Chapitre 15 - Le rendez-vous (1/2)

— Regarde la grande roue ! m'extasiai-je. J'en ai rarement vu d'aussi gigantesques.

Le manège, pareil à une grosse marguerite avec son cœur d'un jaune lumineux et ses cabines blanches, se dessinait contre le ciel rougeoyant de ce début de soirée.

Le cri de pur ravissement que je venais de pousser amusa beaucoup Michael. Il conduisait avec prudence sur le parking bondé qui bordait la fête foraine de HillVille, cherchant désespérément une place pour se garer. La plupart des passants qui se pressaient vers l'entrée de la foire tenaient tant bien que mal leurs enfants surexcités, et ceux qui repartaient avaient tous quelque chose à la main, une peluche pour certains, une sucrerie pour d'autres.

— De mémoire, elle mesure près de quarante mètres, m'informa mon collègue. Presque dix de plus que celle qu'ils installaient avant.

— Tu sais vraiment tout sur tout.

Je le détaillai avec amusement. Lui ne me jeta qu'un coup d'œil rapide, attentif aux piétons qui traversaient sans se soucier des automobilistes, mais il répondit sur le même ton joueur :

— Que veux-tu, je suis un Éclaireur scrupuleux. Je me dois de répondre à toutes les demandes des Chasseuses.

Je pouffai devant sa mine faussement sérieuse. Son parfum citronné embaumait tout l'habitacle du véhicule, que notre chef avait gentiment accepté de prêter à Michael pour la soirée. Sans doute parce qu'il ne se doutait pas une seule seconde de l'identité de la demoiselle que le jeune Éclaireur avait invitée à sortir.

— Ça te dit de la faire ? repris-je.

— Bien sûr.

Son regard vert accrocha le mien. Son adorable fossette vint creuser sa joue lorsqu'il ajouta avec un sourire en coin :

— Je suis ouvert à toutes tes propositions.

— Même si je te demande de faire le manège qui te propulse à trente mètres de haut ? le taquinai-je en désignant du menton le bras mécanique qui envoyait ses passagers toucher le ciel.

Michael trouva enfin une place en épi disponible. Il s'y gara agilement et éteignit le moteur avant d'observer l'attraction. Il replaça par habitude ses lunettes sur son nez. Même depuis l'intérieur de la voiture, nous entendions les hurlements hystériques poussés par les adolescents, dont certains paraissaient au bord de la crise de nerfs.

Il fit une grimace embarrassée.

— Réflexion faite... Je risque de mettre mon veto à celui-là.

— C'est peut-être plus sage.

J'enlevai ma ceinture, pris mon petit sac et m'apprêtai à sortir quand il me retint, frôlant mon bras de sa main.

— Je suis au regret de t'annoncer que c'est notre Moon House qui est affectée à la surveillance de la foire, ce soir.

Je m'affaissai sur mon siège. La foire se situait à mi-chemin entre notre Moon House et celle chargée du secteur de ThunderVille, et les deux se chargeaient de la supervision de l'événement par roulement. Autant dire que nous n'avions pas de chance.

— Aïe. Rassure-moi, Laurine n'est pas de la partie, si ?

Il acquiesça d'un air un peu embêté.

— Si. Cathy et elle chapeautent nos trois débutantes.

Quoi ?

Je fermai étroitement la bouche pour ne pas lâcher une exclamation indignée.

— Pourquoi Frédéric ne veut-il pas comprendre que les débutantes ne sont pas entre de bonnes mains avec elle ? m'agaçai-je.

— Vous ne vous entendez pas très bien, hein ?

Je scrutai l'Éclaireur quelques secondes, indécise, mais décidai de rester évasive pour qu'il ne me voie comme une râleuse de première.

— Incompatibilité de caractères. Et toi ?

Je lui demandais pour la forme, car je connaissais déjà sa réponse. Laurine mettait tout en œuvre pour plaire aux hommes. Jeunes ou vieux, canons ou thons, elle leur servait le même manège de séduction dans l'unique espoir qu'ils se plient ensuite en quatre pour elle. En tout cas, c'était là ma vision des choses, mais mieux valait que je la garde pour moi.

Mes soupçons furent vite confirmés.

— Elle est plutôt sympa avec moi, mais je peux comprendre que tu ne la portes pas trop dans ton cœur.

Le « trop » était de trop, mais je me contentai de hocher la tête.

— De toute manière, reprit-il, tu veux que personne ne soit au courant, non ?

Il se pencha jusqu'à venir appuyer son coude sur mon siège. Les mille lumières de la fête foraine dansaient sur son visage, si proche qu'il me suffisait de lever la main pour effleurer sa joue.

— Je préfèrerais, oui.

— Alors, voilà ce que je te propose : on les évite comme la peste et, si par malheur elles nous aperçoivent, on prend nos jambes à notre cou.

— Mais ça ne sert à rien si elles nous ont vus, rétorquai-je dans un éclat de rire.

— Elles croiront à une illusion d'optique, soutint-il très sérieusement.

Il tendit sa main gauche entre nous.

— On fait comme ça ?

J'observai ses doigts. Longs et fins, je les aurais sans mal imaginés courir sur un clavier d'ivoire et d'ébène. J'acceptai sa poignée, le cœur battant.

— On fait comme ça.

Il garda quelques secondes ma main dans la sienne sans rompre notre échange, puis ses lèvres s'étirèrent avec malice.

— Que dirais-tu d'une crêpe pour commencer ?

Vraiment, il savait comment parler aux femmes.

La fête foraine était un festival de couleurs, de bruits et de senteurs. Dans les allées flottait une odeur de sucre caramélisé, qui se mêlait aux arômes de barbe-à-papa de la fumée projetée par certaines attractions. La foule était dense et rieuse. Insouciante, elle s'amassait autour des manèges multicolores, dont les baffles hurlaient des musiques cadencées qui venaient vrombir dans ma poitrine. Partout, des ballons, des bonbons, des peluches. Tout pour oublier que la vie en Espéritie n'était pas toujours rose, qu'elle pouvait aisément prendre la couleur du sang.

Je dégustais une crêpe au chocolat encore chaude tout en suivant Michael le long des stands. Il y avait tant de monde par endroits que nous étions parfois obligés de progresser l'un à la suite de l'autre. Quand j'étais devant, je jetai des coups d'œil fréquents par-dessus mon épaule, juste pour m'assurer que sa haute silhouette me talonnait toujours. Mais quand il évoluait devant moi, j'observais longuement la carrure de ses épaules et les cheveux plus courts, presque blonds, qui descendaient sur sa nuque halée. Et je me sentais fondre, un sourire idiot aux lèvres.

Quand nous débouchâmes sur une allée moins fréquentée, Michael patienta le temps que j'arrive à sa hauteur. Il m'avisa alors, et ses yeux s'illuminèrent. Son index vint effleurer la commissure de mes lèvres.

— Tu as un peu de chocolat, là.

Rougissante, je m'empressai d'humecter le coin de ma bouche pour faire disparaître la trace de la gourmandise, tandis que lui repérait les attractions autour de nous. Nous réalisâmes alors que nous étions au pied de la grande roue, si éblouissante qu'elle paraissait une fleur géante de feu d'artifice.

— Tu veux commencer en douceur ? proposa-t-il. Il fait encore jour, on pourra apercevoir la Pointe-Claire de là-haut.

Je tiquai en entendant le nom de la montagne, et il me fallut toute ma volonté pour tenir à distance les souvenirs de la veille.

— Bonne idée, acquiesçai-je avec enthousiasme.

Je le devançai et trottinai jusqu'à la caisse, où nous fûmes accueillis par une adolescente blasée aux cheveux teints en noirs, le nez percé par un anneau, qui fit éclater une bulle de chewing-gum quand elle rendit sa monnaie à Michael. Nous prîmes ensuite place dans la file, et je remarquai qu'il s'y trouvait principalement des jeunes, et surtout des couples. Nul doute quant à leurs intentions une fois qu'ils vogueraient dans les airs...

Michael prit appui contre la rambarde en métal, et je fis de même, face à lui. Quand il plongea ses mains dans ses poches et leva la tête pour admirer l'imposante structure de métal, j'en profitai pour le guigner aussi discrètement que possible.

Michael était mince, et si grand qu'il dépassait la plupart des autres garçons. Difficile de croire qu'il passait ses journées enfermé dans une bibliothèque : avec sa chevelure aux reflets dorés et sa peau bronzée, il dégageait une aura presque solaire qui vous aspirait dans sa chaleur. Je remarquai que plusieurs filles autour de nous lui coulaient des regards en douce, mais lui ne semblait pas y faire attention, perdu dans des pensées dont je ne parvenais à déterminer la teneur. Quand les passagers se mirent enfin à descendre du manège au compte-goutte, il reporta son attention sur moi.

— Tu n'as jamais pu terminer ton histoire, finalement.

Je levai un sourcil interrogateur.

— Quand je t'ai aidée à faire tes devoirs. Tu allais me raconter comment tu étais arrivée ici, mais Chloé nous a interrompus.

Pour se prendre un râteau monumental, complétai-je intérieurement.

Chaque fois que je repensais à l'expression profondément désappointée de la Chasseuse, la compassion le disputait à la jubilation.

Le forain qui s'occupait de placer les groupes dans les cabines nous fit signe d'avancer. L'instant d'après, nous étions assis côte à côte dans une petite nacelle semi-ouverte, d'un blanc métallisé, qui décolla sitôt la barrière de sécurité refermée. L'air frais du soir roula sur ma peau et fit voler les mèches de Michael. Derrière lui, le soleil se couchait paresseusement à l'horizon et embrasait les filaments de nuages, qui rougeoyaient à la manière d'un feu ardent.

— Cette histoire n'a pas grand-intérêt, lui opposai-je avec un haussement d'épaules.

— Détrompe-toi, contesta-t-il, son visage attentif résolument tourné vers moi. Ce suspense est intenable, tu sais ?

Son humour pince-sans-rire eut raison de moi, d'autant plus qu'il fut assorti d'une moue craquante à laquelle j'eus beaucoup de mal à résister.

— D'accord, d'accord.

Nous étions à l'arrêt, le temps que d'autres jeunes montent à bord du manège. Michael, lui, ne me quittait pas du regard, et il me fut difficile de rassembler mes esprits. Je croisai les jambes et me raclai la gorge, prête à entamer mon récit.

***

Coucou 🤩

Voici la première partie du chapitre 15, qui sera donc découpé en quatre épisodes (si tout se passe bien 😆).

Le rendez-vous d'Alicia commence plutôt bien, non? 😏 Et vous allez enfin en apprendre plus sur la manière dont elle est arrivée dans Filthy.

Bonnes vacances à celles qui sont déjà parties 😇! J'espère que vous avez meilleur temps que moi 😅

Bisous 😘😍

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