il n'en laissa rien paraître. Il ne dit rien, à vrai dire, se contentant de garder le silence alors que ses yeux dévalaient les courbes de mon corps. Il m'enveloppa d'un regard insondable qui me fit contracter les poings. Je vis la surprise dans ses prunelles lorsqu'elles se posèrent sur ma robe gorgée d'eau et mes jambes nues, parcourues de chair de poule. En même temps, seule une idiote se baladerait en jupe par ce temps de son plein gré. Il s'attarda sur le blouson de Michael, et je devinai sans peine les pensées qui lui traversèrent l'esprit.
— Tu n'essaies pas de me tuer ? finit-il par dire.
Je grinçai des dents, ravalai à grand-peine ma frustration. Comment lui avouer que c'était impossible ? Que sans plan ou préparation, sans une forme de fourberie qui ne me ressemblait d'ailleurs pas, je n'avais aucune chance contre lui ? Mais aussi qu'ainsi, de sang-froid, sans l'urgence propre aux luttes à mort, je ne parvenais à m'y résoudre ?
— Tu sais ce qu'on dit, contrai-je alors en relevant le menton, la vengeance est un plat qui se mange froid.
Ma réplique le fit rire tout bas.
— Je pourrais y croire, mais je te connais, Alicia : tu n'es pas du genre à planifier froidement ta revanche.
Je plantai mes yeux dans les siens avant de chuchoter :
— Détrompe-toi, Shawn. Tu ignores encore ce dont je suis capable.
D'épais nuages d'un gris presque noir, promesses de tempêtes, envahirent le ciel, et l'obscurité se mit à jouer avec les saillies de son visage.
J'avais prononcé ces paroles avec une douceur presque venimeuse et, cette fois-ci, il s'immobilisa. Toutefois, il n'eut pas l'air effrayé. Je me demandai alors : Shawn ressentait-il jamais la peur ? Peut-être pas, et j'avais de plus en plus l'impression de m'adresser à un mur. Une forteresse imprenable, impénétrable. D'ailleurs, le flegme qu'il affichait alors qu'il avait foutu ma vie en l'air eut bientôt raison du peu de maîtrise qu'il me restait. N'en pouvant plus de son expression d'indifférence, j'explosai.
— Comment ? m'emportai-je, dégageant d'un geste saccadé mes cheveux qui retombaient sur mes yeux. Comment as-tu pu me faire ça ? Après m'avoir défendue contre ce malade de Temor et sa bande ? ajoutai-je, et mon menton tremblota. Est-ce que tu as des remords au moins, ou c'est aussi un mot qui t'est étranger depuis que tu as donné ton âme au diable ?
La pique lui arracha une grimace mais, bien vite, il arqua ses sourcils noirs dans une expression de mépris.
— Des remords ? reprit-il avec l'air de dire que j'avais perdu l'esprit. Tu es sérieuse ?
— Oui, des remords. De la culpabilité, des regrets. Tu veux d'autres synonymes ? ironisai-je, haussant d'un ton. Quelqu'un est mort, tu comprends ? Mort !
— C'est toi qui ne comprends pas, rétorqua-t-il du tac-au-tac. Ou plutôt, qui as l'air d'avoir oublié.
Il secoua la tête et me contempla, la bouche entrouverte d'une stupéfaction cynique.
— On est en guerre, Alicia, enchaîna-t-il, prenant soin de marteler chaque mot. Une guerre larvée, certes, mais dont les batailles font des victimes jour après jour. Les Chasseuses n'en sont peut-être que les armes, reste qu'elles n'y vont pas de main morte.
— Tu parles de créatures des ténèbres, cinglai-je.
— Humains, démons, quelle différence ? fit-il avec emportement Il y a des monstres dans chaque camp, crois-moi. Et dans une guerre, tu tues et tu te fais tuer. Tu me demandes si j'ai des remords ?
Il baissa son visage à hauteur du mien, et son souffle ricocha sur ma peau. Je me reculai, m'enfonçant dans le mur.
— La réponse est non, dit-il d'un ton cassant. Et tu sais pourquoi ? Parce que ta collègue n'aurait eu aucune hésitation à me faire la peau.
— Pour me protéger ! éclatai-je, résistant à l'envie d'enfoncer mes poings dans son torse. Elle avait peur pour moi, est-ce que tu arrives à le comprendre, ça ?
Ma déclaration fut suivie d'un éclair éblouissant. Il zébra le ciel et illumina le visage de Shawn, crispé par la colère qui le gagnait peu à peu. Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que le tonnerre ne fasse entendre son grondement effrayant.
— Pourquoi ne t'es-tu pas arrêté ?
Il leva les yeux au ciel et émit un ricanement moqueur qui me fit plus mal encore que s'il m'avait frappée.
— Pourquoi ne t'es-tu pas arrêté quand je t'ai demandé de le faire ? répétai-je plus fort, car il n'était pas question qu'il s'en sorte avec le dédain pour seule parade.
— Alors quoi, fit-il d'un ton plein de sarcasme, il aurait fallu que je la laisse faire ? Que je la laisse me tuer ?
— Je t'ai déjà vu te battre. Je sais que tu aurais pu t'arrêter. Mettre un terme à ce combat avant qu'il ne soit trop tard. Maintenant, dis-moi la vérité, exigeai-je, les jambes vacillantes mais emplie d'une détermination féroce. Toi qui te vantes toujours de n'avoir rien à cacher, réponds-moi : est-ce que tu l'as tuée pour me faire réagir, et seulement pour ça ?
Car c'était là la question qui me torturait encore et encore, seconde après seconde. Nika, qui s'était battue pour moi jusqu'à en perdre la vie, avait-elle été tuée au nom de cette légende sibylline ? Shawn l'avait-il fait dans ce seul et unique but ? J'avais besoin de le savoir, quand bien même la vérité m'égratignait tel un bris de verre chaque fois que je l'effleurais.
La pomme d'Adam de Shawn remua lorsqu'il déglutit. Pour la première fois, je percevais son malaise, qui transparut dans les inflexions incertaines que prit sa voix rauque.
— Alicia, je...
— Dis-moi la vérité, le coupai-je, le scrutant sans merci.
Il soutint longuement mon regard, lèvres serrées, avant de baisser les yeux. Juste un instant, mais cela me fut suffisant pour comprendre. Je revis ce moment où j'avais hurlé et où la main meurtrière avait saisi l'arme. Cet instant de flottement indécis où tout était encore possible, avant que la lame ne vienne trouver le cœur. Je l'avais toujours su, dans ma chair, et son regard qui soudain me fuyait ne faisait que confirmer mes craintes.
Un hoquet m'échappa, incontrôlable, mais je plaquai ma main sur ma bouche pour le faire taire, battis frénétiquement des paupières pour faire partir les larmes qui me brouillaient la vue. Tout plutôt que de m'effondrer devant lui.
— Je me disais que ta colère pouvait être un déclencheur, mais je suppose que ce pouvoir dort encore trop profondément en toi.
Une justification, une déception peut-être, mais pas une excuse. Pas un regret. Ses paroles vaines m'atteignirent à travers un brouillard, glissèrent sur moi sans m'atteindre comme la pluie contre une vitre. Mais sa main, elle, je la vis quand elle s'approcha pour me toucher, et je m'en écartai sans masquer mon aversion.
— Tu n'as pas encore compris ? crachai-je, les yeux grands ouverts. Il n'y a pas de pouvoir. Il n'existe pas, ce n'est qu'une légende, et Nika est morte pour rien.
Le souffle de Shawn était saccadé, autant que le mien. Il faisait se soulever son torse avec rapidité, passait entre ses lèvres charnues. Peu à peu, je sentais en moi l'eau de la tempête se retirer, pour ne plus laisser derrière elle qu'un paysage dévasté, un triste gâchis. Le chagrin me tétanisa, et j'enveloppai de mes bras mon corps si frigorifié que la mort semblait l'avoir enlacé.
— Tu n'as pas pensé un seul instant aux conséquences, chuchotai-je.
Un nouvel éclair déchira le ciel, et la pluie tomba plus fort encore, fouettant mes joues engourdies, battant les fenêtres de ses gouttes devenues des dards.
— Ils savent, ajoutai-je à demi-voix. Ils savent pour nous, qu'on se connait, qu'on s'est vus et que...
Je me tus, me mordis le pouce avant de poursuivre d'une voix presque inaudible :
— Comment vais-je leur faire face, maintenant ? Ils n'auront plus jamais confiance en moi, alors que toutes ces années, j'ai tout fait pour qu'ils m'acceptent et...
Je m'interrompis, ne pouvant continuer sans dévoiler ce pan de ma vie qu'il ne connaissait pas et ne connaîtrait jamais. Il perçut ma détresse, mais se méprit sur son origine.
— Qu'ils t'acceptent ? Pourquoi, parce que tu es une sorcière ?
Je sentis toute la suffisance qui se cachait derrière sa promptitude à les méjuger, à les accuser d'intolérance. M'apparut alors le peu de respect qu'il avait pour eux, pour ma deuxième famille, et cela me fit mal.
Devant mon manque de réaction, il insista d'une voix puissante qui rappela le tonnerre retentissant dans le lointain :
— Tu es l'Adalid, tu m'entends ? Tu es au-dessus d'eux. Tu n'as de comptes à rendre à personne, et encore moins à ces marionnettes du Conseil.
— Tu ne peux pas comprendre ! le rembarrai-je si vivement que ses yeux s'arrondirent de stupeur. Tu ignores tout de moi, de nous, alors je t'interdis de nous juger. Tu me l'as dit toi-même : tu n'en as rien à foutre de moi. Alors cesse de faire comme si tu t'inquiétais. Tu es un monstre, et j'aurais aimé ne jamais croiser ta route !
Je terminai ma tirade à bout de souffle, le cœur chaviré. Un silence étouffant s'étira entre nous sans que Shawn ne reprenne la parole. On se regardait en chiens de faïence sous cette averse drue, retranchés derrière un mutisme farouche et des convictions que chacun était prêt à défendre bec et ongles. Un fossé désormais nous séparait, qu'il avait créé de sa main.
Je m'apprêtais à tourner les talons et à le planter sans autre forme de procès, mais il me retint, m'intima d'un ton qu'il voulait conciliant mais qui n'admettait pas de réplique :
— Il faut qu'on se mette à l'abri avant que tu n'attrapes la crève. Suis-moi.
Quand il fit mine de me montrer la voie vers je ne savais où, je remuai la tête, estomaquée par son culot et la facilité avec laquelle il faisait comme si rien n'avait changé.
— Tu plaisantes ? articulai-je dans un rire incrédule.
Lui ne rit pas, et pour cause : ce n'était pas une plaisanterie. Une gravité aussi soudaine que dévorante s'empara de lui. Une goutte tomba alors sur son front d'albâtre et roula le long de sa peau jusqu'à venir s'échouer sur ses lèvres. Quand je plongeai dans son regard incisif, l'éclat que j'y lus déclencha une alerte dans ma tête. Je reculai d'un pas.
— Tu rêves. Je ne te suivrai nulle part.
— Ne fais pas l'enfant et viens avec moi, rétorqua-t-il en me saisissant par le coude.
Pressentant ce qui risquait de suivre, je me dégageai.
— Lâche-moi.
Mon rejet termina d'épuiser sa patience qui, déjà, ne tenait plus qu'à un fil.
— Je te dis de venir avec moi, Alicia !
Ses mains se refermèrent autour de mes poignets telles des menottes, et je fus prise de panique. Pas parce que j'avais peur, mais parce que je savais sur quel chemin dangereux cet empressement que je ne lui avais jamais vu nous menait. C'est pour cette raison je me débattis, véritable furie, lorsqu'il voulut m'entraîner au cœur du quartier.
— Lâche-moi, lâche-moi, lâche-moi !
Mes supplications, noyées dans la pluie, n'eurent pas l'effet escompté. Au lieu de me libérer, Shawn tenta de me raisonner, me maintint contre lui pour que je cesse de lui résister, en vain. Je gigotais en tous sens à la façon d'un animal pris au piège. Il fallait que je parte au plus vite. Il fallait que je m'éloigne de lui avant que...
Enfin, je parvins à libérer une de mes mains. Elle alla aussitôt s'écraser contre sa joue, et sa tête partit violemment sur le côté.
La gifle, tonitruante, nous plongea tous les deux dans un état de choc proche de l'hébétude. Elle laissa sur sa pommette une empreinte qui devint incendiaire. Je restai figée cependant que sa tête pivotait vers moi. J'eus alors une conscience aigüe de nos membres qui s'étaient emmêlés pendant notre lutte. De sa jambe glissée entre les miennes, et de la texture rugueuse de son jean contre ma peau. Ses doigts comprimèrent mon épaule et, peu à peu, ses yeux gris s'égarèrent vers le bas de mon visage. Je sus ce qu'il s'apprêtait à faire avant même qu'il ne se penche sur moi.
Si le baiser de Michael avait été empli de tendresse, celui de Shawn, lui, avait une saveur presque douloureuse.
Ses lèvres se pressèrent contre les miennes, dures, exigeantes. Elles trahissaient une souffrance dont je n'avais deviné l'ampleur et qui le rongeait de l'intérieur. La tête vide, incapable de parler ou de bouger, j'avais du mal à réaliser ce qui était en train de se passer dans cette ruelle sordide. Pourtant, les faits étaient là : Shawn m'embrassait avec une fougue presque brutale, et sa peau contre la mienne était brûlante. Son parfum suave me monta à la tête et, à la fièvre qui embrasa ma peau lorsqu'il me serra fort, trop fort contre lui, je compris à quel point j'avais désiré ce moment.
Et là, une chose des plus étranges se produisit.
Ma magie détraquée s'apaisa, sans crier garde. Elle se pelotonna tel un félin bienheureux au fond de mon ventre et ronronna de contentement, pulsant au rythme d'un battement qui n'était pas le mien. Un battement désordonné qui, je le sus d'instinct, correspondait à celui du cœur appuyé contre ma poitrine. Mais bien vite, la réalité me rattrapa.
Shawn chercha à approfondir notre baiser, et ce fut un électrochoc.
Je l'écartai de mes deux mains, mais il s'éloigna à peine. Ses mèches effleuraient encore mon front, sa respiration haletante rebondissait sur ma bouche, mais la chaleur contenue dans ses pupilles dilatées et ses iris presque bleus eut sur moi le même effet qu'une douche froide. Ébranlée par ce baiser qui n'aurait pas dû être, j'essuyai ma bouche du bout de mes doigts.
Le masque de Shawn s'était ébréché, et il révélait sous sa glace un espoir presque candide qui me remua. Pour la première fois, il ressemblait à un véritable homme.
D'une main hésitante, il vint caresser mes cheveux mouillés, les repoussant derrière mon oreille. Ce faisant, il me dévorait des yeux. Où était passée son assurance à toute épreuve, entre désinvolture et provocation ? Celle qui m'avait exaspérée autant qu'elle m'avait attirée comme un aimant ? Il n'en restait plus une trace lorsqu'il rompit le silence.
— Je ne sais pas si c'est à cause de ton pouvoir, ou si c'est juste parce que c'est toi, mais depuis que je t'ai rencontrée, je ressens... je ressens quelque chose.
Jamais auparavant je n'avais entendu les mots se bousculer ainsi dans sa bouche. Il l'avait dit comme on reconnaissait enfin sa défaite et baissait les armes devant l'inéluctable. Il admettait une faiblesse qu'il n'avait su vaincre, une voix intérieure qu'il n'avait su taire.
Il avait dit ce que j'avais tant désiré entendre, mais il l'avait dit trop tard.
— Pars avec moi.
L'injonction jaillit, avec cette même urgence qui habitait ses gestes et raidissait la ligne carrée de ses épaules. Tout me corps se tendit et, de peur que je me dérobe, il saisit ma nuque et me força à le regarder bien en face.
— Tu vas croire que je suis fou, mais écoute-moi. Tu n'as pas besoin d'eux, poursuivit-il avec dureté. Ils ne peuvent rien faire pour t'aider, mais moi si. Je connais des gens, des deux côtés. Je t'aiderai à en savoir plus, mais surtout, je te protégerai. Je te protégerai de toutes mes forces contre ceux qui, bientôt, se mettront à ta recherche. Je ne te lâcherai pas, ajouta-t-il en prenant mon visage en coupe. Jamais. Je te le promets.
Trop tard.
Ses pouces caressèrent mon menton, effleurèrent ma lippe. Ses yeux ne m'avaient jamais paru aussi chauds, ni aussi limpides. Un ciel d'aurore paisible au lendemain d'une tempête. Sauf que son expression expectative, que l'incertitude vint progressivement rembrunir face à mon mutisme, disparut derrière une autre image: le cercueil aux jointures dorées de Nika qui s'enfonçait dans la terre.
J'avais la réponse à ma question : lui aussi pouvait ressentir la peur. Il la ressentait en ce moment-même, alors qu'il subissait l'attente cruelle de ceux qui dévoilent leurs sentiments sans savoir s'ils sont réciproques. Il venait de me donner le bâton pour se faire battre, et une part de moi s'en délecta dans un élan de méchanceté si vif qu'il m'étourdit. Une méchanceté vindicative qui me fit oublier l'autre Alicia, celle tapie dans un recoin sombre de ma tête et qui pleurait ce qui aurait pu être et ne serait jamais.
Un goût de fiel envahit ma bouche, et je réduisis ses espérances à néant.
— Tu me dégoûtes.
Ces trois petits mots étaient une autre gifle, pire encore que la première.
J'avais l'impression qu'en moi cohabitaient deux êtres aux sentiments contradictoires. Je pris plaisir à l'humilier et à lui cracher ma haine au visage, et je brûlai du désir de remettre ses mains sur moi lorsqu'elles se retirèrent, si vite qu'on aurait pu croire ma peau faite de braises.
— Partir avec toi ? repris-je dans un rire moqueur qui m'écorcha la langue. Tu me donnes envie de vomir tellement je te déteste. Moi aussi, je peux te faire une promesse, la seule qui compte : un jour, je te tuerai. Je me vengerai pour tout ce que tu nous as fait, et moi non plus je ne te lâcherai pas. Jamais. Je te le promets.
J'exultais et me faisais horreur, jubilais et sanglotais tout à la fois.
Il n'en fallut pas plus pour que l'éclat d'humanité que j'avais tant voulu voir s'éteigne telle une bougie dans le vent. Ne resta plus que l'obscurité, les ténèbres dans lesquelles il s'enfoncerait sûrement davantage. Je soutins son regard tandis qu'il se détachait de moi, cette fois pour de bon.
Shawn ne montra rien de sa déception. Ni de sa peine, si tant est qu'il en ressentit. Il aspira simplement une goulée d'air, l'expira dans un ricanement sardonique, et c'était fait : le masque d'inhumanité était revenu, pour ne plus jamais le quitter. Je l'observai reprendre contenance, plongeai mes ongles dans ma chair comme une interdiction, pour ne pas faire le moindre geste vers lui. Il passa alors une main dans ses cheveux et me demanda froidement, un peu comme s'il réfléchissait à voix haute.
— C'est donc un duel à mort qui nous attend ?
— Oui, soutins-je, et je retins un cri de douleur tant mon corps se languissait déjà de cette chaleur perdue.
Le jeune homme hocha la tête à plusieurs reprises, tout à ses pensées. Je me demandai comment il pouvait être aussi calme, alors qu'en moi, le chaos régnait en maître.
— Sois assurée que je ne te ferai aucun cadeau, ajouta-t-il, toujours avec ce détachement effrayant.
C'est alors que je compris. Shawn avait muselé ses émotions, un peu comme on enferme un trésor dans un coffre, et il les avait enfouies là où elles ne pourraient plus jamais le tourmenter.
— Moi non plus, murmurai-je.
Ses lèvres s'étirèrent en un sourire machinal, vide.
— Je n'en attendais pas moins de toi, mais tu as oublié un détail.
Il ouvrit ses mains devant moi, paumes levées vers le ciel.
— Moi, je n'ai rien à perdre, me lança-t-il, mais est-ce ton cas ?
Et ses yeux accrochèrent le blouson de Michael que je portais toujours. La panique me submergea, pétrifiante, si violente que le décor se mit à tanguer.
— Non, hoquetai-je. Tu ne peux pas...
— Je ne peux pas quoi ? me coupa-t-il.
Il eut un haussement de sourcils, qui était l'innocence même mais qui fit s'affoler mon pouls dans ma gorge.
— Laisse-le en dehors de cette histoire. Ça ne le concerne pas.
— En tant qu'Éclaireur de ta maison, je dirais qu'il est plutôt concerné par l'affaire.
J'ouvris de grands yeux surpris, qui lui arrachèrent un rire aux accents moqueurs.
— Qu'est-ce que tu crois ? Je sais reconnaître un Éclaireur quand j'en vois un.
— Ne fais pas ça, le priai-je alors dans un chuchotement fébrile. S'il te plait.
Mais je savais que le supplier était inutile. Il suffisait de voir la froide détermination qui faisait briller ses yeux métalliques.
—Tu l'as dit toi-même : je suis un monstre. Et c'est ce que font les monstres, pas vrai ?
Je ne bougeai pas quand ses deux mains se posèrent sur mes joues dans un ersatz de tendresse.
— Ils font souffrir les autres, souffla-t-il contre mes lèvres.
Yeux rivés à son visage qui s'était fait guerrier, je luttais contre la bile qui obstruait ma gorge.
— Tiens-toi prête, fut son dernier avertissement.
Et avant que je n'aie pu me ressaisir, sortir de cette apathie qui s'était abattue sur moi, il était parti.
***
(N'oubliez pas la petite ⭐ avant de passer à la suite!)
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