Chapitre 22 - Et la haine fut
Un bourdonnement strident emplissait mes oreilles et me coupait du monde. Il noyait la mélodie électronique qui agressait mes oreilles. Assourdissait les percussions qui battaient contre mon cœur.
Un voile rouge s'était levé devant mes yeux. Un filtre de sang qui colorait le décor du club et le visage expectatif de Shawn rivé sur moi.
J'avais les doigts et les jambes engourdis, le cerveau en panne. Un court-circuit avait déconnecté mon corps tout entier pour ne laisser qu'une sensation de flottement, qui me donnait le vertige et un goût acide dans la bouche. Le goût de la peur.
J'avais l'impression d'observer la scène de très haut, cachée dans les éclairages qui zébraient le plafond. De n'être qu'un témoin, et non l'actrice principale, de ce cauchemar.
Jusqu'à ce qu'un cri déchirant me ramène brusquement les pieds sur terre.
— Merde, Alicia, enfuis-toi, tu m'entends ?! Va-t'en !
Ce fut une décharge électrique.
Je tournai la tête vers Nika. Sa silhouette gracile se détachait dans cet océan écarlate. Les deux démons l'avaient forcée à s'agenouiller sur le damier de lumière qui constituait la piste. Ils comprimaient ses bras au point de broyer sa chair.
Le dernier monstre me considérait avec amusement, ses yeux caprins, à la pupille horizontale, luisant dans la pénombre sanglante.
— Va-t'en, répéta Nika. VA-T'EN !
Ce dernier cri eut l'effet d'une gifle.
Tout mon environnement se rappela alors à moi, avec une douloureuse acuité. La musique hypnotique qui s'échappait des baffles et me déchirait les tympans, la chaleur moite qui alourdissait l'air et collait à ma peau, et les paroles de Shawn qui résonnaient encore à mes oreilles et me glaçaient les os.
Il est temps que tu me montres de quoi tu es capable.
Mes ongles s'enfoncèrent dans ma paume à m'en faire saigner, et c'était comme si je réintégrais enfin mon corps.
Je secouai précipitamment la tête, catégorique. Tant pour signifier à Nika qu'il était hors de question que je les abandonne que pour montrer à Shawn que je refusais d'entrer dans son jeu.
Je relevai la tête vers le jeune homme pour lui faire face.
— Tu bluffes. Tu ne me feras rien.
Pourtant, ma voix avait vacillé sur le dernier mot. Pourtant, quand il avança d'un pas, je reculai tout autant.
Un poids tomba sur mon estomac quand il enleva son blouson sans me quitter des yeux et le jeta négligemment sur le bar, où s'alignaient toujours des dizaines de verre à moitié bus.
— Je te l'ai dit, répliqua-t-il avec un haussement d'épaules. Je ne mens jamais.
Son ton léger détonait avec la tension presque palpable. Néanmoins, derrière le badinage affiché, la menace était bien présente. Et elle mettait à vif chaque cellule de mon corps.
Je sentais contre mon dos les coins du grimoire comme si je le portais à même la peau. Si seulement j'avais pu y jeter un coup d'œil avant. Si seulement...
— D'ailleurs, reprit-il gravement, je ne t'ai pas menti quand je t'ai dit de ne pas me faire confiance.
— Laisse-la tranquille, espèce de salaud ! cria Nika.
La détresse de mon amie m'arracha un tremblement en même temps qu'elle faisait naître l'ombre d'un sourire sur les lèvres du jeune homme.
— Eh bien... c'est dans votre Moon House qu'on vous apprend à parler comme ça ?
À cet instant, un gémissement à peine audible se fit entendre.
Derrière Shawn, Sandy remua sur le carrelage noir. La Chasseuse porta une main mal assurée à sa tempe ensanglantée, les paupières étroitement serrées et la bouche tordue de douleur. Elle roula maladroitement sur le côté et fut parcourue de soubresauts. Une vague de panique me submergea quand elle se mit à vomir.
— Sandy, soufflai-je.
Je fis mine de m'approcher, mais Shawn me barra la route.
Je ne le reconnaissais plus. Il était là, physiquement. Je pouvais presque sentir la chaleur de son corps et son parfum boisé. Mais ce n'était plus la même personne. J'avais devant moi sa face cachée, sa face sombre, celle qui avait abattu Wright de sang froid.
Un assassin.
— Laisse-moi passer, exigeai-je d'une voix ferme.
— Le temps des caprices est révolu, se borna-t-il à répondre.
— Tu ne comprends pas, il faut que je la soigne avant que...
Shawn sourcilla, et je compris trop tard que je venais de me trahir. Un éclat de rire un peu surpris lui échappa.
— Un pouvoir de guérison, hein ? Tu ne me faisais pas tant confiance que ça, finalement. Ça me rassure un peu sur ton instinct de survie.
Un courant glacé dévala mon échine.
— Tu as d'autres surprises en réserve, Adalid ?
Sa voix caressante était celle du boucher quand il glissait sa lame contre la gorge de l'agneau. La tension qui habitait ses épaules et ses muscles saillants me fit comprendre que l'affrontement était inévitable.
Alors, avec des gestes lents, je fis glisser les sangles de mon sac à dos le long de mes bras. La gorge nouée, je le laissai tomber à côté de moi.
— Pourquoi ?
Je ne pus empêcher ce simple mot de franchir la barrière de mes lèvres. La question fit disparaître son sourire.
— Parce que je veux voir ton pouvoir. Depuis ce premier jour où on m'a rapporté la légende. Je veux voir s'élever l'ange de la destruction qui est censé bouleverser notre monde pourri et le faire renaître de ses cendres.
— Je te l'ai dit : je ne le sens pas, contrai-je, dents serrées.
Shawn leva un sourcil en une expression presque narquoise.
— Ne t'inquiète pas. Je vais t'aider à le faire apparaître.
Je me décomposai, me raccrochant à ma dague comme si elle était mon dernier ancrage.
— Et si je n'y arrive pas ? persistai-je. Si ce mystérieux pouvoir n'apparaît pas comme tu le souhaites ?
Il m'offrit en retour un rictus inquiétant.
— C'est peut-être que tu n'étais pas digne de lui.
Une vive angoisse m'étreignit.
— Tu n'oserais pas...
Mais je savais que c'était faux. Je le voyais à l'ardeur implacable qui allumait son regard.
— Détrompe-toi, conclut-il en plantant ses yeux d'acier dans les miens, et je ne compte pas retenir mes coups.
La première attaque me prit par surprise. Je bondis en arrière et l'évitai de justesse. La force de Shawn était telle que l'air émit un sifflement mortifère.
Nika poussa un cri inintelligible, mais je n'eus pas le temps de m'appesantir dessus. Un deuxième coup arriva. Puis un troisième. À chaque fois, les poings de Shawn frôlaient ma mâchoire sous mes yeux incrédules. Il n'avait pas menti : il ne retenait pas sa force, me laissait à peine le temps de respirer.
Et je ne doutais pas qu'une seule de ses attaques suffirait à m'envoyer au tapis.
À force de reculer sous ses assauts, mes genoux percutèrent une banquette noire. Je trébuchai dans un hoquet surpris et me rattrapai maladroitement, à temps pour éviter le coup qui perça le cuir comme du beurre. Quand Shawn se redressa, ses yeux clairs se plantèrent dans les miens comme deux couteaux.
Je me mis en garde, et son regard s'attarda sur mes mains tremblotantes.
— Hé, Shawn ! brailla alors le démon reptile. Y aurait pas erreur sur la marchandise ? Pour l'instant, j'vois qu'une Chasseuse qui se pisse dessus tellement elle a la pétoche.
Il partit d'un rire gras, auquel se joignit bientôt son compère, qui renchérit :
— C'est quoi, son talent ? D'être montée sur ressort ?
Shawn jeta un coup d'œil aux deux démons qui retenaient toujours Nika.
— Tu ne voudrais pas les décevoir, si ? me lança-t-il avec un signe de tête en leur direction.
— Il n'est pas encore trop tard, soufflai-je, ma dague pointée vers lui. On peut encore en rester là, alors arrête-toi. S'il te plait, arrête-toi.
— Fais-moi m'arrêter alors, rétorqua-t-il.
Et quand il se jeta à nouveau sur moi, je compris que je ne pourrais pas le raisonner. Que je n'avais pas le choix. Que j'allais devoir le combattre, même si chaque cellule de mon corps se rebellait à cette idée.
Une pluie de coups se mit à tomber. Mon cœur cognait comme un dément contre ma cage thoracique, électrisé par ma magie déchaînée. Je sautai sur le côté, parai, esquivai. Mon sang battait furieusement à mes tempes alors que j'en étais réduite à la plus sommaire des défenses, incapable de contre-attaquer. Parce que je n'en avais pas la force, et encore moins la volonté.
Jusqu'à ce qu'un cri éclate au-dessus de la musique :
— Bats-toi, Alicia !
Nika.
À l'entente de son cri, une folle décharge d'adrénaline me monta soudainement à la tête. L'instant d'après, ma dague traçait une ligne de sang sur la joue de Shawn.
Le temps parut se suspendre.
Interdite, j'avisai la plaie béante que je venais creuser dans la peau d'ivoire. Lui passa une main curieuse sur sa pommette. Quand il observa la traînée de sang qui maculait ses doigts, les prémices d'un sourire se dessinèrent sur ses lèvres.
— Presque, murmura-t-il.
Sans prévenir, il me frappa la main droite, si fort que j'en lâchai ma dague. Et avant que je n'aie pu réagir, il m'assena un coup au visage d'un revers de main.
Je me sentis partir en arrière. Décoller du sol, flotter dans les airs.
Quand je retombai, des étoiles dansaient devant mes yeux. Je me dépêchai de ramper dans le dédale de banquettes et de tables basses pour me mettre à l'abri. Une vive douleur irradiait dans toute ma mâchoire, et un liquide chaud coulait le long de mon menton. Quand je fus suffisamment loin, je me laissai aller contre le dos d'un fauteuil. Je fermai les yeux, tant pour reprendre mes esprits que pour lutter contre la nausée qui me montait aux lèvres.
Les dernières notes de la musique s'évanouirent, laissant place à un silence aux relents de mort.
J'entendais l'écho des pas de Shawn alors qu'il avançait d'un pas tranquille au milieu des meubles rutilants. Je plaquai une main sur ma bouche pour assourdir ma respiration hachée. Pour la première fois de ma vie, je priais pour que Laurine vienne à notre secours.
Mais la porte de la boîte restait obstinément close. Personne ne venait nous aider, et j'étais la seule capable de sortir les filles de là.
Réfléchis. Trouve une solution, m'intima ma conscience à travers mon esprit embrumé.
— Il y a une chose que je ne t'ai pas encore dite. Sur l'Élu.
Ma respiration se bloqua dans ma gorge. Il était juste derrière moi. Mon pull me collait à la peau, mais le carrelage sous moi me glaçait les os. Je restai immobile, recroquevillée contre le fauteuil, attendant la suite avec angoisse.
Soudain, la banquette fut soulevée, balancée sur le côté comme une vulgaire boîte en carton. Je fis volte-face et le découvris, dressé de toute sa hauteur. Du sang ruisselait de sa joue, mais ce fut son sourire empreint d'une folie douce qui me fit écarquiller les yeux.
— Il paraît qu'il est immortel, m'apprit-il d'une voix de velours. Est-ce que tu te sens immortelle, Alicia ?
Un frisson d'horreur secoua mes membres en même temps qu'une alarme stridente se déclenchait dans ma tête. Et quand il arma son poing, ma magie crépita avec urgence dans mes veines, et je disparus dans une envolée d'étincelles.
J'atterris sur le comptoir du bar et manquai de tomber sur la surface polie et glissante. J'avisai alors les innombrables boissons, les bouteilles rangées derrière moi sur le plan de travail, et une idée surgit comme un éclair.
Avec des gestes empressés, j'attrapai les premières bouteilles qui me tombèrent sous la main et les lançai en direction de la piste. Le verre se brisa en milliers de morceaux, et l'alcool se déversa en longues taches brunes, éclaboussant le lagarto qui éclata de rire.
— On l'a perdue pour de bon, se gaussa-t-il en me dédiant un regard goguenard.
Je l'ignorai, saisissant une bouteille de liqueur que je déversai devant moi. Quand je relevai la tête, je vis que Shawn, lui, ne riait pas.
Il s'approcha de moi à pas vifs, et je shootai dans les verres qui jonchaient le zinc. Je le visai maladroitement, dans une tentative pour le maintenir encore à distance. Il les évita sans effort, faisant à peine pivoter son torse, mais il n'échappa pas à la pluie de liqueur que je fis tomber sur lui. Il leva alors ses yeux clairs vers moi, et à l'éclat alarmé que je lus dans ses prunelles, je sus qu'il avait compris.
— Je leur avais promis un feu d'artifice, me justifiai-je avec une décontraction feinte.
Et quand je tendis la main pour faire tomber une étincelle de feu dans cet océan de combustible, il bondit en arrière.
Des flammes rousses jaillirent à la façon d'un volcan en éruption, plongeant la salle dans une lumière aveuglante.
Dans un crépitement assourdissant, elles enflèrent, se répandirent tel un serpent de feu jusqu'à la piste de danse. Un sourire vengeur étira ma bouche quand elles gagnèrent la jambe droite du lagarto. Le reptile émit aussitôt un hurlement à s'en briser la gorge. Il sauta comme un diable hors de sa boîte et lâcha par la même occasion Nika, qui s'attaqua sans tarder à son deuxième tortionnaire.
Je me détournai cependant de la scène : un éclat métallique sur le comptoir, à côté d'un évier, avait attiré mon regard. Je courus sur le zinc et glissai à genoux jusqu'à aller récupérer le couteau de cuisine posé sur le plan de travail. Je brandis mon arme et, sans attendre, me jetai sur Shawn.
Bien sûr, il contra mon attaque. Avec une vivacité qui m'étonna encore, il saisit mon poignet en plein vol. La lame s'arrêta à quelques centimètres de sa peau. La bouche tordue sous l'effort, je luttai pour prendre le contrôle. Le métal se reflétait sur le visage ensanglanté de Shawn. Quand nos regards se croisèrent l'espace d'un instant, je perçus l'imminence du danger. Et lorsqu'il tourna lentement la lame vers moi, je me dépêchai de faire pivoter mon poignet et creusai une profonde entaille dans son bras.
Je me libérai de sa poigne au moment même où il lâchait un crissement de douleur. Je pris de l'élan pour lui envoyer un coup de pied, mais une voix éraillée m'interrompit.
— Alicia... der-derrière toi.
Je sursautai quand j'entendis la voix de Sandy, comme sortie d'outre-tombe. Je voulus me retourner, mais trop tard : un bras, tel un boa, s'enroula autour de ma gorge.
Un violent coup dans le creux de mes genoux, et je perdis l'équilibre. Je fus traînée en arrière sans ménagement, la gorge compressée au point que seul un cri muet s'échappa de ma bouche grande ouverte.
— Tu vas me le payer, sale petite garce.
Je relevai la tête et me heurtai à l'expression de fureur qui défigurait les traits reptiliens du lagarto. Le démon m'entraînait de force vers l'incendie qui flambait et dévorait peu à peu les banquettes, répandant dans la pièce hermétique une odeur âcre de cuir brûlé. À n'en pas douter, il voulait me rendre la monnaie de ma pièce.
Raffermissant ma prise sur le manche du couteau, je le plantai sans hésiter dans le flanc du démon.
Une fois, deux fois.
Le monstre poussa un cri strident à chaque impact. Mes doigts se couvrirent de son sang, froid et poisseux, mais je ne m'arrêtai pas en si bon chemin. Un troisième coup dans sa chair meurtrie, et il me relâcha enfin.
J'aspirai une longue goulée d'air avant de l'affronter. Mon poing vint trouver sa mâchoire, puis ses plaies sanguinolentes, que je martelai sans pitié. Un coup de pied sur son torse le propulsa au milieu des flammes. Et quand elles remontèrent le long de son corps, je lui lançai le couteau en plein cœur.
Le lagarto tressaillit lorsque l'arme s'enfonça dans sa poitrine. Il tituba, comme ivre, et me jeta un dernier regard empli de haine avant de s'écrouler au cœur du brasier. Ce n'est qu'alors que j'entendis le tumulte de coups qui s'élevait au-dessus du bruissement des flammes. Je me retournai, saisie d'un mauvais pressentiment.
S'offrit alors à moi le spectacle de Nika et Shawn, engagés dans un duel acharné que rien, pas même l'incendie qui faisait toujours rage, ne semblait pouvoir arrêter.
Un combat effroyable, sans merci.
Un combat à mort.
— Nika, hoquetai-je.
La Chasseuse luttait de toutes ses forces, et le feu de la détermination brûlait dans ses yeux. Je l'avais déjà vu, ce regard. Je l'avais vu assombrir son visage délicat pendant nos missions. C'était celui qu'elle arborait avant de porter le coup de grâce.
La Chasseuse s'était lancée à corps perdu dans ce combat. Le problème, c'était qu'elle ne faisait pas le poids. Nika mettait dans ses assauts incessants l'énergie du désespoir. Shawn, lui, attendait son heure pour frapper avec une patience méticuleuse.
Et lorsque la combattante brandit haut sa dague, ma dague, que je reconnus à la courbe de la lame, le jeune homme jugea qu'il avait assez attendu.
— Shawn, non ! criai-je.
J'eus l'impression de voir la scène au ralenti. Au moment même où mon cri perçait le silence, Nika porta son attaque, les lèvres frémissantes. Shawn n'eut qu'à cueillir la main armée de son adversaire qui filait vers lui. Une parade rapide, et il l'avait retournée contre elle.
Je poussai un hurlement quand ma lame se planta dans la poitrine encore juvénile.
Nika prit une brusque inspiration et se rattrapa à Shawn pour ne pas s'effondrer. Pendant quelques secondes, les deux se retrouvèrent enfermés dans une étrange étreinte auréolée de ténèbres. Lui maintint la dague fermement ancrée dans sa cage thoracique, et ce n'est que lorsque les bras de la Chasseuse relâchèrent leur prise sur ses bras qu'il la laissa lentement tomber sur le sol.
Un silence assourdissant s'installa. Ce n'était pas un ange qui passait, mais la faucheuse elle-même, qui s'était faufilée entre nous dans un courant d'air glacé.
Puis, un cri. Un cri strident, suppliant. Un cri d'animal à l'agonie, qui me vrilla les oreilles au point de me rendre sourde.
Lorsque ma gorge parut transpercée de milliers d'aiguilles, je compris que c'était moi qui hurlais.
Mes jambes peinaient à supporter mon poids quand je me précipitai vers Nika. Une autre plainte retentit, étouffée. Je n'osai lever les yeux vers Sandy, qui ne retenait pas les sanglots qui secouaient son corps recroquevillé sur le carrelage. Je me jetai à genoux et me dépêchai d'extraire la dague toujours plantée dans son cœur. Un filet de sang se mit à couler, mais je plaquai mes mains sur la plaie. Je voulais encore y croire lorsqu'elles se mirent à briller.
— S'il te plait, s'il te plait, s'il te plait, chuchotai-je.
Je suffoquais dans cette fournaise ardente. Mes yeux s'embuèrent tant que je ne discernais plus mes doigts crispés sur le corps de Nika. C'était peut-être pour le mieux. Sans cela, j'aurais vu ce que mes tripes avaient déjà compris.
Elle était morte, et j'avais son sang sur mes mains.
Ma magie s'évanouit en même temps que mes derniers espoirs. Je regardai enfin son visage aux traits immobiles. La vie avait quitté ses yeux, ne laissant qu'un blanc terrifiant dans lequel je m'égarai, tétanisée.
Shawn posa un genou à terre, de l'autre côté du cadavre. Je le considérai après un moment d'absence. Toute son attention était tournée vers moi, insouciant du sang encore chaud qui s'écoulait à ses pieds. Il tendit son bras, et sa main effleura mon menton.
— Est-ce que tu sens quelque chose ? me souffla-t-il.
Je lui rendis son regard, le corps parcouru de fourmillements.
Oui, je sentais quelque chose.
La haine.
Une haine aussi soudaine que violente. Je la sentais qui embrasait mes veines et empoisonnait mon sang. Je la sentais qui levait un voile de fureur devant mes yeux et me faisait serrer les poings à m'en faire mal. Je la sentais qui m'empêchait de respirer et faisait naître un désir de vengeance au creux de mon ventre.
Mes mains tremblèrent quand je saisis ma dague et me jetai sur lui dans un cri étranglé.
L'avait-il vu venir ? Avait-il vu dans mes yeux les images de sa mort que j'en étais venue à souhaiter ? Toujours est-il qu'il bloqua mon arme avant qu'elle ne tranche sa gorge. Shawn atterrit sur le dos, mais se servit de mon élan pour renverser l'équilibre des forces. Il nous fit rouler et prit le dessus, de sorte que je me retrouvai prisonnière de son corps qui pesa de tout son poids sur le mien. Ses jambes m'immobilisèrent, et je cessai de me débattre quand le fil de la lame se posa contre la peau fragile de mon cou.
Sandy, la pauvre Sandy, le supplia d'arrêter, mais ni lui ni moi ne tournâmes la tête vers elle. Le métal était menaçant contre ma carotide, pourtant, ma main vint trouver la sienne sur le manche de l'arme.
— Vas-y, fais-le.
Je fixai Shawn, ses prunelles de givre, et le défiai d'aller au bout de son entreprise. D'une voix atone, je lui ordonnai :
— C'est comme tu l'as dit : je ne suis pas digne de ce pouvoir, alors tue-moi.
Ses yeux étaient vides, ses lèvres plissées. Je n'aurais su deviner ses pensées, mais je n'en avais plus cure, parce que, ce soir-là, il venait de commettre l'irréparable.
Une larme roula de ma tempe jusqu'à mes cheveux, et il la suivit du regard. Je plantai mes ongles dans sa peau. Son amulette s'échappa alors de son t-shirt, et l'éclat mordoré de la pierre dansa entre nos deux visages.
— Tu as tout gâché.
Et alors que je crachais ces quelques mots, je sentis sa prise autour de l'arme se relâcher.
Mon instinct prit le relais. En une seconde, j'avais écarté le poignard de mon cou et m'étais emparée de la pierre, tirant d'un coup sec pour briser la cordelette. Avant que Shawn n'ait eu le temps de réagir, un faisceau de lumière éclatant rayonna de mes paumes, et la magie de l'air fit voler mes cheveux.
— Vieter, grondai-je.
Des étincelles l'enveloppèrent, et il fut projeté par des vents tempétueux à travers les flammes.
D'un saut carpé, je me remis sur mes pieds. J'avisai alors l'amulette de protection sur le carrelage et l'écrasai sous mon pied. Un nuage fauve s'éleva des fragments brisés. Je récupérai ma dague d'un geste vif et tendis la main vers le feu qui bloquait ma route. Dans un bruit de succion, le brasier disparut, soufflé par ma magie. L'arme au poing, je m'élançai aussitôt vers le fond de la salle.
L'air rendu opaque par la fumée me piquait les yeux. Pour autant, je jetai des regards éperdus autour de moi, butant sur les meubles à moitié consumés, arpentant avec furie le carrelage noirci par la cendre. Ne rencontrant que du vide, je finis par me rendre à l'évidence.
Il était parti.
Shawn était parti après avoir tout détruit.
Je laissai échapper une expiration tremblante. Je me rendis alors compte que ma dague contre mes doigts était collante de sang. Comme électrocutée, je la lâchai, et elle rebondit sur le carrelage dans un tintement qui me fit tressaillir. Les jambes flageolantes, je revins sur mes pas avec une seule pensée en tête.
C'est fini.
Mais à quel prix ?
Lorsque je retournai auprès de Sandy, j'enjambai sans les voir les cadavres des deux démons qui empestaient la chair brûlée. Quant au troisième corps qui reposait sur la dalle obscure, je ne lui jetai qu'un coup d'œil furtif. Ma lippe trembla quand j'avisai la plaie qui perçait le buste. Je m'en détournai dans un sursaut et me laissai tomber à côté de la Chasseuse blessée, fuyant ses yeux d'un bleu d'azur qui cherchaient à sonder les miens.
Je posai ma main sur sa tempe lacérée et la soignai sans un mot. La plaie de Sandy fut bientôt refermée, mais je savais que celle, invisible, qui s'était ouverte au fond de notre poitrine ne guérirait jamais.
Ce n'est que lorsque les doigts de mon amie caressèrent avec tendresse mon menton que je remarquai les larmes qui ruisselaient silencieusement sur mes joues.
***
... Non, ne partez paaaas! 😭
Vous venez officiellement de lire le pire passage de ce livre (pas de l'histoire, faut pas exagérer 🤭). Je ne vous dis pas avec quelle difficulté je l'ai pondu, celui-là 😩
Pour la petite info, je me suis un peu inspirée ici du premier Terminator pour le côté indestructible/flippant de Shawn.
Bref, je tiens quand même à tirer mon chapeau (encore une fois) à Michelle_BPen qui a TOUT deviné 😮. Si vous allez voir son dernier commentaire dans le chapitre précédent, eh bien, vous pourrez voir qu'elle aurait pu elle-même écrire ce chapitre 😂 Bravo Michelle! 🎉
Voyons le côté positif: les choses ne peuvent pas aller pire 😅
RIP Nika ⚰️ ça a été un plaisir de la retrouver pendant cette réécriture 😭
Je vous laisse vous remettre tranquillement de vos émotions et je vous retrouve la semaine prochaine pour la suite!
Bisous 😘😍
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