Chapitre 23 - Percée à jour
Quinze, seize, dix-sept...
La trotteuse parcourait par à-coups le cadran. Lentement. Inlassablement. Elle égrenait de son bruit sec les secondes qui semblaient des heures. Comme un sablier défectueux d'où le sable ne s'écoulerait plus qu'à moitié.
Trente, trente-et-un, trente-deux...
Je n'en manquais aucune. J'observais le ballet des aiguilles à défaut d'observer celui des infirmières stressées qui s'affairaient autour de moi. Je ne savais pas vraiment depuis combien de temps j'étais là, assise sur cet instrument de torture qu'on osait appeler siège, le menton posé dans le creux inconfortable que formaient mes genoux relevés contre ma poitrine.
Cinquante-neuf, soixante, un...
Le temps me paraissait soudain bien tangible. Un cours immuable que l'on pouvait sentir filer entre nos doigts. Pas comme la mort. La mort était l'abstrait par excellence, le néant. On était là, et puis on ne l'était plus. Le corps restait, entamait sa lente déchéance vers la poussière, mais l'esprit, lui, s'en allait.
Ou disparaissait ?
La mort était-elle vraiment ce vide froid et béant, cette absence de sensation que d'aucuns décrivaient dans les livres ?
Comme s'ils en savaient quelque chose.
La mort n'avait rien d'abstrait en tout cas pour ceux qui restaient.
Dix, onze, douze...
Je répétais les chiffres, aussi inlassablement que cette maudite aiguille emprisonnée dans son cadran immaculé. Je les répétais parce que sans ça, sans eux, mon esprit s'en irait lui aussi. Vacillerait pour de bon. Rejoindrait ce pays de cauchemars dans lequel je plongerais assurément quand j'aurais le malheur de quérir le sommeil.
Rien ne serait plus pareil.
Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept...
Une boule se forma dans ma gorge, et une chaleur familière noya mes joues.
C'était inlassablement que je pleurais aussi. Les gens qui se pressaient dans les urgences de l'hôpital ne faisaient pas attention à moi. Les infirmières non plus d'ailleurs. Le spectacle d'une jeune fille en larmes n'avait rien de surprenant en Espéritie, au contraire : le deuil était le pain quotidien. À chacun sa douleur, son lot de misères.
Quarante-trois, quarante-quatre, quarante-cinq...
Ici une fracture, là une entaille due à une mauvaise chute. Les patients se suivaient et se ressemblaient. Ils se faisaient plus rares à mesure que la nuit installait son calme et son silence. Je voyais leurs blessures d'un œil morne. Il arrivait que ma main se lève d'elle-même, désireuse de les soigner, mais elle retombait mollement sur le plastique granuleux de la chaise. Certains, j'aurais pu les soigner en une poignée de secondes. Une once de concentration, quelques étincelles, et ils seraient ressortis de là comme neufs. Or, j'appréhendais le dégoût ou la peur qui pouvaient se terrer au fond de leur regard.
Une sorcière, se diraient-ils. Est-ce une humaine ou un démon ?
Je devinais leurs craintes pour les avoir déjà entendues. Ils se diraient : elle prétend me guérir avec ce sort, mais si elle cherchait à envahir mon esprit ? À prendre possession de moi ? Laisserait-elle quelque chose dans ma chair ? Des résidus, une trace indélébile et indésirable ?
M. et Mme Tout-le-monde tenaient des discours de tolérance pour que tous les entendent, mais, dans leur cœur, eux aussi se méfiaient. Ils prenaient juste garde à maintenir les apparences et le sourire faussement poli qui leur collait aux lèvres comme du mauvais miel.
Un médecin, la science, une cicatrice plutôt que la magie.
Un enfant, qui éclata en sanglots à quelques pas de moi, interrompit le fil de mes réflexions lugubres.
J'étais injuste, et je le savais. Je savais que certains seraient ravis que je leur prête mon aide, mais je n'en avais pas la force. Mon cul était collé à cette chaise comme la culpabilité me collait à la peau.
Alors, je me contentai d'enfouir mon visage dans mes genoux et de retenir la plainte de douleur qui ne demandait qu'à jaillir.
Difficile de ne penser à rien quand vos pensées se bousculaient. De vraies auto-tamponneuses. J'essayais, pourtant. Je ne voulais pas songer à l'expression peinée de Frédéric que j'avais aperçue avant de monter dans l'ambulance. Je l'avais recroisé, mon chef, dans la salle d'attente des urgences. Il s'était approché, avait posé sa main sur ma tête avant de filer à la recherche d'un médecin pour le renseigner. Sandy était là, quelque part, dans les entrailles de cette fourmilière peuplée de blouses blanches, à passer moult examens pour éviter d'allonger la liste des morts.
Il ignorait encore tout, Frédéric. Eut-il été au courant du fin fond de l'affaire, il ne m'aurait sans doute pas réconfortée. Son regard se serait chargé d'un sentiment bien éloigné de la peine.
Ce n'était qu'une question de temps avant que lui, que tous, sachent.
Je fermai les yeux et me mordis la lèvre.
— Alicia ?
Je sursautai sur ma chaise et relevai la tête. Cette voix. J'avais désiré l'entendre autant que je l'avais craint.
Michael se tenait devant moi, les bras le long du corps. Je plongeai dans ses yeux verts comme dans une forêt d'émeraude éclairée par un soleil d'été.
Comment n'avais-je pas pu voir que lui était la vie, et que Shawn était la mort ?
Les sourcils de l'Éclaireur étaient haussés en une interrogation muette. Tu vas bien ? semblait-il me demander. Ses doigts se murent d'eux-mêmes, comme s'ils souhaitaient se tendre vers moi mais qu'il les retenait.
Je n'avais qu'une envie : sentir la chaleur de sa peau halée contre ma joue. Or, je restais figée, crispée. Une enfant qui a fait une grosse bêtise.
L'adolescent plissa le front, avant que son regard ne s'attarde sur mon sweat piqué de taches écarlates.
Sans plus me laisser le choix, ses mains vinrent saisir mes bras. Il me mit debout, avec une infinie précaution, et m'enferma contre son torse. Mon corps se raidit, mes yeux me piquèrent, mais quand ses paumes se plaquèrent contre mon dos, je me laissai emporter par ce réconfort à portée de main.
Avec un empressement proche du désespoir, j'enlaçai sa taille et me collai à lui, le nez contre son cou où m'attendait son doux parfum de citron. Il me rendit la pareille. Notre étreinte se prolongea, deux êtres immobiles au milieu de ce désordre blanc au goût d'antiseptique. Ses doigts caressèrent bientôt mes cheveux, s'éternisèrent au creux des mèches, jusqu'à ce qu'un raclement de gorge ne me fasse émerger de ce cocon de douceur.
Jack était là, à quelques pas de nous. À la mine éloquente qu'il afficha lorsque Michael et moi nous séparâmes, je ne doutais pas qu'il avait saisi ce qui se tramait entre nous. S'il désapprouvait, l'Éclaireur-adjoint n'en montra rien. Il se contenta de couler un regard en direction de la main de Michael qui s'attarda sur mon poignet avant de me dire de but en blanc :
— Frédéric voudrait que tu nous rejoignes dans la chambre de Sandy. La 201.
Aussitôt, l'appréhension me tordit les entrailles.
— Bien sûr, acquiesçai-je d'une voix de petite souris.
Jack fit mine de s'éloigner, mais il revint sur ses pas pour ajouter, la bouche tordue en un rictus plus qu'en un sourire :
— Ah, et on a enfin réussi à joindre Laurine et Cathy. Elles seront là dans une dizaine de minutes.
Laurine. J'avais cru ne pas pouvoir la haïr davantage, mais je m'étais fourvoyée. Je me souvenais de la ferveur avec laquelle j'avais espéré qu'elle vienne nous aider, mais pendant que nous étions à la merci de nos ennemis, Laurine était bien loin, perdue dans ses délires égoïstes et immatures.
C'était ce dont je voulais me convaincre. Ne me restait plus qu'à ignorer la voix pernicieuse qui me soufflait que je ne valais pas mieux qu'elle.
Jack nous devança dans les étages. Michael me retint un instant, le temps de saisir ma nuque et de me voler un baiser. Il s'écarta presque à regret et embrassa mes doigts gelés avant de m'entraîner vers la chambre de Sandy.
Jack avait laissé la porte entrouverte, si bien que la voix agacée de la Chasseuse nous parvint alors que nous remontions toujours dans le couloir.
— Puisque je vous dis que je vais bien.
Sandy était rarement énervée, mais la fatigue et le chagrin avaient épuisé sa patience. J'entendis une autre voix lui répondre, une voix de fausset. Même si je ne percevais pas les mots, le propriétaire de ce timbre grêle réprimandait la Chasseuse d'une manière qui donnait à penser qu'elle n'avait pas toute sa tête. Michael n'attendit pas la fin de la discussion pour frapper à la porte et entrer, moi à sa suite.
Assise sur un lit médicalisé et vêtue d'une chemise blanche aux motifs bleus, Sandy gardait ses bras obstinément croisés devant sa poitrine. Quand elle nous aperçut, elle me désigna de sa main grande ouverte et lança d'un ton sec au médecin, un grand dadais d'une trentaine d'années qui arborait de profonds cernes sous ses yeux marron :
— Voici la collègue dont je vous ai parlé. Je peux vous l'assurer : sa magie est rudement efficace.
Le docteur me dédia un regard sceptique qui me fit rentrer la tête dans les épaules.
— Certes, répondit-il en se détournant de moi. Pour autant, la guérison par magie n'a pas la même précision qu'une opération. Vous devriez rester ici ce soir, afin que l'on puisse vous garder sous observation.
— Le scanner n'a rien donné pourtant, intervint Frédéric.
— D'après ce que vous m'avez décrit, c'était un choc sévère, se justifia le médecin. Nous ignorons dans quelle mesure cette... magie – il avait buté sur le mot – a réparé les tissus.
— Il a raison, plaidai-je avec une mine incertaine. Certains sorciers sont capables de guérir avec une précision de chirurgien, mais ce n'est vraiment pas mon cas. C'est peut-être plus sage que tu restes ici cette nuit.
Le médecin et Sandy furent visiblement surpris de mon intervention, le premier dans le bon sens du terme, la deuxième, dans le mauvais. C'était sans compter sur l'obstination de la combattante.
— Et si on reste à mon chevet toute la nuit ?
— Quelqu'un de votre entourage pourrait s'en charger ? demanda le praticien.
Les yeux de Sandy roulèrent dans leurs orbites.
— Je vis dans une Moon House, rétorqua-t-elle. On manque d'intimité, pas de garde-malades.
Le jeune homme se retint de lever les bras au ciel.
— Entendu, abdiqua-t-il cependant, mais au moindre signe préoccupant, à la moindre migraine anormale...
— On reviendra vers vous, le coupa Frédéric en posant une main amicale sur son épaule. Merci de tout cœur, docteur.
Le médecin grimaça mais comprit le message : il prit congé sans demander son reste.
Il referma la porte derrière lui, et le silence qui tomba dans la pièce était une chape de plomb. L'air parut s'être raréfié, et l'impression d'asphyxier qui me prenait à la gorge s'accentua lorsque Sandy marmonna :
— Maintenant, si vous me le permettez, je vais quitter cette blouse ridicule.
Une fière Chasseuse, qui pour rien au monde ne voulait paraître vulnérable aux yeux des autres.
Sandy s'extirpa du lit et prit ses affaires soigneusement pliées sur une chaise. Elle s'apprêtait à entrer dans la salle de bains lorsqu'elle pivota soudain vers moi. Il me fallut plusieurs secondes avant d'avoir le courage de la confronter.
Les yeux océan de la jeune femme étaient emplis d'une douleur sourde qui faisait écho à la mienne. Une plaie profonde et lancinante, qu'un sentiment d'échec venait mettre à vif. Je redoutai sa colère, j'eus tort : la compassion de Sandy, son empathie, étaient ses plus grandes qualités. Elles la firent se pencher vers moi pour embrasser mon front et me serrer contre elle. Je l'étreignis à mon tour, et la blouse légère bruissa entre nous.
Pour la première fois de ma vie, Sandy me sembla mince, presque fragile.
Quand elle s'éloigna, deux sillons brillaient sur ses joues. Avec pudeur, elle les essuya à la hâte et alla s'enfermer dans la salle d'eau.
Michael me caressa discrètement le bas du dos, mais il eut un mouvement de surprise lorsque Frédéric lui demanda d'un ton sans appel :
— Tu peux nous laisser un instant, Michael ?
J'échangeai un regard avec l'autre adolescent et vis son incompréhension. Pour ma part, j'étais presque reconnaissante. Je ne voulais pas qu'il entende ce qui allait suivre. Alors, quand il s'exécuta de mauvaise grâce et sortit dans le couloir, je fus soulagée.
Je me retrouvai seule face à Frédéric et Jack. L'Éclaireur en chef se tenait debout devant le lit. Ses mains qu'il avait posées sur ses hanches remontaient sa veste de costume de façon presque comique, mais bien loin de moi l'envie de rire. Son second, lui, avait pris place sur un siège disposé devant la fenêtre. La vue sur l'extérieur n'était qu'une vaste marée noire dans laquelle j'aurais aimé sombrer.
Je passai ma main sur mon front pour chasser la pellicule de sueur qui s'y était déposée. Ainsi contemplée par mes deux supérieurs, je me sentais un peu étourdie, les jambes flagadas. Frédéric se racla la gorge, puis se lança :
— Sandy a essayé de nous dire ce qu'il s'était passé, mais...
— Elle est restée inconsciente quelques minutes, acquiesçai-je. Ensuite, elle était un peu dans les vapes.
— Elle nous a quand même raconté ce qu'elle a pu, reprit mon chef, remontant ses lunettes sur l'arête de son nez.
— Quelque chose qui nous a un peu interpelés, ajouta Jack, soucieux.
Je baissai brièvement les yeux. Un pli préoccupé apparut sur le front de Frédéric, qui prouvait la vive inquiétude que tentait de masquer mon chef. Il tourna vers moi un regard attentif et m'interrogea d'une voix si calme qu'il semblait vouloir m'apprivoiser :
— Alicia, est-ce que Mason et toi aviez un quelconque... lien ?
Je sentis les traits de mon visage s'affaisser, mes lèvres se sceller. Impossible de les entrouvrir pour répondre à cette question tant la honte me dévorait. Mon mal-être devait être évident aux yeux de mon chef, car il s'approcha de moi pour me toucher l'épaule.
— Tu sais ce que tu peux tout me dire, m'encouragea-t-il encore.
Oui, je pouvais dire beaucoup de choses à Frédéric, mais pas ça. Encore moins devant Jack et ses yeux sombres qui, eux, ne contenaient aucune aménité. Mon corps refusait de se mettre à nu et de subir leur jugement, et un réflexe presque animal me poussa à sauver ma peau en ne dévoilant qu'une partie de la vérité.
— Après le meurtre de M. Wright, j'ai vu Sh-Mason deux fois.
Fort heureusement, je m'étais reprise de justesse.
À l'entente de cette information, les deux hommes se regardèrent pendant quelques secondes. Mon chef me fit ensuite signe de poursuivre.
— La première fois, c'était pendant une mission avec Sandy et...
Je déglutis difficilement, et des larmes voilèrent mes yeux.
— Et Nika, repris-je, la voix étrécie. Lorsque je me suis fait attaquer par des lobos.
Frédéric hocha la tête pour me montrer qu'il se souvenait de la mission en question.
— La deuxième, c'était à la Pointe-Claire. On s'est croisés par hasard, il cherchait le saurio lui aussi.
— La première fois n'était pas un hasard, alors ? me demanda Jack avec une froideur et une insensibilité toutes professionnelles.
Je fis non de la tête.
— Que voulait-il ?
Cet interrogatoire me mettait au supplice, mais je ne pouvais plus y échapper. Alors, dans un chuchotis, je leur confiai ce secret qui était de toute manière devenu trop lourd à porter :
— Il croit dur comme fer que je suis l'incarnation d'une sorte de légende démoniaque.
Mon ironie ne leur avait pas échappé, tout comme leur mine soudain alarmée ne m'échappa pas à moi non plus. Ce fut Frédéric qui reprit la parole :
— Quel genre de légende ?
Je haussai les épaules pour montrer mon incertitude.
— Quelque chose qui n'a rien de plaisant, bien sûr. L'Adalid serait un genre d'ange de l'apocalypse, prêt à se rallier aussi bien aux humains qu'aux créatures des ténèbres.
— Adalid, tu dis ? fit Jack.
— Adalid, Leader, précisai-je. Ça vous parle ?
Frédéric interrogea Jack du regard, mais ce dernier secoua la tête.
— On a bien quelques ouvrages rares, qui datent du début du millénaire, marmonna Frédéric, qui donnait l'impression de réfléchir à voix haute.
Jack eut un reniflement presque dédaigneux.
— Aucun n'est traduit. Il faudrait des centaines d'heures de travail pour déchiffrer ces langues démoniaques, fit-il valoir.
Un peu sèchement d'ailleurs, si bien que Frédéric plissa les yeux, peu content que l'on remette son autorité en question.
— Eh bien, je suggère que vous vous mettiez au travail rapidement, cingla-t-il.
La mâchoire de Jack se contracta devant le rappel à l'ordre. Plusieurs secondes s'écoulèrent dans une atmosphère tendue, et je soupçonnai Sandy de rester dans la salle de bains pour ne pas interrompre cette discussion pénible.
Jack s'éclaircit finalement la gorge et lança d'un ton qui se voulait plus conciliant.
— Quoi qu'il en soit, après ce qu'il s'est passé ce soir, le Conseil sera bien obligé d'agir. Les Chasseuses n'ont pas le droit de punir les crimes des hommes, mais Mason a tué l'une de nos combattantes sans s'en cacher et sans la moindre hésitation.
À ces mots, je revis la lame. La courbe parfaite qu'elle avait dessinée avant de se planter dans la chair.
Je battis des paupières, le cœur au bord des lèvres.
Frédéric se massa la nuque, peut-être pour calmer un mal de tête naissant. Même s'il n'avait pas vécu ce cauchemar au même titre que nous, je voyais sur son visage les séquelles qu'il laissait, dans ses traits creusés et cette crainte qui habitait désormais ses yeux alors qu'il m'observait.
—T'a-t-il dit pourquoi ?
Pourquoi il vous a attaquées ? Pourquoi l'une d'entre vous est morte ?
Il n'avait pas besoin de formuler ces questions : je les devinais à l'accroc qui hacha son souffle.
Pour me forcer à libérer ce pouvoir ? Pour me tuer ? Les deux peut-être, je n'étais plus sûre de rien. Et c'est ce que je m'apprêtais à leur dire lorsque des bruits étouffés nous parvinrent du couloir. J'entendis Michael crier « non » juste avant que la porte ne s'ouvre à la volée et qu'une haute silhouette coiffée de cheveux blonds ne s'engouffre dans la petite chambre tamisée.
Laurine.
Elle avait perdu de sa splendeur, la coquette Chasseuse. Son mascara s'amoncelait autour de ses yeux rougis et striait ses hautes pommettes de lignes grisâtres. Je ne lui avais jamais vu cet air hagard, ce vide qui délavait ses prunelles noires, mais une colère folle déforma vite ses traits racés quand elle m'avisa.
— Alors, c'est vrai ? m'interrogea-t-elle d'une voix vacillante. Nika... Nika est vraiment... ?
C'était moi qu'elle regardait. Pas notre chef, qui hésitait visiblement à la faire sortir. Pas Sandy, qui avait bondi hors de la salle de bains dès l'arrivée de notre collègue. Pas Cathy et Michael, qui s'étaient dépêchés d'emboîter le pas à la Chasseuse éplorée. Non, c'était sur moi qu'elle dardait ses yeux emplis de reproche.
Je hochai faiblement la tête, et son visage refléta si bien ses pensées que tous comprirent. En son for intérieur, elle se demandait : pourquoi Nika ? Pourquoi pas elle ?
— Combien étaient-ils ? aboya-t-elle.
Nul doute que sa voix s'était répercutée en échos puissants dans le couloir paisible de l'hôpital.
— Laurine, gronda Frédéric.
Un avertissement, qu'elle ignora royalement.
— Combien étaient-ils ? répéta-t-elle, plus fort encore.
— Trois, finis-je par avouer.
Et sa réaction me fit comprendre à quel point ce chiffre était dérisoire.
Les yeux écarquillés, elle lâcha un rire méchant, teinté d'ironie. Sandy, à nouveau vêtue de sa tenue noire de combattante, ne put résister au besoin de me venir en aide.
— J'étais à terre, Laurine.
Sa voix avait pris des inflexions intransigeantes, mais cela ne suffit pas pour apaiser la rage, et la peine, de la jeune femme.
— Et alors ? C'est une sorcière, non ? lança-t-elle avec véhémence en me désignant de son index, si tendu qu'il tremblait. Le petit prodige de la maison.
— Ça suffit, intervint Michael.
L'étonnement traversa le visage de la fausse blonde quand le jeune Éclaireur s'interposa entre elle et moi. Michael était furieux, je le voyais à la crispation de sa bouche, mais il se contenait. Un geste lui échappa cependant. Un élan vers moi, pour prendre ma main. Il se retint au dernier moment, mais Laurine n'avait rien perdu de ce mouvement avorté. Un rictus mauvais tordit ses lèvres fuchsia, et ce fut dans le regard de Michael qu'elle planta ses yeux perfides lorsqu'elle poursuivit :
— Un petit prodige bien incapable de protéger qui que soit : Wright, Nika...
Elle pencha la tête vers moi et ajouta, doucereuse :
— Quand va s'arrêter la liste de tes échecs, Alicia ?
C'en fut trop. Je me jetai sur elle et la poussai si fort qu'elle percuta le mur. Sandy se précipita aussitôt pour entourer ma taille de ses bras et me tirer en arrière, et Cathy fit de même avec Laurine. Sauf que le mal était fait : les mots empoisonnés de la vipère s'étaient infiltrés en moi comme du venin.
— Et où est-ce que tu étais, toi, hein ? hurlai-je. Tu ne sais pas ce qui s'est passé ! On s'est fait massacrer pendant que tu pensais à ton petit nombril. Alors, ne me fais pas la leçon, jamais !
Laurine accusa le coup. Son visage se fit gris, aussi gris que le maquillage qui coulait sur sa face de reine déchue, mais la combattante ne pouvait pas s'arrêter là. Elle ne pouvait pas laisser passer cet affront. Elle se sentait aussi responsable que moi, je le voyais à son air de suppliciée, mais il lui fallait un coupable qui prenne tous les torts. Et ce bouc-émissaire, elle avait décidé que ce serait moi.
Elle essaya de se défaire de la prise de Cathy, mais son amie la tenait serrée contre elle. Ne lui restait donc plus que les mots pour me faire mal.
— Tu aurais dû tout faire pour la sauver, cracha-t-elle, et un sanglot déforma le dernier mot. Prendre les coups à sa place, te battre jusqu'à la mort, je m'en fous ! Tu aurais dû tout essayer, et tu n'as rien fait !
— C'est faux ! me défendis-je. J'ai essayé de la sauver ! J'ai supplié Shawn d'arrêter, mais il ne m'a pas écoutée, il...
Laurine arqua ses sourcils de surprise, et je m'interrompis, le souffle haletant. Si mon lapsus ne m'avait pas entièrement trahie, la honte qui incendia mes joues avait certainement fait le reste.
Lentement, toutes les paires d'yeux convergèrent vers moi, mais ce ne fut pas le pire.
Le pire, ce fut le sourire triomphal qui étira peu à peu les lèvres de Laurine. Elle avait obtenu ce qu'elle voulait. Son innocence, et plus que ma culpabilité : ma trahison.
Son expression était celle du loup sur le point d'engloutir sa proie quand elle reprit avec une lenteur étudiée :
— La question que l'on pourrait se poser, c'est pourquoi il t'aurait écoutée toi.
Le regard de Michael me brûlait la nuque.
La panique eut raison de moi, et je ne songeai plus qu'à une chose : fuir. Yeux vissés sur le linoléum, je saisis à la hâte mon sac à dos posé par terre et m'élançai hors de la chambre.
Je remontai le couloir à toutes jambes. Je ne ralentis pas quand j'entendis Michael m'appeler. Par lâcheté, je ne me retournai même pas, au contraire, j'accélérai jusqu'à me mettre à courir dans le corridor, dont les parois paraissaient se refermer sur moi. Je me pressai dans les premières toilettes visiteurs qui se présentèrent sur ma route. J'étais seule dans l'espace clos, alors je n'attendis pas un instant de plus : je transposai chez moi dans une vive lumière dorée qui gicla sur les portes des cabines et le miroir.
Les étincelles qui m'avaient transportée dans mon monde enflammèrent les murs de ma chambre. Mes pieds se posèrent avec légèreté sur la moquette, et ma magie s'éteignit dans un souffle léger. Puis, l'obscurité. Une obscurité bienvenue, dans laquelle je pouvais enfin faire tomber les barrières.
La petite pièce était si paisible que je pouvais presque entendre le grimoire de Léonard chuchoter de douces paroles à mes oreilles. Sauf qu'il n'était plus qu'un rappel de mes erreurs.
Mon premier réflexe fut de me déshabiller, d'ôter avec empressement mes vêtements tachés de sang.
Le deuxième, d'ouvrir le dernier tiroir de mon bureau, d'y enfouir ce livre maudit sous une pile d'anciens cahiers et de refermer la porte comme on referme un cercueil. Pour ne plus jamais l'ouvrir.
***
Hello!
Bon, vous vous en doutiez, ce chapitre ne respire pas la joie de vivre 😢 je préfère écrire Alicia quand elle pète la forme 😅 mais c'est un passage obligé. J'espère que je ne vous ai pas trop déprimées 😪
Comme je vous l'ai dit, j'ai repris le travail il y a quelques semaines et c'est un peu la cata niveau écriture 😭 en plus, je suis sur un chapitre délicat important, alors je suis un vrai 🐌
MAIS le chapitre de la semaine prochaine est prêt 😇 je vous retrouve donc samedi pour la suite ❤️
Bonne chance à ceux qui font le Nanowrimo. Vous avez toute mon admiration 🤩
Bisous 😘😍
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