Chapitre 1 - Une fille (presque) normale (2/2)

Le reste de la journée passa à toute allure, sans doute parce que je somnolais la plupart du temps. Après les cours, mon père vint nous récupérer, mon frère et moi. Chris ne semblait plus m'en vouloir pour son retard de la matinée, mais je restai sur mes gardes. Toutefois, il devint le cadet de mes soucis quand je repérai la vieille voiture rouge garée dans notre allée. Et en effet, ma sœur Monica était bien là, avachie dans le canapé du salon avec un biscuit à la bouche, les yeux rivés sur l'écran où passait une rediffusion des Reines du shopping. Quand elle nous entendit arriver, elle se dévissa la tête pour nous regarder et lança sans daigner se lever :

— Déjà fini, le lycée ?

Je laissai tomber mon sac à dos par terre et croisai les bras sur ma poitrine :

— Et toi, tu n'es pas censée être à la fac ?

— Un de mes cours a été annulé, alors je suis venue dîner.

— Et Paul ?

— Fou de joie à l'idée de passer une soirée entre potes, fit-elle en haussant les épaules. Papa ! s'exclama brusquement Monica.

Mon père venait d'apparaître dans le hall d'entrée. Elle bondit du sofa pour se jeter dans ses bras, en bonne fayotte qu'elle était.

Monica, l'aînée de la fratrie, avait fêté ses 21 ans en avril, le mois dernier. Elle avait emménagé il y a peu avec son petit-copain, Paul, et ne vivait donc plus avec nous, mais mes parents mettaient un point d'honneur à conserver sa chambre à l'étage, « au cas où ».

Monica avait hérité des yeux clairs de notre père et du caractère bien trempé de notre mère. Elle étudiait le droit pénal et les sciences criminelles à l'université. Elle avait beau prétendre vouloir défendre la veuve et l'orphelin, je maintenais qu'elle avait choisi cette voie à force de regarder des séries télé sur M6. Je ne doutais pas qu'elle ferait des miracles devant un jury. Il lui suffisait de tourner vers vous ses yeux de biche, et elle vous ferait gober n'importe quelle bêtise. Ses victimes préférées étaient bien évidemment nos parents.

Comme la plupart des sœurs, nous adorions nous détester. C'était simple : je lui enviais son intelligence, elle m'enviait ma détermination ; j'étais jalouse de ses yeux bleus, elle l'était de ma longue chevelure. Autant de raisons de nous faire la guerre.

Monica fit voler ses cheveux derrière ses épaules avec un air emprunté.

— Tu dois être fatigué, Papa, après ta journée de travail. Tu veux que je prépare le dîner ?

Un flash d'appareil photo aurait eu le même effet : Marius parut ébloui par la prévenance de son aînée.

— Si les deux autres pouvaient être un peu plus comme toi, Maman et moi aurions plus de temps pour nous reposer.

Monica posa une main sur son cœur avec un sourire compréhensif avant de se diriger vers la cuisine, d'où elle me lança un regard narquois. Mon père, lui, s'était déjà installé dans le canapé et avait changé de chaîne.

— Je vais t'aider, proposa Chris, qui voulait sans doute remonter dans l'estime de notre père.

Je retins la remarque sarcastique qui me vint sur le bout de la langue, d'autant plus que tous les regards furent bientôt rivés sur moi. Je ne pus résister à celui de mon père, qui attendait clairement un geste de ma part. Je finis par grommeler :

— C'est bon, je vais passer l'aspirateur.

Mon père, aux anges, posa ses pieds sur la table basse pendant que ses trois enfants s'occupaient de la maison.

Je finissais la salle de bains de l'étage quand ma mère rentra du travail. Elle ne masqua pas sa surprise quand nous la saluâmes en chœur tout en nous acquittant chacun de notre tâche ménagère. C'était un spectacle pour le moins inhabituel.

Carole Constel enleva son trench et défit ensuite la queue de cheval qui retenait ses cheveux couleur blé. De profonds cernes bleutés creusaient ses joues. La journée n'avait pas dû être facile. Ma mère travaillait comme infirmière libérale et avait à sa charge un nombre étourdissant de patients. Elle avait toujours été très prise par son métier ; c'était d'ailleurs notre père qui veillait principalement sur nous.

— C'est prêt ! brailla Monica.

Je me dépêchai de ranger l'aspirateur et descendis dans la cuisine où tout le monde était déjà à table. Ma sœur nous avait servi de généreuses assiettes de spaghettis à la bolognaise. Je portai une première fourchette à ma bouche, avec l'espoir que ce soit trop salé, trop fade, ou que ses pâtes soient trop cuites. Mais l'exclamation de ravissement poussé par ma mère me confirma ce que j'avais moi-même compris.

— Monica, c'est délicieux !

— Les meilleures bolognaises que j'aie jamais mangées, renchérit mon père, le pouce levé.

— Oh, ce n'est vraiment pas grand-chose, répondit modestement ma sœur.

Mais elle me lança une œillade triomphante. Quand était-elle devenue si douée en cuisine ? À peine quelques mois auparavant, elle était encore incapable de faire cuire un cordon-bleu sans mettre le feu à la cuisine. Je mâchonnai mes spaghettis en tentant d'ignorer la pointe de jalousie qui me picotait la poitrine.

Le repas fut plus animé que d'habitude, avec ma sœur qui babillait, mon frère qui lui coupait la parole pour intervenir et mes parents qui nous couvaient du regard. Dans ces moments-là, je me rendais compte que Monica me manquait un peu, mais un peu seulement. Elle nous quitta après le dessert, pour ne pas rentrer trop tard chez elle et être en forme pour son cours du matin. Je montai prendre une douche et enfilai mon pyjama avant de redescendre voir mes parents. Ils étaient blottis l'un contre l'autre dans le canapé et, à la mélodie angoissante qui s'échappait de la télé, j'en déduisis qu'ils regardaient un bon vieux film policier.

— Je vais me coucher, les informai-je en étouffant un bâillement.

— Déjà ? s'étonna mon père en regardant l'horloge. Il n'est que dix heures.

— La journée a été fatigante.

— Dors bien, ma chérie, me sourit ma mère en prenant mon visage en coupe pour m'embrasser le front.

— À demain.

Je retournai à l'étage et souhaitai une bonne nuit à mon frère, qui écoutait de la musique sur son ordi, avant de m'enfermer dans ma chambre. J'éteignis la lumière et, quand je fus certaine que plus personne ne viendrait me trouver, j'ôtai mon pyjama pour enfiler un T-shirt et un pantalon noirs. Devant mon miroir, où se dessinait ma silhouette fantomatique, j'attachai mes cheveux et me fis une tresse. Enfin, je lançai une playlist cadencée pour mon échauffement. Après avoir placé un écouteur dans mon oreille droite, laissant le gauche libre pour surveiller les bruits de la maison, j'enchaînai abdos et pompes au rythme des basses. 

Comme d'habitude, mon frère alla dans la salle de bains vers dix heures et demie et éteignit sa lumière cinq minutes plus tard. Mes parents, eux, allèrent se coucher à la fin de leur film, cependant que je terminais ma troisième série. Je me remis debout silencieusement et fouillai dans le tiroir de mon bureau. J'en tirai une longue dague, qui brillait d'un éclat phosphorescent dans l'obscurité, et je la glissai dans l'étui accroché à ma ceinture. J'enfilai une veste sombre et vérifiai que j'avais pris tout ce qu'il me fallait avant de quitter ma chambre sans un bruit. 

Mon père ronflait déjà, ce qui était bon signe. Je fis attention où je mis les pieds en traversant le couloir du premier étage, mais j'avais tellement d'entraînement que le parquet n'émit pas un seul grincement. Je descendis agilement les escaliers, saisis ma clé et sortis dans la nuit.

Les lampadaires m'éblouirent après l'obscurité confortable de ma chambre, et je passai vite de l'autre côté de la rue avant que quelqu'un ne m'aperçoive. Le ciel était limpide. Un gros quartier de lune brillait au-dessus de ma tête, mais sa lumière s'estompa lorsque je pénétrai dans la forêt. Elle me happa dans ses ténèbres. 

Je connaissais le chemin par cœur, je l'avais parcouru des centaines de fois. Pourtant, je sortis tout de même ma petite lampe torche pour éclairer le sentier. Je frissonnai dans la fraîcheur de la nuit et remontai en entier la fermeture éclair de mon blouson. Je me faufilai entre les arbres, écartai les branches et marchai sur les ronces jusqu'à arriver enfin à un vieux saule pleureur, qui s'élevait au centre d'une paisible clairière. Les rayons de la lune donnaient à ses fines feuilles un éclat de nacre, et le vent faisait bruisser ses lianes à la manière du flux et reflux de la mer. Je m'approchai du tronc et posai ma main contre son écorce rugueuse. En une explosion d'étincelles dorées, je disparus dans la nuit.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top