Chapitre 20 - Le grimoire (1/2)
Je m'assurai furtivement que la capuche rabattue sur ma tête n'avait pas bougé. Je me rendais bien compte que je n'étais pas des plus discrètes, avec ce hoodie gris trop grand, barré de l'inscription « Friends », que j'avais dégoté dans les placards de ma sœur. Je persistais à croire que Monica l'avait acheté pour la bonne et simple raison qu'elle portait le même prénom qu'une des héroïnes. Bref, je lui avais piqué sans trop de remords et, ainsi vêtue, j'étais certaine de passer inaperçue auprès de mes collègues si elles me croisaient au détour d'une rue.
GhostValley avait accueilli la nuit avec une sorte d'hébétude, surprise par un vent automnal qui s'engouffrait dans ses artères et battait les jeunes pousses de feuilles accrochées aux arbres. Les voitures qui circulaient toujours à cette heure tardive roulaient au pas, le crissement mouillé de leurs pneus comme un rappel de l'averse qui avait dû noyer la ville pendant l'après-midi. Les trottoirs mêmes en luisaient encore, renvoyant les halos diffus des réverbères, encore plongés dans la bruine.
En ce mardi soir, j'étais censée participer à la ronde du centre-ville. À croire que Frédéric voulait me punir de mes dernières incartades. Il était tôt, à peine vingt-deux heures, et je comptais bien rejoindre les filles plus tard. Sauf que j'avais une petite chose à faire avant, qu'elles ne devaient apprendre sous aucun prétexte.
Une chose que ma conscience réprouvait à moitié.
Tête baissée, je m'abîmais dans le rythme de mes pas pour ne croiser aucun regard. Une précaution peut-être inutile, étant donné qu'ils étaient peu nombreux à braver la baisse des températures qui avait frappé la ville. Je dépassai quelques terrasses solitaires, aux tables parsemées de gouttes de pluie. Seules celles dotées de braseros attiraient encore les irréductibles, les fumeurs, qui conversaient sur un ton intimiste, le visage rougi tant par le feu que par la boisson dans leur verre.
Je sursautai quand mon téléphone vibra dans la poche arrière de mon jean, alors même que j'attendais ce coup de fil depuis plusieurs minutes. Je décrochai après une courte inspiration :
— Salut, ça va ?
— Et toi ? me répondit Sandy avec son calme coutumier. Tu as essayé de m'appeler ?
Un bref regard circulaire autour de moi pour vérifier que personne ne me prêtait attention, puis je lui expliquai tout bas :
— Il faut absolument que je passe à une boutique de magie pour acheter du matériel avant la patrouille. Je peux vous rejoindre directement dans le centre ?
— Bien sûr. Je préviens Frédéric, si tu veux, me proposa-t-elle. On se met en route dans une dizaine de minutes. Je t'appelle quand on est arrivées ?
— Entendu, à tout à l'heure.
Je raccrochai et fis basculer mon sac à dos devant moi pour glisser mon téléphone à l'intérieur. Je relevai ensuite la tête et observai les environs.
Généralement, lorsque je cherchais un grimoire ou des ingrédients pour des potions, j'allais dans un petit magasin à l'entrée du quartier mixte, dans un coin tranquille. La sorcière qui le tenait, âgée d'une vingtaine d'années, arborait des cheveux d'un rouge aussi vif que celui d'Ariel et ne ménageait jamais ses efforts pour réussir une vente. Malgré le prix exorbitant de certains objets ensorcelés, j'aimais aller chez elle pour ses conseils avisés. Le problème était que sa boutique se voulait accessible aussi bien aux simples curieux qu'aux véritables pratiquants, de sorte qu'on y trouvait uniquement des articles de magie blanche.
Or, ce que je cherchais ce soir-là se situait à la frontière entre le franchement répréhensible et l'illégalité pure et simple.
Je ne voulais même pas imaginer les remontrances que me ferait Frédéric s'il apprenait ce qui se tramait dans ma petite tête.
Ainsi, ce fut avec un peu d'appréhension que je m'enfonçai dans la zone mixte, mes souvenirs de vendredi encore bien frais dans ma tête.
Je connaissais par ouï-dire un magasin, installé dans les entrailles du quartier, qui s'adressait à tous les types de sorcier. J'allais y mettre les pieds pour la première fois, et non sans crainte.
Il y avait plus de monde dehors de ce côté de la ville. Parmi les noctambules, mon œil entraîné repéra quelques vampires. N'ayant cure des températures plus fraîches, certains ne prenaient pas la peine de maintenir la mascarade et se promenaient bras ou jambes nus, leur peau cireuse insensible au froid pénétrant.
J'avançai les yeux vissés sur le trottoir. Je me faisais toute petite, menton rentré et bras croisés sur ma poitrine. Pourtant, même ainsi, je sentais que j'étais le point de mire de quelques regards insistants.
Je repensai à mon altercation avec les trois démons et priai pour que Shawn dise vrai, et que cette funeste légende ne soit connue que de quelques démons initiés.
Je resserrai encore mes bras contre mon corps et accélérai le pas.
J'avais toujours trouvé ce quartier un peu vétuste, décrépi, avec ses murs tatoués de tags aux lignes agressives, son odeur d'égout presque insoutenable par endroit et ses sacs poubelle qui s'entassaient en pyramides instables près des containers, attendant l'unique jour de passage de la voirie. Et pourtant, GhostValley n'était pas le pire endroit où atterrir quand on était un monstre, bien au contraire. Certes, la municipalité ne mettait pas un point d'honneur à entretenir ce coin, et le pâté de maisons que s'étaient arrogé les démons devait être plus miteux encore, mais ce n'était rien comparé à ce que j'avais pu observer ailleurs, notamment à ThunderVille, où certains culs-de-sac étaient de véritables coupe-gorges.
La boutique que je cherchais se trouvait encastrée dans une succession de maisons mitoyennes en briques rouges, à l'écart du centre névralgique du quartier. Seul un discret panneau, placardé à même la pierre, indiquait que j'étais bien arrivée à destination.
Chez Léonard
Un nom sobre, pour un magasin qui ne payait pas de mine.
Le calme oppressant qui m'entourait était seulement troublé par le tintement des gouttes d'eau qui dégringolaient dans les gouttières en zinc. Autour de moi, des silhouettes esseulées de voitures, des lucarnes éclairées d'une lumière tamisée, des grattements à peine audibles de rongeurs effarouchés.
Une pancarte accrochée à la porte en verre dépoli souhaitait la bienvenue aux visiteurs. Sauf que l'étroite vitrine donnant sur l'intérieur du magasin était un tableau à la profonde noirceur. Je m'en approchai prudemment et mis ma main en visière contre la baie vitrée pour tenter d'apercevoir quelque chose. Ce n'est qu'au bout de plusieurs secondes que je compris qu'une toile sombre avait été tendue pour protéger la boutique des regards indiscrets.
Je redressai mon sac à dos d'un coup d'épaule et pris une longue inspiration pour me donner du courage. Quand j'entrai, une clochette chanta sur mon passage... et une vague d'énergie ruissela sur ma peau.
Le battant se referma dans un cliquetis sec derrière moi, aussi bruyant qu'un coup de feu dans le silence feutré du magasin, et je me retrouvai dans une obscurité opaque, seulement atténuée par la faible lueur que laissait passer la porte.
Toutefois, ce n'était pas ce qui m'inquiétait le plus.
J'avais pénétré sur le territoire d'un mage, dont les ondes vibrantes m'enveloppaient à la manière d'un épais liquide amniotique.
Certains sorciers étaient capables de projeter leur pouvoir pour créer une bulle hermétique, en dehors de l'espace et du temps, où ils étaient sûrs d'avoir un avantage sur leurs hôtes. Peu rassurée, je résistai à l'envie de frotter ma peau pour chasser cette sensation de fluide collant qui imprégnait mon corps.
J'étais si obnubilée par ces ondes étrangères qui venaient taquiner les miennes que je n'avais pas entendu les discrets bruits de pas annonçant l'arrivée du propriétaire des lieux.
— Bonsoir.
Le timbre velouté, indubitablement masculin, avait résonné avec la douceur d'une caresse, mais il me fit tressaillir tant j'étais tendue par cette situation qui ressemblait à s'y méprendre à un piège à rats.
— Bonsoir, couinai-je.
Dans le noir ambiant, je ne distinguais qu'une ombre floue au fond de la pièce. Dans une tentative de détendre cette atmosphère un peu étouffante, j'allais faire une mauvaise blague sur ses économies d'énergie lorsque, sans crier garde, l'homme leva une main rougeoyante devant lui. L'instant d'après, des dizaines de bougies s'embrasaient autour de moi dans un bruissement évanescent.
Je recouvrai la vue avec soulagement, et je m'empressai de dévorer d'un regard avide mon environnement. La boutique était biscornue, longue et étroite comme un couloir, tapissée de bibliothèques et de rayonnages bancals qui menaçaient de céder sous les livres et les bibelots en tout genre. Ce ne fut que lorsque je considérai enfin le vendeur, que je supposai être Léonard, que l'absence de lumière trouva son explication.
L'homme pointait dans ma direction des yeux d'un bleu presque immaculé, qui me clouèrent sur place. Ils se fondaient sur son visage à la peau blafarde, où se dessinaient un nez un peu pointu et des lèvres fines au tracé net. Ses cheveux fins, blonds, étaient retenus en un catogan lâche qui descendait sur sa nuque.
À mesure que je le détaillais, je ne pouvais m'empêcher de revenir à ses iris délavés, usés, qui ne se réchauffèrent pas le moins de monde quand l'homme esquissa pourtant un sourire à l'indulgence polie.
— Vous vous y habituerez, m'assura-t-il alors, comme s'il avait deviné mon trouble et répondait à mes interrogations muettes.
Je fus frappée par le calme éthéré de sa voix, dénuée de toute vexation. Je ressentis immédiatement le besoin de m'excuser.
— Je vous demande pardon, balbutiai-je. Ne croyez pas que je...
Il balaya mes piètres excuses d'un élégant revers de main.
— Qu'y a-t-il à excuser ? Ce n'est pas vous qui m'avez imposé cette cécité. Dites-moi plutôt ce que je peux faire pour vous...
Sa phrase se termina sur une note interrogative, et je n'eus qu'une seconde d'hésitation avant de compléter :
— Monica.
Ma sœur ne verrait sans doute pas d'inconvénient à ce que j'usurpe son identité dans un autre monde.
Néanmoins, à peine avais-je prononcé ce prénom qu'une exclamation mi-surprise mi-amusée échappa au vendeur, qui me fit rougir jusqu'à la pointe des cheveux.
— Allons-y pour Monica.
L'inflexion presque joueuse qu'avait prise sa voix dissipa mes derniers doutes : il savait que c'était un mensonge. Il dut deviner mon malaise, car il ajouta d'un ton compréhensif :
— Chacun a ses raisons, et la maison ne demande pas de comptes. Je suis Léonard, c'est un plaisir de faire votre connaissance. Maintenant, racontez-moi tout, Monica.
Je tâchai de faire abstraction de mon envie de fuir ce lieu ô combien malaisant et lui avouai du bout des lèvres :
— Eh bien, j'ai un problème.
— Peut-être ai-je la solution, répliqua-t-il du tac-au-tac.
Il leva son index et me fit signe d'approcher. Après un instant d'hésitation, je m'exécutai, me faufilant entre les rayons surchargés et les présentoirs en désordre. La poussière qui dansait dans l'air et que soulevait la chaleur des bougies me donna une furieuse envie d'éternuer, mais je me retins, plaçant un doigt sous mes narines. Je ne voulais pas paraître plus impolie que je ne l'étais déjà avec ma fausse identité.
La lueur des flammes jetait un éclat mordoré sur la peau du sorcier, aux lèvres toujours étirées en un sourire paresseux. Maintenant que je me trouvais devant lui, je remarquai le liseré bleu qui frangeait ses prunelles laiteuses. Il devait avoir une quarantaine d'années, au vu des pattes d'oie qui bordaient son regard étonnamment vif, et ses cheveux, un peu poisseux à la racine, lui donnaient un aspect négligé que démentait pourtant la qualité de son veston et de sa chemise noirs.
Léonard m'invita à reprendre la parole d'un « Je vous écoute » digne du meilleur des psychologues. Je ne cherchai même pas à tourner autour du pot.
— C'est un problème... d'âme, poursuivis-je avec précaution.
— L'un de vos proches a-t-il été transformé en vampire ? s'enquit-il dans un froncement de sourcils.
— Voilà, acquiesçai-je avec un hochement de tête frénétique, alors même qu'il n'était pas capable de me voir.
Nouveau mensonge, suivi d'un nouveau sursaut de sa part. À croire que sa cécité allait de pair avec un radar à bobards ultra sophistiqué. Je secouai la tête, vaincue, et continuai malgré tout :
— Est-ce que vous êtes familier du sujet ?
Léonard se caressa le menton d'un air pensif, et sa barbe de trois jours, presque rousse à la faveur des bougies, frémit sous ses doigts.
— L'âme est un domaine d'étude particulièrement complexe. Je ne suis pas un spécialiste, loin de là, mais je suis un peu versé dans cette matière. Quelle est votre question ?
— Vous vous en doutez, cet ami n'est plus le même depuis sa transformation, expliquai-je gravement. Il est devenu froid, même violent. Pourtant, j'ai l'impression qu'une part de l'ancien lui subsiste quelque part. Est-ce possible ?
— A-t-il été transformé contre son gré ? demanda-t-il, insistant sur le mot pour montrer qu'il n'était pas dupe.
Je me pinçai les lèvres, prenant le temps de la réflexion.
Je ravivai mes souvenirs de notre discussion dans la chapelle abandonnée, quand Shawn m'avait fait comprendre qu'il n'était plus vraiment humain. Il avait dit qu'il avait « renoncé » à son âme pour devenir plus fort. Une sorte d'échange, donc. Devais-je en déduire qu'il l'avait volontairement donnée ?
— Je n'en suis pas sûre, mais je pense que c'était voulu.
— Dans ce cas, il est très peu probable que son humanité subsiste, trancha Léonard, une moue désolée ourlant sa bouche.
Même si je m'étais attendue à une telle réponse, elle me mit un coup au cœur. Une cuisante déception menaçait déjà de m'envahir, mais mon entêtement, tant ma meilleure qualité que mon pire défaut, m'interdisait tout abandon. Je refusais de croire que Shawn était une cause perdue.
Et pourquoi tu t'en soucies autant ? m'interrogea doucereusement ma conscience.
Je fis la sourde oreille et insistai après de Léonard :
— Vous en êtes sûr ? Alors pourquoi certains vampires sont-ils capables de se maîtriser après leur transformation ? Pourquoi tous les démons ne sont-ils pas des monstres sanguinaires ?
— Ne mélangez pas tout, m'arrêta-t-il posément, une main levée entre nous. Pour commencer, les démons sont un cas à part entière. Ils n'ont jamais été humains. Certaines espèces sont plus réfléchies, peuvent même être conscientes de la différence que nous établissons entre le bien et le mal, mais d'autres en sont tout bonnement incapables car, en fin de compte, les démons restent des créatures issues des ténèbres. Les vampires, en revanche...
Il s'interrompit, le temps de saisir une flasque posée sur son bureau et d'en boire une gorgée. Quand il reprit, son souffle était chargé d'alcool.
— Les vampires ont été humains, et certains souhaitaient le rester, de toute leur force, expliqua-t-il comme il aurait disserté sur l'actualité. Et ce sont ce regret et cette tristesse qui maintiennent vivante leur humanité. Bien sûr qu'ils ont de nouveaux instincts, des instincts de prédateurs. Bien sûr qu'ils souhaitent boire du sang humain, mais ceux-là s'en détournent ou se trouvent un partenaire capable d'étancher leur soif sans violence. Malheureusement, ceux qui sont devenus des vampires volontairement ou qui ont pleinement embrassé leur nouvelle nature sont perdus.
Mes mains agrippèrent alors la table, si fort que le pauvre meuble crissa sous mes doigts. Pour calmer mes nerfs, j'aurais bien pris moi aussi un peu de cet alcool que le sorcier cachait dans cette fiole ceinte de cuir.
Un soupir fébrile m'échappa malgré moi, mais je me ressaisis aussi sec.
— Je m'en doutais, et c'est pour ça que je suis là, lui assurai-je d'une voix ferme.
Il n'était pas question de faire machine arrière, alors je lui annonçai de but en blanc :
— Existe-t-il un rituel pour rendre son âme à quelqu'un ?
***
Hellooo!
Un chapitre plutôt court, aujourd'hui (une fois n'est pas coutume 😂). J'espère qu'il vous aura plu. Pour ma part, j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire toute la scène avec Léonard, le mystérieux sorcier 🧙♂️
Alors, que pensez-vous de la folle idée d'Alicia? 😱 L'aviez-vous vu venir?
Suite et fin de cette rencontre la semaine prochaine. Je vous souhaite un très bon weekend et plein de bisous! 😘
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