Chapitre 20 - Le grimoire (2/2)
— Existe-t-il un rituel pour rendre son âme à quelqu'un ?
L'éclat de mes paroles s'attarda dans l'atmosphère feutrée du modeste magasin.
Léonard ne laissa rien paraître. Il ne cilla pas, à croire qu'il savait ce que j'étais venue chercher chez lui depuis le moment où j'avais franchi le seuil de sa boutique.
Je fixai sans faillir son visage à l'intelligence distinguée. Quand bien même ses yeux ne pouvaient me voir, je savais qu'il percevait ma farouche détermination. Sans doute à mes ondes, qui s'étaient faites tranchantes comme la lame de ma dague.
Léonard laissa planer un silence, accaparé par ses pensées, en proie à ce que je devinais être un dilemme intérieur. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut pour me dire avec une irrésistible autorité :
— Donnez-moi votre main.
Je tendis docilement la main droite vers lui, mais il secoua la tête.
— La gauche.
Je fis ce qu'il me demandait, et il la saisit avec une adresse surprenante pour un aveugle. Je commençais à me dire que cette sphère de magie qu'il avait créée autour de lui avait le pouvoir de l'aider à distinguer son environnement, à l'image de la chauve-souris se fiant à l'écho de ses ultrasons pour traquer ses proies.
Léonard enferma ma main entre ses deux paumes, dans une poigne solide dont il m'aurait été difficile de me soustraire. Sa peau avait la finesse des parchemins, et la chaleur du feu qu'il avait fait naître quelques minutes auparavant. L'homme plissa ses yeux avec concentration, comme si c'était ma propre âme qu'il cherchait à sonder. Et peut-être était-ce le cas, puisqu'il déclara :
— Votre cœur est pur, mais... c'est étrange. Il recèle une part de noirceur. Comme une tache d'encre sur une toile blanche, et qui ne demande qu'à s'étendre.
Je me sentis blêmir et remerciai le ciel qu'il ne puisse le voir.
— Tout le monde cache une part de noirceur, vous ne pensez pas ? soufflai-je.
Ma main devenait moite entre les siennes et, s'il le remarqua, il n'en dit rien. Il se contenta d'un sourire énigmatique et d'une réplique tout aussi sibylline.
— Cela devrait suffire.
Je n'eus pas le temps de lui demander des explications qu'il m'enjoignait déjà à le suivre dans la pièce obscure derrière lui, que dévoilait une porte entrouverte.
— J'ai peut-être ce qu'il vous faut, renchérit-il avec un mouvement de tête engageant.
En maître des lieux, il se dirigea vers la pièce attenante d'une démarche assurée, et je me résolus à lui emboîter le pas. Cette fois-ci, il pensa à illuminer la pièce bien plus tôt, révélant à la lumière de candélabres d'argent un salon tout en boiserie, agrémenté d'un large tapis rouge d'inspiration orientale et d'un canapé de cuir anthracite. Ici, quelques bibliothèques solitaires regorgeaient d'ouvrages anciens, mais Léonard s'en détourna pour aller vers une petite vitrine aux jointures dorées. Derrière le verre, quelques objets précieux : livres, cristaux, bijoux et poignards de cérémonie finement ouvragés.
Le sorcier glissa une main dans le col de sa chemise pour sortir une petite chaîne en or, au bout de laquelle pendaient plusieurs clés. Elles s'entrechoquèrent dans un bruit de grelot, et il les manipula longuement jusqu'à trouver celle qu'il désirait. Il l'introduisit dans la petite serrure et, après un doux clic, la porte vitrée s'ouvrit sur ses trésors.
Toujours aussi sûr de lui, il caressa les tranches des livres jusqu'à en saisir un, qu'il tint précieusement contre sa poitrine lorsqu'il fit volte-face vers moi.
— La solution à vos problèmes se trouve dans cet ouvrage.
À ces mots, mon cœur fit une embardée, avant d'entamer une course effrénée qui me coupa le souffle.
Je m'approchai aussitôt du mage et de son grimoire miraculeux, mais il me tint à distance en émettant de petits clappements de langue.
— Pas si vite. Ce livre est bien particulier, voyez-vous. Il est en quelque sorte... vivant.
Je sourcillai et braquai mon regard curieux sur l'ouvrage en question. En apparence, pourtant, il n'avait rien de spécial. Une couverture en cuir vert, qui rappelait les profondeurs des forêts vierges, un petit fermoir en métal cuivré, des coutures apparentes. Il était vrai, toutefois, qu'il possédait un magnétisme inexplicable, et je dus fournir un effort conscient pour ne pas chercher à m'en emparer par la force.
— Je vous crois, déclarai-je en plongeant à nouveau mes yeux dans ceux de Léonard.
— Et comme toute chose vivante, enchaîna-t-il alors, il a son caractère. Il ne se dévoile pas au premier venu, uniquement à son maître. Or, il doit juger ce dernier digne de lui.
Je déglutis, prenant mon mal en patience en attendant que Léonard prononce sa sentence.
— J'ai bon espoir qu'il vous obéisse, mais je dois vous mettre en garde : les rituels et sorts qu'il contient ne sont pas anodins. Ils sont exigeants, dangereux, et même mortels pour les sorciers trop faibles et qui pèchent par excès d'arrogance.
— Vous êtes sûr qu'il pourrait m'aider ? rebondis-je, tentant de ne pas laisser mon esprit s'attarder sur le mot « mortel ».
— Certain, fut sa réponse.
— À combien me le céderiez-vous ?
Léonard passa longuement sa main sur le cuir vert bouteille, avant d'articuler d'une voix sans appel :
— Deux mille livres.
Je manquai étouffer à l'entente de la somme colossale, qui me provoqua même une légère suée. Le coût de la vie était cher, en Espéritie, et deux mille livres équivalaient à trois mois de loyer pour un logement sans fioriture. Un désespoir aussi vif que soudain m'assaillit, tant j'avais eu l'impression de toucher du bout des doigts la solution à mes problèmes avant qu'elle ne me soit violemment arrachée. Je retins le grognement de frustration qui faillit m'échapper et essayai de plaider ma cause :
— Je n'ai pas cette somme. S'il vous plaît, est-ce que je pourrais quand même le consulter ? Pour prendre une photo du rituel qui m'intéresse et...
Je m'interrompis quand Léonard tendit le livre entre nous deux et entreprit de l'ouvrir, tirant avec force sur ses couvertures. Mais l'ouvrage, capricieux, resta fermement scellé.
— Comme vous pouvez le voir, c'est impossible, annonça le mage. Ce grimoire ne se laissera pas si facilement berner.
Oui, je le constatais avec amertume. Ma déception était telle que des larmes embuèrent mes yeux, et je les essuyai d'un brusque revers de manche, la mâchoire contractée. Je baissai la tête vers le parquet de bois sombre et marmonnai piteusement :
— Tant pis. Je trouverai un autre moyen.
Je ravalai ma colère et le sentiment d'impuissance qui me nouaient la gorge et fis mine de tourner les talons. Mon mouvement fut cependant avorté quand Léonard me retint d'un geste de la main.
— Néanmoins, nous pouvons peut-être trouver un autre arrangement.
Je relevai immédiatement la tête, mon espoir revenu aussi vite qu'il s'était fait la malle.
— Je vous écoute, le pressai-je, mains crispées sur les sangles de mon sac à dos.
— Je vous échange ce livre aujourd'hui contre un service que vous me rendrez à l'avenir.
Mes palpitations repartirent de plus belle, et une tension vertigineuse monta dans mon corps. Ma méfiance atteignit des sommets, flairant aussi sec les dangers qui accompagnaient généralement une telle promesse.
— Quel genre de service ? demandai-je prudemment.
— Rien qui n'aille à l'encontre de vos principes, me garantit Léonard, et ses traits étaient aussi immobiles que ceux d'une statue. Je vous le promets.
J'avalai ma salive et tentai de calmer le sang qui battait à mes tempes.
— Et vous me le donnez ce soir ? insistai-je.
— Et je vous le donne ce soir.
Dans le lointain, une pendule retentit, comme pour consacrer notre accord. J'eus une pensée pour Frédéric, pour toutes ces cachotteries que je lui faisais ces derniers temps, mais jamais je n'avais été aussi déterminée de ma vie. Une force inconnue, qui jaillissait de mon cœur, me poussait à aller jusque-là, à prendre ce risque, quand bien même je le faisais pour un jeune homme que je connaissais à peine.
Parce que, depuis ma rencontre avec lui, ma vie n'était tout simplement plus la même.
Alors, je tendis ma main vers Léonard, la gauche, et déclamai d'une voix décidée dans le calme secret de cette bien mystérieuse boutique :
— Marché conclu.
Le sorcier n'hésita pas un instant avant de la serrer, les coins de sa bouche esquissant un sourire satisfait.
— Vous m'en voyez ravi. Je sais que les Chasseuses n'ont qu'une parole.
Il dut sentir ma surprise au tressautement de ma main, et ma réaction le fit s'esclaffer tout bas.
— N'ayez crainte, vos secrets sont en sécurité avec moi. Je les emporterai dans la tombe, promit-il en me lâchant la main.
Puis, il m'offrit d'un geste solennel le livre, devenu mon graal.
— Il est à vous.
J'avançai mes mains, qui restèrent suspendues en l'air jusqu'à ce que je saisisse finalement le grimoire. Je le tins entre mes doigts serrés et fus prise au dépourvu quand je sentis les pulsations qui cognaient sous ses pages. Comme un cœur.
Je l'ouvris avec empressement, et le soulagement m'envahit quand il n'opposa pas de résistance. Je fis défiler les feuilles de parchemin ocres, osant à peine effleurer les écritures cursives apposées à la plume. La richesse de l'ouvrage me laissa bouche bée, et je le refermai avec une infinie précaution.
— Merci, chuchotai-je.
Léonard s'inclina, avec une élégance de noble.
Je me pressai d'enfouir ma trouvaille dans mon sac à dos et murmurai un au revoir d'une voix étouffée par l'émotion. Je pivotai sur mes talons mais, quand j'arrivai sur le seuil de la porte, le sorcier m'appela une dernière fois. Je tournai la tête vers lui, la main agrippée au chambranle. L'air sombre qu'il affichait mit mes sens en alerte.
— Pour rendre son âme à quelqu'un, encore faut-il qu'elle existe encore, m'expliqua-t-il avec gravité. C'est le cas lorsque l'on est transformé en vampire, mais si c'est le diable qui détient notre âme, nul ne peut la lui soustraire.
Je le considérai sans mot dire, trop bouleversée par ses paroles qui, je le savais, détenait une part de vérité. Alors, je gardai le silence, gagnée par le découragement, quand Léonard conclut avec sa légèreté retrouvée :
— Il me semble que l'avant-dernier rituel est on ne peut plus pertinent en l'espèce.
Et, sans prévenir, les bougies autour de lui s'éteignirent dans un sifflement spectral. Je frissonnai, mes yeux ne rencontrant plus qu'une obscurité sinistre, et me pressai vers la sortie.
***
Coucou!
Décidément, je vous poste des chapitres de plus en plus courts 😅
En fait, si je l'avais mis en entier, c'était une lecture de 4700 mots qui vous attendait... ça me semblait un peu long pour le coup 🙄 (et comme je n'avance pas beaucoup depuis que j'ai repris le travail...).
Bref! J'espère que la fin de cette scène vous aura plu 🤗
Je vous souhaite un bon weekend et je vous dis à la semaine pro 😍😘
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