Chapitre 13 - Rencontre inattendue
Je me relevai à la hâte tandis que Shawn se débarrassait du corps du saurio, le jetant négligemment sur le côté. Le démon atterrit sur le dos. Ma dague toujours enfoncée dans son orbite prit des allures d'Excalibur plantée dans son rocher. Je reportai mon attention sur le jeune homme et, quand il me détailla ouvertement, j'eus brusquement conscience de la traînée de sang vert, collant et répugnant, qui maculait ma joue. Je me dépêchai de l'essuyer d'un revers de manche tout en balbutiant :
— Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu me suis encore, c'est ça ?
— Bonjour à toi aussi, rétorqua-t-il avec un demi-sourire. Et désolé de te décevoir, mais aujourd'hui, ce n'est pas pour toi que je suis venu, mais pour lui.
Et il désigna le démon mort de son pouce. Ayant toujours à l'esprit notre rencontre précédente, j'eus du mal à le croire, mais Shawn se détourna bel et bien de moi pour s'approcher du démon. Il s'accroupit à côté de lui, observant mon arme avec un intérêt presque morbide. Mal à l'aise, je restai plantée comme un piquet, les bras le long du corps.
— Pour une Chasseuse, tu te retrouves souvent sans tes camarades, observa-t-il.
— La peste qui nous sert de meneuse aujourd'hui est persuadée qu'elle le trouvera au fond d'un lac, marmonnai-je, incapable de ne pas laisser paraître mon agacement. Les autres l'ont suivie.
Il sourcilla de perplexité.
— Un lac ? Tout le monde sait que les saurios dorment près des cours d'eau. Elles vont tourner longtemps.
Même si c'était lui, qu'on me donne raison ainsi me fit penser qu'il y avait peut-être une justice en ce bas monde.
Shawn agrippa le manche de ma dague, et je gardai les yeux rivés sur lui quand il entreprit de l'extraire de l'œil avec précaution.
— Tu t'en es plutôt bien sortie en tout cas, lança-t-il sur le ton de la conversation. Ces démons ne sont pas tendres avec ceux qui osent les tirer de leur sommeil.
Je mis quelques secondes à comprendre ce que cette petite phrase en apparence anodine impliquait.
— Attends, tu as assisté à tout le combat ? fis-je, sidérée. Et tu n'as pas jugé bon d'intervenir ?
— Je croyais que tu n'avais pas besoin de mon aide ? répliqua-t-il, la bouche en cœur.
Sa voix faussement innocente me fit grincer des dents. Effectivement, c'était ce que je lui avais rétorqué dans la chapelle, quand il m'avait annoncé avoir abattu le dernier lobo. Sauf que cette fois-ci, un coup de main n'aurait peut-être pas été de refus...
Devant mon silence énervé, Shawn releva la tête et me contempla quelques secondes avant d'ajouter dans un ricanement :
— Jolie coiffure, au fait.
Ne voyant pas bien où il voulait en venir, je me passai nerveusement les mains sur la tête et constatai qu'elle arborait ce qui devait ressembler à une crête de coq. Je piquai un fard et m'empressai de libérer ma chevelure châtaine, qui cascada sur mes épaules. Ma bouche se tordit en une grimace quand un élancement douloureux se répercuta dans tout mon bras gauche. Je jetai un coup d'œil à ma manche déchirée, aperçus le sang en-dessous. Heureusement, c'était surtout mon blouson qui avait pris cher, et la plaie ne semblait pas si profonde.
— Tu es blessée ?
Toujours agenouillé devant le saurio, Shawn scrutait mon bras. On aurait pu penser qu'il s'inquiétait, mais je n'oubliais pas qu'il n'était pas comme les autres. Il me sembla d'ailleurs qu'une note d'indifférence teintait sa voix de velours.
— Tu devrais peut-être regarder ça de plus près, enchaîna-t-il avant de revenir au cadavre sanguinolent.
— Je survivrai, répondis-je sèchement.
Je n'avais aucune envie de me soigner devant lui : tous les sorciers n'étaient pas dotés du don de guérison, et je me refusais de lui dévoiler un tel atout. En réponse, le jeune homme se contenta de hausser les épaules. Il tenait ma dague dans sa main droite, et je faillis ne pas la rattraper quand il me la lança sans prévenir. J'essuyai longuement la lame sur un tapis de mousse, mais ne le quittai pas des yeux, toujours méfiante. Lui paraissait avoir oublié jusqu'à mon existence, absorbé par le démon qui gisait à ses pieds.
Ce jour-là, Shawn portait un sweat à capuche noir, qui faisait ressortir le grain ivoire de sa peau et la couleur anthracite de ses prunelles. Cette fois-ci, ma conscience de Chasseuse me rappela à l'ordre, et je pensai aussitôt à son amulette. Si je parvenais à le distraire, j'arriverais peut-être à la lui prendre ?
Bien décidée à agir, je me penchai un peu dans une tentative de l'apercevoir, en vain. Elle était probablement cachée sous le tissu épais de son pull. C'était bien ma veine, d'autant plus que mon regard insistant ne lui avait pas échappé, et il mit un point d'honneur à l'interpréter d'une toute autre manière. Ses yeux bleu-gris se relevèrent vers moi, et ses lèvres se plissèrent avec une insolente arrogance.
— Alors, ce que tu vois te plaît ?
Plus je sentais les rougeurs s'étendre de mon cou à mes joues, plus la gêne qui incendiait ma peau s'accentuait. Quelle horrible manie j'avais, de m'empourprer toutes les deux minutes en sa présence. À ce rythme, il allait croire que j'étais réellement en train de le reluquer. Je m'empressai de le faire redescendre sur terre :
— Désolée de froisser ton égo surdimensionné, mais tu n'es pas du tout mon genre.
Mon genre, c'étaient les garçons normaux, ceux qui n'avaient pas à leur actif une liste de méfaits de la taille du Kilimandjaro. Et qui, de préférence, avaient les yeux verts et d'adorables fossettes aux joues.
Mon empressement à me dédouaner le fit s'esclaffer tout bas, et il me gratifia d'une œillade provocante.
— Ton regard n'a pas l'air de cet avis.
Dans un effort pour sauver les apparences et ma dignité un peu esquintée, je lui adressai une moue sévère et levai obstinément les yeux vers la cime des arbres. Je lui faisais ainsi comprendre que ce sujet embarrassant était clos. Après quelques secondes passées à rire dans sa barbe, il finit par lâcher l'affaire, à mon grand soulagement. Je lui coulai alors un regard en douce.
Jamais je ne l'aurais reconnu, et encore moins devant lui, mais il n'avait pas totalement tort. Shawn était beau, oui. D'une beauté non pas froide, mais effrayante. Le contraste entre ses cheveux d'ébène et ses iris clairs était si saisissant que j'avais du mal à détourner le regard. Et lorsqu'il m'observait sous ses longs cils, et que ses lèvres s'étiraient en un dangereux sourire, mon cœur battait la chamade, mais mon instinct, lui, me suppliait d'avoir un peu de bon sens et de prendre mes jambes à mon cou.
Le jeune homme, qui ne me prêtait plus aucune attention, se pencha au-dessus du monstre. Il sortit de la poche centrale de son pull un sac congélation et un couteau à cran d'arrêt. Quand il enclencha ce dernier, je tressaillis. Mon appréhension devait se lire sur mon visage, car il me rassura, l'air absent :
— Ne t'inquiète pas, je ne compte pas te faire de mal.
Il redressa alors la tête, comme s'il se rendait compte de ce qu'il venait de dire, et un rictus ironique étira ses lèvres.
— Enfin... pas encore, ajouta-t-il.
— Ha, ha.
J'affectai une mine décontractée, mais je n'arrivais pas à dire s'il plaisantait. Et mes doutes se renforcèrent quand il me jeta un regard énigmatique qui fit courir un frisson le long de ma colonne vertébrale. Je ne relâchai la tension qui contractait mes muscles que lorsqu'il se détourna enfin de moi pour examiner le monstre.
Il rabattit le sac plastique sur sa main gauche en un gant improvisé, puis glissa ses doigts ainsi gantés dans la bouche du saurio. Ma lèvre supérieure se releva de dégoût.
— Si le spectacle te déplaît, personne ne t'oblige à rester.
Je me retins de lui envoyer une claque à l'arrière de la tête et lui demandai plutôt :
— Qu'est-ce que tu fabriques ?
Shawn inséra alors la lame de son couteau dans la bouche du démon et mima un mouvement de scie. Les chuintements qui se firent entendre ravivèrent la nausée que le cadavre du cerf avait provoquée quelques minutes plus tôt.
— Cela fait des semaines qu'un client me réclame une langue de saurio, expliqua-t-il alors qu'il accomplissait sa tâche avec application. Dès que j'ai su qu'un spécimen se baladait par ici, je suis venu.
Je me fis l'effet d'une Hermione Granger, première de la classe et donneuse de leçon, quand je poussai une exclamation franchement outrée.
— Tu revends des organes de démon ? m'insurgeai-je.
Mon ton scandalisé l'interpella, et ses sourcils se froncèrent.
— Tu sais combien une langue de saurio vaut sur le marché noir ?
Je secouai la tête, un peu ahurie.
— Pour être honnête, je m'en contrefiche. C'est tellement... oh, c'est juste immonde. Et c'est interdit, en plus.
Au moment même où je terminais ma phrase, Shawn extrayait la langue en question avec sa main gantée. Noire, piquetée de points jaunes semblables à du pus, elle m'arracha un frisson d'aversion. Fier de son opération réussie, le jeune homme posa son coude sur sa cuisse, brandissant la langue comme un trophée dans ma direction. Il paraissait amusé autant par mon expression écœurée que par la véhémence que je ne parvenais à réfréner. Je ne masquai pas ma désapprobation, ce qui le fit dire :
— Eh bien... Les Chasseuses doivent être particulièrement bien payées, pour cracher dans la soupe comme ça.
Sa remarque me prit au dépourvu et, probablement parce que je ne digérais toujours pas l'injustice de ma situation, j'avouai sans réfléchir :
— Avec mes deux cents livres par mois ? Je ne crois pas être bien payée, non.
En entendant la somme dérisoire, il eut un infime mouvement de surprise. Et lorsqu'il avisa l'air déconfit que je ne pouvais m'empêcher d'afficher, il éclata de rire. D'un rire franc, qui illumina ses traits et fit faire un drôle de bond à mon cœur. À nouveau, ma magie en sa présence ne tenait pas en place et, cette fois-ci, elle avait décidé d'improviser un feu d'artifice dans le creux de ma poitrine. J'en avais presque le souffle coupé.
Maudite amulette.
C'était la première fois que je voyais le jeune homme à la lumière du jour, et le soleil faisait briller ses yeux comme des pierres précieuses. J'avalai péniblement ma salive et repris pour masquer mon trouble :
— Ne te moque pas de moi.
— Je ne me moque pas, m'assura-t-il. Je me dis juste que ces planqués d'Éclaireurs font de belles économies.
— Quoi qu'il en soit, repartis-je, il est interdit de commercialiser des parties du corps d'un démon, un point c'est tout. Les organes de monstre servent à des rituels et à des potions qui relèvent généralement de la magie noire et qui peuvent faire beaucoup de dégâts. Est-ce que tu sais, au moins, ce que ton « client » prévoit d'en faire ?
Shawn se releva avec lenteur. Son hilarité s'était calmée, mais cette petite tirade moralisatrice l'avait, semblait-il, bien diverti. Je me vexai un peu, alors que j'aurais dû m'en moquer. Je n'avais rien à lui prouver. Je croisai donc les bras sur la poitrine et levai le menton pour lui montrer que j'attendais une réponse. Sauf que je tiquai quand il reprit mes propos pour me faire sortir de mes gonds :
— Pour être honnête, je m'en contrefiche.
Il enveloppa la langue dans le sac, qu'il referma avec soin, puis il nettoya son couteau sur le démon avant de le replier et de le ranger.
— Il peut invoquer un esprit frappeur, lancer une malédiction sur son voisin ou empoisonner sa femme s'il veut, ce ne sont pas mes oignons. Tant qu'il me paye pour le service...
— Mais... c'est ignoble ! m'exclamai-je.
Ma réaction fit naître l'ombre d'un sourire sur ses lèvres.
— C'est marrant d'entendre ça de la part de quelqu'un qui protégeait un certain Alan Wright il n'y a pas si longtemps.
— Je ne vois pas le rapport.
— Tu sais ce qu'il faisait, pas vrai ? me demanda-t-il, levant un sourcil.
— Oui, il nous a tout avoué sur la route. Il trafiquait des gènes de démon. C'est grave, mais moins que de vouloir empoisonner sa femme, si tu veux mon avis, commentai-je, sarcastique.
Shawn se rapprocha de quelques pas, et ses yeux me scrutèrent avec attention quand il reprit :
— Et il vous a dit de quoi il avait besoin, entre autres choses ?
Non, je l'ignorais, mais au silence éloquent qui alourdit soudain l'atmosphère, je pressentais que la réponse n'allait pas me plaire.
— De fœtus, dit-il enfin.
— De... fœtus ? répétai-je, décontenancée.
Ce simple mot me glaça l'échine.
— Quel genre de fœtus ?
Shawn baissa son visage à hauteur du mien.
— De vulpinos.
Je retins un hoquet d'horreur.
J'en avais rarement aperçu, des vulpinos, mais c'étaient des créatures magnifiques, mélange d'humain et de renard, qui fascinaient par leur pelage flamboyant aux mille nuances de soleil couchant. Les contes narrés aux enfants de Filthy faisaient souvent apparaître ces êtres surnaturels, qui guidaient de leur chant mélancolique les héros valeureux égarés dans leurs forêts séculaires. Les vulpinos ne faisaient jamais de mal à personne. Ils vivaient en harmonie avec la nature, à l'écart de toute civilisation, mais ils suscitaient beaucoup d'intérêt pour leur capacité de régénération sans pareil, qui était de notoriété publique.
— Wright et ses copains engageaient des mercenaires comme moi pour trouver des femelles pleines, poursuivit Shawn, les traits empreints de gravité. Ils les éventraient pour récupérer le bébé et le placenta. Votre protégé pouvait ensuite continuer ses petites expériences pour percer le secret de ces créatures et améliorer ses prototypes... avec le feu vert du Conseil et de l'État.
J'étais profondément révulsée. Le simple fait d'imaginer l'acte barbare auquel se livraient les hommes de main de Wright me bouleversait. Comment pouvait-on infliger ça à une créature aussi majestueuse que le vulpino ? Et le Conseil avait-il réellement fermé les yeux sur ces agissements ? Je ne pouvais me résoudre à y croire, et pourtant...
Shawn me fixait encore, et ses prunelles orageuses, qui se délectaient de la colère enflammant mes joues, ne flanchaient pas. Soit il était très bon comédien, soit il était convaincu de détenir la vérité. Quelle était la bonne réponse ?
Le jeune homme finit par s'écarter et poussa un petit soupir désabusé, comme pour marquer la fin de cette sinistre histoire.
— Enfin, son ambition lui est montée à la tête, et il a dû devenir gênant, conclut-il avec désinvolture. Sinon, il serait encore parmi nous, je suppose.
Alors que c'était lui qui l'avait éliminé...
Je secouai la tête, catégorique.
— Je vois très bien ce que tu essaies d'insinuer, mais le Conseil n'aurait jamais pu approuver son meurtre, contestai-je avec force.
Ma soudaine ferveur accentua son sourire, et il me contempla avec une expression qui frisait la condescendance.
— Peut-être pas l'ensemble du Conseil, j'en conviens, mais un Maître-Éclaireur ou deux, oui, affirma-t-il. Comment crois-tu que je vous aie trouvés, cette nuit-là ? Les langues se délient vite devant une liasse de billets, encore plus quand la cible ne manquera à personne.
J'eus de la peine à déglutir tant ma bouche était sèche. C'était faux. Il mentait. Jamais des Éclaireurs n'accepteraient de se laisser corrompre quand la vie de quelqu'un était en jeu. Shawn se jouait de moi. Il ne pouvait en être autrement, quand ce qu'il impliquait remettait en cause bien des choses qu'on m'avait apprises.
Mais le visage inflexible qui me faisait face instilla le doute dans mon esprit.
Et s'il disait vrai ? Si, par malheur, il avait réellement obtenu des renseignements d'un membre de l'institution, Frédéric le savait-il ? Nous avait-il sciemment envoyées cette nuit-là en sachant que notre client se ferait tuer ?
Je me morigénai intérieurement.
Non, c'était impossible. S'il y avait bien une personne en laquelle j'avais toute confiance, c'était lui. Frédéric était incapable de nous tromper, il tenait trop à nous pour ça. Mais les autres...
En proie à mes réflexions tumultueuses, je sursautai quand le jeune homme s'écarta brusquement de moi.
— Sur ce... c'était un plaisir de te revoir, Adalid.
Il prit congé d'un bref signe de la tête et pivota sur ses talons pour entamer la descente du mont. Ne m'étant pas attendue à un départ aussi précipité, j'en restai comme deux ronds de flan, jusqu'à ce que je me rende compte du nom dont il m'avait affublé.
— J'ai un prénom ! m'énervai-je.
Il ne s'arrêta pas de marcher, la bise de montagne jouant avec ses mèches de jais, mais il se retourna suffisamment longtemps pour que j'aperçoive le sourire en coin que formaient ses lèvres rieuses quand il susurra en retour :
— Je le sais... Alicia.
Et il avait prononcé mon prénom comme on savoure un arlequin.
Mon cœur tambourinant dans ma poitrine, j'observai sa silhouette progresser à travers les sapins. Et à mesure qu'il s'éloignait, mes ondes de magie reprenaient leur rythme normal.
Je me mordis la lèvre. Je voyais venir la chose gros comme une maison. Je m'apprêtais à faire une bêtise, je le savais, mais je sentais les mots se frayer un chemin en travers de ma gorge, glisser sur ma langue et s'échapper d'entre mes lèvres sans que je ne puisse les retenir :
— Moi aussi, je me suis renseignée sur toi ! m'écriai-je, l'écho de ma voix s'attardant entre nous.
Et j'obtins ce que j'avais désiré : Shawn s'immobilisa, et quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne se retourne enfin. L'amusement éclairait son visage d'éphèbe lorsqu'il rétorqua :
— Tiens donc. Et tu as appris des choses intéressantes ?
Je n'hésitai qu'un instant avant de le rattraper sur mes jambes mal assurées, les yeux vissés au sol pour être certaine de ne pas me prendre les pieds dans une racine et m'étaler de tout mon long. J'arrivai face à lui et fis de mon mieux pour garder un air déterminé quand je lui fis part de mes découvertes à son sujet.
— Oh que oui, et la liste est longue, ajoutai-je d'un ton accusateur. Si ma mémoire est bonne – je fis mine de compter sur mes doigts – intimidation, vol, menace et meurtre. Wright n'était pas le premier, pas vrai ?
Je devais avoir l'air d'une procureure remontée qui énonçait les chefs d'accusation devant un jury d'assises, mais l'accusé semblait bien peu concerné et repenti.
— Non, concéda-t-il, mais il est l'un des rares dont je me sois débarrassé pour mon propre bénéfice.
— Bénéfice ? fis-je, dubitative.
Shawn releva le menton d'un air de défi que venait contrebalancer son sourire taquin. Il prenait bien trop de plaisir à me pousser à bout.
— Je ne pouvais pas laisser passer cet affront, m'expliqua-t-il. Tu penses à ma réputation ?
Sa voix faussement inquiète me fit pousser une exclamation agacée.
— On parle d'une personne.
Je ne comprenais même pas pourquoi j'essayais de le raisonner. C'était comme demander à un chien de ne plus aboyer. Mais peut-être le faisais-je parce que, pendant que nous nous chamaillions sur cette montagne, j'avais l'impression que son cas n'était pas aussi irrécupérable que ce qu'il voulait me faire penser.
— Je ne réponds plus à la justice des hommes depuis bien longtemps.
— Mais il ne méritait pas de se faire tuer pour une histoire de dettes.
— Comme certaines créatures ne méritent pas de se faire tuer par des Chasseuses, riposta-t-il avec nonchalance. Mais vous le faites sans hésitation, au seul motif que ce ne sont pas des humains.
J'entrouvris les lèvres, hésitante. Je ne m'étais pas attendue à devoir m'aventurer sur ce terrain-là, et il venait de me couper l'herbe sous le pied.
— Ce n'est pas la même chose, me bornai-je à répondre.
— Vraiment ?
Il n'avança que d'un pas, mais cela fut suffisant pour que son souffle chaud ricoche sur mes joues déjà brûlantes. Pour reprendre un semblant de contenance et me donner le temps de la réflexion, je saisis ma lourde chevelure et la fis passer par-dessus mon épaule droite. Le regard de Shawn suivit mon mouvement, sauf qu'il s'attarda un peu trop longuement sur mon cou soudain à nu. J'aperçus dans ses iris une drôle de lueur qui fit se tendre mon corps tout entier.
Les secondes s'écoulèrent, lourdes, étouffantes, mais lorsque ses yeux se rivèrent de nouveau aux miens, l'expression du jeune homme s'était sensiblement durcie.
— Dis-moi pourquoi un type comme Wright, qui éventre des démons à la chaîne sans scrupule, aurait le droit de vivre ?
— Dis-moi pourquoi tu n'es pas recherché malgré tout ce que tu as fait ? demandai-je en retour, immobile comme une statue.
— Tu ne comptes pas répondre à ma question ?
— Réponds d'abord à la mienne.
Il leva la tête vers le ciel sans nuage. Un halo baigna alors ses traits d'une lumière dorée, mais elle ne réchauffa pas le bleu de ses yeux, et sa voix grave était distante quand il répondit enfin :
— Qui sait ? Peut-être parce que je suis humain ? Ou peut-être parce que tes chers Maîtres-Éclaireurs ont parfois besoin que d'autres se salissent les mains à leur place.
— Arrête de me mentir.
— Pourquoi penses-tu que chaque mot qui sort de ma bouche est un mensonge ? persifla-t-il. Parce que je n'ai pas d'âme, c'est ça ? Détrompe-toi, ça me pousse à jouer franc jeu et à dire jusqu'aux vérités qui font mal.
Cette révélation me donna le tournis. Un nœud se forma dans ma gorge, me coupant douloureusement le souffle. Je serrai les poings contre mes cuisses et chuchotai :
— Si tu dis vrai, qu'est-ce que tu as fait pour eux ?
Il se caressa le menton, perdu dans la contemplation des jeux de lumière qui traçaient de longues ombres sur les tapis de verdure.
— Je ne peux pas te le dire.
— Dis-le-moi, soufflai-je en retour.
J'en avais froid dans le dos, que d'imaginer les horreurs qu'il avait peut-être commises pour le compte du Conseil. S'était-il débarrassé de quelqu'un ? Avait-il menacé des opposants qui avaient un peu trop élevé la voix ? J'avais besoin de savoir, c'était trop important pour que je reste sur ma faim. Et s'il ne me disait rien, il allait découvrir à quel point je pouvais être butée.
— Dis-toi simplement... que c'étaient des sales boulots, trop sensibles même pour leurs Chasseuses les plus redoutables, éluda-t-il.
— Ce n'est pas suffisant, m'impatientai-je. Tu ne peux pas me balancer une bombe pareille et...
Mais ma réplique fut interrompue par un cri. Un cri qui ressemblait étrangement à mon prénom. Je me retournai en un bond et ouvris grand mes oreilles, guettant un écho qui ne tarda pas à venir.
Cette fois-ci, je reconnus vraiment mon prénom, et c'était Chloé qui m'appelait, suivie d'Helena. Elles étaient encore loin, probablement descendaient-elles encore le long de la rivière. Je faillis les appeler pour signaler ma présence, mais un coup d'œil jeté à Shawn suffit pour que je me ravise. Je me pinçai les lèvres. Elles ne devaient surtout pas me trouver en sa compagnie, mais le côté de mon cerveau encore sensé me fit doucereusement observer que si je voulais me cacher de mes camarades, ce n'était pas un très bon signe.
Mon hésitation évidente, assortie à l'air penaud que je devais arborer, eut tôt fait de réjouir mon interlocuteur. Je le fusillai du regard.
— Je ne vois pas ce qui te fait rire.
— Ta culpabilité. Ton visage est un vrai livre ouvert, commenta-t-il, railleur.
Les pieds ancrés dans le sol, les mains sur les hanches, je lui opposai une mine farouche.
— Tout ça n'est qu'un jeu pour toi, pas vrai ? sifflai-je, nous englobant d'un geste rageur de la main.
— Oh que non, contesta-t-il avec un sérieux soudain qui me déstabilisa. La vie n'a rien d'un jeu, et je le sais mieux que quiconque.
Lorsqu'il pencha la tête vers moi, son parfum suave agita mes sens.
— La vie est une lutte, chuchota-t-il. Soit tu bouffes les autres, soit ce sont eux qui te bouffent. Et je suis bien décidé à les dévorer avant qu'eux ne le fassent.
J'avais cessé de respirer.
Je voulais croire que c'était la peur qui paralysait mes muscles, mais la vérité était que son regard m'avait happée dans son argent liquide, incandescent. J'étais incapable de bouger, pourtant, j'aurais dû partir. Ma raison me criait de me détourner de ce jeune homme qui ne m'apporterait assurément que des ennuis. Par chance, un nouveau cri de Chloé parvint jusqu'à nous, me sortant de ce drôle d'état second qui m'empêchait de réfléchir correctement. Résolue, je m'apprêtai à répondre à son appel, mais Shawn fut plus rapide. Et avant même qu'un son ne s'échappe de ma gorge, il avait plaqué sa main contre ma bouche.
Il s'était approché au point que son pull frôle ma poitrine et que j'aperçoive les éclats plus bleus qui parsemaient ses iris. Je me figeai, mais mes ondes de magie se déchaînaient sous ma peau comme une mer en proie à une violente tempête. Il appuyait à peine. J'aurais si facilement pu me défaire de sa prise, mais je restai figée. Ma docilité inhabituelle le fit esquisser un sourire complice. Il écarta sa main, ne laissant qu'un index sur mes lèvres pour m'inciter à ne pas crier. Il recula d'un pas, puis de deux, posa ensuite son doigt sur sa propre bouche et me fit un clin d'œil en poursuivant sa marche.
Mes collègues se rapprochaient, mais je n'en avais cure. Je ne sentais plus que l'empreinte de ses doigts qui me brûlait encore la peau.
Dans une poignée de secondes, il disparaîtrait de ma vue, et je lançai à brule-pourpoint, comme pour repousser l'inéluctable :
— Et cette histoire de légende ? Tu ne m'en reparles pas ?
Ma voix s'était mêlée aux ronflements des feuilles battues par le vent.
— Pourquoi faire ? murmura-t-il en réponse. Tu ne me crois pas, je me trompe ?
— Non. Je ne te croirai probablement jamais.
— Ça changera, répondit-il avec assurance, tu verras. Et là, c'est toi qui viendras me chercher pour en savoir plus.
Il s'éloignait à pas lents, toujours face à moi, alors que mes deux collègues se rapprochaient dangereusement.
Je levai les yeux au ciel pour ne pas montrer qu'il avait réussi à me perturber plus que de raison.
— De un, dans tes rêves, rétorquai-je. De deux, je ne saurais même pas où te trouver.
— Je ne me fais pas trop de souci, conclut-il avant de se fondre dans l'ombre des arbres. J'ai comme l'impression que le destin s'est mis en tête de faire se croiser nos chemins, et il pourrait bien être aussi têtu que toi.
***
Coucou! 😺
J'espère que ça vous a plu! J'ai dû vous dire déjà que cette histoire était une réécriture, la troisième je pense 😆 mais toute cette partie (avec les filles, le saurio et Shawn) est entièrement nouvelle.
Alors, je serai curieuse de savoir:
- ce que vous pensez des réactions d'Alicia. Est-ce que vous la comprenez un peu? 💁🏻♀️
- Et Shawn, vous pensez qu'elle peut se fier à lui? 😇
- A votre avis, cette histoire va-t-elle bien se finir? 🤭😅
La suite au prochaine épisode, qui arrivera la semaine prochaine, comme d'habitude. Bisous 😘❤️
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