Chapitre 15 - Le rendez-vous (2/2)

- Eh bien, figure-toi que c'est parti d'une dispute avec mon frère.

- Une dispute ? fit Michael, surpris.

- Pour être honnête, je ne sais même plus pourquoi on se chamaillait, me mis-je à rire. On passe notre temps à se bagarrer, et c'était pire quand nous étions plus jeunes. Bref, on se criait dessus comme deux échappés d'un asile, on était même sur le point d'en venir aux mains. C'est là que j'ai commencé à me sentir... bizarre.

La grande roue s'était enfin mise en route, et une sensation d'engourdissement s'empara de mes jambes quand nous atteignîmes le sommet et que les gens m'apparurent soudain aussi petits que des fourmis.

Michael pencha la tête sur le côté.

- C'était ta magie qui s'éveillait ?

- Exact, opinai-je. Il y avait déjà eu des incidents avant. Quand j'avais cinq ans, j'ai essayé de couper les cheveux de ma sœur pendant qu'elle dormait. Oui, je sais, m'esclaffai-je quand je vis son air choqué, c'est horriblement méchant. Pour me punir, mes parents avaient décidé de me priver de dessert : l'incroyable mousse au chocolat de ma mère. Quel drame ! J'étais si frustrée que j'ai piqué une crise terrible et, pendant que je m'égosillais, le micro-onde a pris feu.

Michael émit un sifflement admiratif.

- J'éviterai de te mettre en colère à l'avenir.

- Ne t'en fais pas, le rassurai-je, entretemps, j'ai un peu appris à me maîtriser. Quoi qu'il en soit, ce fameux jour où tout a changé, j'ai vraiment senti cette... force, cette puissance monter dans mon corps. Impossible de la contrer. J'étais dans un tel état de rage que je me suis enfuie de la maison. Je suis allée dans la forêt et BOUM !

Je mimai une explosion de mes mains sous son regard toujours aussi intrigué.

- Une immense déflagration. J'ai été secouée dans tous les sens, comme une poupée de chiffon prise dans une tornade. Quand je suis retombée par terre, j'étais un peu assommée et sacrément flippée. Je ne le savais pas encore, mais j'avais basculé dans Filthy.

Je m'interrompis un instant, puis repris avec amertume :

- Et c'est là qu'il est arrivé.

Mes yeux se perdirent dans le vague et les bruits de la fête s'estompèrent cependant que je replongeais dans mes souvenirs de cette nuit-là.

- Un homme, qui m'observait de loin. Dans l'obscurité, je ne voyais que ses yeux. Des yeux à la pupille allongée, d'un vert fluorescent, que je n'oublierai jamais. Et ses dents...

Je frémis ainsi que je l'avais fait, lorsque j'avais dix ans. Je pouvais encore sentir l'herbe humide sous mes doigts, le souffle froid de cette nuit d'automne sur ma nuque.

- Plus il me regardait, plus elles s'allongeaient. C'était terrifiant. Je nageais en plein cauchemar. Il a fini par me sourire. Un sourire sauvage de loup affamé. C'est là que je me suis mise à courir.

Je jetai un coup d'œil à Michael, qui écoutait mon histoire sans m'interrompre. Autour de nous, la foule s'extasiait, les enfants poussaient des cris de joie, mais, pour ma part, je revivais cette rencontre funeste avec la même intensité et la même peur au ventre.

- Que peut faire une gamine de dix ans face à un vampire ? poursuivis-je, presque fataliste. Il ne lui a fallu que quelques secondes pour me rattraper. Il m'a sauté dessus, m'a plaquée contre le sol et a essayé de me mordre.

- Et comment t'en es-tu sortie ? me demanda-t-il, happé par mon récit.

Ma bouche se tordit en une grimace penaude.

- Je lui ai plus ou moins fait subir le même sort qu'au micro-onde.

Je guettai avec attention la réaction de Michael. Avec appréhension aussi, car je le savais bien, les sorciers faisaient peur. À cause de cette source d'énergie mystique qui les habitait. Même douce, elle pouvait se faire impétueuse et échapper à tout contrôle pour peu que le sorcier se trouve dans un état de colère ou de désespoir sans fond. Nos émotions étaient nos ennemies, et mieux valait ne pas trop s'y abandonner.

Et quand bien même je n'étais pas la plus puissante des mages, loin de là, je pouvais être un danger. Pour ma famille, pour mes amis... et pour Michael. La preuve, je venais de lui narrer en quelques minutes deux incidents qui pointaient vers une certaine tendance pyromane, ce qui n'avait rien de très engageant, à moins d'être un sapeur-pompier aguerri aux plus dévastateurs des incendies.

Je voulais être honnête, mais j'avais beau essayer de prendre la chose avec légèreté, je craignais de l'effrayer pour de bon. Et de le pousser dans le même temps dans les bras d'une fille plus normale. Chloé, à tout hasard. Un tel rejet serait difficile à encaisser.

Mais, à ma grande surprise, le jeune Éclaireur renversa sa tête vers l'arrière et partit d'un rire tonitruant, si communicatif qu'il me finit par me contaminer également. Et quand il revint à moi, je ne vis nulle peur dans ces yeux. Nul dégoût. Juste une immense curiosité qui perçait dans sa voix quand il m'intima de continuer.

- Il l'avait bien cherché ! Et que s'est-il passé ensuite ?

- Tu imagines bien ma stupéfaction quand il s'est changé en poussière sous mes yeux, repris-je, bien plus détendue. J'étais paumée, effrayée... jusqu'à ce que Frédéric débarque de nulle part. Un vrai chevalier en costume trois pièces.

Mon chef m'avait trouvée recroquevillée par terre, des feuilles mortes plein les cheveux. Je me souvenais encore du soupir fébrile qu'il avait poussé en me voyant saine et sauve. Il m'avait prise dans ses bras et portée jusqu'au manoir. Je me rappelais la chaleur de sa peau brune quand j'avais posé ma joue contre son cou, l'odeur de pain d'épices qui imprégnait ses vêtements. Ainsi étreinte par cet homme qui m'avait rappelé mon père, je m'étais sentie en sécurité.

- Par miracle, j'avais atterri près de la Moon House, et le Conseil des Maîtres-Éclaireurs a détecté ma présence sitôt mon arrivée.

Je songeai un instant au mage, unique en son genre, doté de la capacité de repérer les Chasseuses à leur éveil. Atout inestimable du Conseil, ce don se transmettait de génération en génération lors d'un rituel sacré, exécuté lorsque le sorcier investi de cette mission entamait la dernière étape de sa vie.

- Tu as été choisie à dix ans, alors ?

Il était étonné, et pour cause : les Chasseuses étaient généralement « élues » à l'âge de douze ans, parfois un peu après, comme c'était le cas de Sandy. Ce facteur n'avait toutefois que peu d'importance : mon amie figurait parmi les meilleures combattantes que je connaissais.

- Mais je n'ai pas commencé mon entraînement tout de suite, comme tu t'en doutes. J'étais trop jeune, et que dire de ma situation à part que c'était un vrai casse-tête. Heureusement, Frédéric a toujours été présent pour moi. Il m'a beaucoup aidée à gérer mes deux vies, ici et dans Pristine.

L'évocation du nom de ma dimension d'origine fit se redresser le jeune homme.

- C'est comment, là-bas ?

Dans sa voix, l'intérêt se mêlait à une fascination presque candide. C'était l'effet qu'avait ma dimension sur bien des personnes, même si, niveau atrocités, elle n'avait finalement rien à envier à Filthy.

- Ce n'est pas si différent d'ici, en fait.

Mon ton dut lui paraître désabusé, car il s'exclama en retour :

- Quand même ! Pas de vampires ni de démons, et cent-quatre-vingt-treize pays différents au lieu de nos cinq nations. Sans compter ceux qui n'ont pas obtenu le statut d'État indépendant...

Je le contemplai, les yeux écarquillés.

- Que tu connaisses la hauteur de la grande roue, passe encore, mais là, tu dois m'expliquer d'où tu sors ces informations.

Il passa une main dans ses mèches châtain clair, un demi-sourire aux lèvres.

- Frédéric garde un vieil atlas de votre monde dans sa bibliothèque privée.

- C'est moi qui le lui ai donné. Je crois que mes parents ne se sont jamais aperçus qu'il avait disparu...

- Eh bien, je l'ai beaucoup feuilleté. Je le trouve fascinant. Pour tout t'avouer, ajouta-t-il en me vrillant de son regard brillant, j'aimerais beaucoup découvrir Pristine un jour.

Cet aveu me toucha bien plus que je ne l'aurais pensé. Jusqu'alors, mes collègues avaient surtout passé sous silence mon étrange origine, sans doute pour que je m'intègre au mieux dans la maison. Laurine, de temps à autre, prenait soin de me rappeler à sa douce manière que je n'étais pas chez moi, mais personne n'avait jamais vu dans cette différence une richesse, à part Michael. Et, à cet instant, je me sentis très chanceuse d'être à ses côtés.

- Je pourrais t'emmener, proposai-je. Contrairement aux créatures des ténèbres, tu ne devrais pas te désintégrer pendant le trajet.

En effet, démons et vampires étaient assurés de perdre la vie s'ils tentaient de se rendre dans Pristine, comme si une protection avait été apposée sur notre dimension pour la préserver des forces du mal. Je doutais que quiconque prenne encore le risque aujourd'hui de franchir la barrière interdimensionnelle.

- Ton utilisation du conditionnel n'est pas pour me rassurer, plaisanta-t-il, mais j'accepte l'invitation. Avec grand plaisir.

Il termina sa phrase dans un chuchotement. Son sourire se figea, incertain, quand il parut remarquer que nos visages n'étaient plus séparés que par quelques centimètres. Mon ventre tressauta quand ses yeux dévièrent vers mes lèvres. Et je cessai de respirer quand il se pencha vers moi et...

- Le tour est fini. Merci bien et bonne soirée.

La voix traînante du forain nous fit sursauter comme un seul homme. Nous nous redressâmes et, devant nos mines déçues mutuelles, éclatâmes d'un même rire un peu embarrassé. Michael rouvrit la barrière de sécurité, et tout regret que j'aurais pu avoir devant ce premier baiser avorté s'évanouit quand il enferma ma main dans la sienne.

- Allons-y.

Le contact de sa paume contre la mienne fit s'affoler mon pouls. Je resserrai mes doigts autour des siens et le suivis, le feu aux joues.

Main dans la main, nous reprîmes notre joyeuse déambulation au milieu des stands. HillVille avait beau accueillir la plus grande foire de la région, c'était un patelin cossu où presque tout le monde se connaissait. Les passants claironnaient des bonsoirs à tout-va et, à la buvette, des amis de tous âges s'aggloméraient autour des tables de pique-nique parsemées de verres de bière et de barquettes de frites. Un groupe de musique local enchaînait des morceaux connus que les fêtards reprenaient en chœur, se moquant de chanter faux ou d'oublier les paroles.

À force de flâner, nous finîmes par atteindre l'autre extrémité de la foire, où une étrange attraction, encore plongée dans l'obscurité, attira mon attention. Michael aussi dut la remarquer, car il ralentit le pas pour l'observer à son tour. C'était à n'en pas douter une maison hantée. Pourtant, nous en avions déjà dépassé deux, qui diffusaient de glaçantes mélodies dignes de films d'horreur. Celle-ci, en revanche, était silencieuse. L'extérieur reproduisait la façade d'une maison de bois délabrée aux fenêtres condamnées par des planches clouées de travers. Du faux sang, encore humide, imprégnait le revêtement imitation bois et attirait les regards des passants, qui blêmissaient devant le décor sordide. Personne n'occupait encore la cabine de la caisse, et les propriétaires n'avaient même pas encore daigné allumer la pancarte lumineuse, dont les lettres dégoulinantes indiquaient « Maison de l'horreur ».

- Un peu flippant, non ? lançai-je.

Michael pivota vers moi, et quelque chose qu'il aperçut dans mon dos le fit se crisper.

- Pas aussi flippant que de voir Laurine et Cathy se diriger droit vers nous.

Interdite, je tournai la tête et découvris avec horreur qu'il disait vrai. J'entrevis les bouilles timides d'Ashley, de Lila et de Sophia, les trois débutantes de notre Moon House, qui patrouillaient un peu gauchement sous le regard impatient de Laurine et celui, plus avenant, de Cathy. Il était évident, à la ligne contrariée que formaient les sourcils de la fausse blonde, qu'elle était on ne peut plus agacée par cette mission aux allures de baby-sitting.

Elles étaient encore loin et ne nous avaient pas remarqués, mais un brusque creux dans le flot continu des passants nous plaça droit dans leur ligne de mire. C'est ce moment que choisit Michael pour me souffler :

- Sauve qui peut !

Et avant que je n'aie pu réagir, il m'avait entraînée dans la marée humaine.

L'Éclaireur nous frayait un chemin dans la multitude à grand renfort de coups de coude et d'excuses noyées dans des éclats de rire. Mes tresses rebondissaient contre mes omoplates à chacune de mes foulées. Ses doigts ne lâchaient pas les miens, et mon cœur battait plus vite chaque fois qu'il se retournait pour me décocher un sourire complice.

Au bout de quelques minutes à essayer de fuir nos collègues, le jeune homme bifurqua sur la gauche. Il se glissa dans un renfoncement entre un palais du rire et un manège pour enfants et me tira à sa suite. Dans cet espace étroit, je fus assaillie par des effluves de pop-corn, mélangés à l'odeur de sa peau. J'étais collée contre son torse, mais lui ne s'en était pas encore aperçu, trop occupé à surveiller les alentours à la recherche de la peste blonde.

- Je crois qu'on les a semées, me chuchota-t-il en baissant la tête.

Et quand il me découvrit là, presque blottie contre lui, sa respiration eut un accroc. Une lueur interrogatrice brillait dans ses yeux quand ils cherchèrent les miens. Pour toute réponse, je me laissai aller dans ses bras. Je mourais d'envie de glisser mes doigts dans ses cheveux, sur sa nuque, sur sa bouche, et il dut lire ce désir dans mes prunelles, dut comprendre que je m'offrais à lui sans résister car, un instant plus tard, ses lèvres étaient pressées contre les miennes.

Michael m'embrassa avec envie, presque gourmandise. Il poussa un soupir dans notre baiser, un peu comme s'il l'avait attendu aussi longtemps que moi. Je me mis sur la pointe des pieds, me pendis à son cou. Ses doigts glissèrent contre ma peau pour enserrer ma taille, mais lorsqu'il voulut approfondir notre étreinte, des applaudissements bruyants éclatèrent à côté de nous.

Nous nous séparâmes d'un même mouvement tandis qu'un groupe d'ados nous dépassait en émettant des sifflements joueurs.

- Bien joué, mon pote ! cria l'un d'entre eux en levant son pouce en direction de l'Éclaireur.

Ce dernier secoua la tête, découragé par cette nouvelle interruption. Et lorsque quelques-uns firent mine de rester pour se rincer l'œil, il les congédia avec agacement.

- Décidément, le destin est contre nous, ce soir, grommela-t-il, un peu énervé.

Les propos de Shawn sur le destin et le fait qu'il nous poussait l'un vers l'autre me revinrent aussi sec en mémoire. Je sentis mes traits se contracter, mais avant que l'Éclaireur ne s'en rende compte, je m'empressai de lui voler un baiser. Ses lèvres étaient douces et chaudes, et quand je m'écartai de lui, je déclarai avec force.

- C'est nous qui décidons du destin.

**

Coucou!

Enfin un baiseeeer 🎉🎊 Il était temps hihi J'espère que ce petit moment romantique vous aura plu 😍

Le chapitre 16 arrivera la semaine prochaine et sera également divisé en deux parties (ça me permettra de rattraper un peu mon retard 😱).

J'espère que vous profitez bien de vos vacances 😇 Bisous 😘😘

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