Chapitre 3
C'était clair, c'était net, Munemasa avait intégralement perdu la vision de son œil gauche. Cela posait plusieurs problèmes. D'une part, la difficulté qu'il avait pour se concentrer s'était grandement accrue. Cela se voyait en cours. Lui qui était l'élève modèle, discret, attentif, avec de bons résultats commençait à se faire réprimander par ses professeurs, ce qui n'arrivait d'ordinaire jamais. Ce fait le faisait se sentir minable. Le pire, c'est qu'il ne pouvait pas glisser de mots à ses camarades de classe ni discuter avec eux de son problème. La raison était simple ; il n'avait pas vraiment d'amis dans son lycée. Quelques connaissances, mais rien de plus. Il fallait dire que ses yeux si particuliers, bordeaux avec un trait foncé qui partait horizontalement de ses pupilles sur quelques millimètres ne passaient pas inaperçu. Son regard intimidait et lui donnait parfois un air agressif, même s'il ne l'était en réalité pas du tout. Munemasa n'était pas du genre à s'énerver, ni à se battre, encore moins lorsqu'il allait mal. De plus, il fallait ajouter à cela le fait que son œil gauche s'était déjà bien ramolli et aplati, en peu de temps. En le regardant, il n'était plus si difficile de remarquer que quelque chose n'allait pas. La pupille bordeaux était bien plus sombre qu'auparavant, ne reflétait absolument rien et paraissait vide. La perte de densité du globe oculaire commençait également à être visible. En cours, personne ne lui posa de question, ni ne s'intéressa à lui.
Autant dire que Munemasa n'accorda que peu d'attention à ses cours. Il sauta le repas car son moral était si bas que le jeune homme n'arrivait pas à avoir faim. Il attendit alors tranquillement dans la cour, traînant sur son portable pour faire passer le temps, jusqu'à ce que ce soit l'heure. Comme les fois d'avant, Ibuki se changea à l'avance dans les toilettes avant de prendre le chemin du terrain, qui se trouvait à quelques minutes à pieds de son lycée. Pendant ce temps-là, son esprit se perdait. Il allait et venait entre ses problèmes et, le plus important en ce moment : son œil. Les paroles de sa chirurgienne tournaient en boucle dans sa tête. Certes, Ibuki en avait assez de se battre pour un œil qui avait sans cesse des soucis. Cependant, le docteur Damato avait raison sur un point : cela serait quand même bête de laisser tomber après une quinzaine d'opérations, dont plusieurs qui avaient effectivement porté leurs fruits. Cela signifierait réduire ses efforts et sacrifices à néant. Ibuki avait beau douter de la décision qu'il avait prise, il ne pouvait pas revenir en arrière, c'était impossible.
Après plusieurs minutes de marche, Munemasa fit son apparition sur le terrain. Bien évidemment, il faisait partie des derniers arrivés. Il ne s'était pas pressé. Pour tout ce qu'il avait à faire aujourd'hui, il y allait à reculons. Son air étrange ne passa pas inaperçu. Quelques-uns de ses coéquipiers lui demandèrent si ça allait. Cependant, certains reculaient parfois après avoir remarqué quelque chose : son œil. Sensiblement plus sombre et plat qu'auparavant et semblant vide de toute vie, il commençait se faire remarquer. Ibuki n'inventa aucune excuse, disant simplement que ça allait et qu'il n'y avait pas à s'en faire. Lui-même ne croyait pas vraiment en ses propres propos. Cependant, il faisait effectivement comme si tout allait dans sa vie. Shindou, quant à lui, restait en retrait. Il n'était pas aveugle et voyait bien que quelque chose n'allait pas. De plus, aujourd'hui était le jour où Munemasa était censé lui fournir les explications qu'il lui devait. Comme l'entraînement avait pris du retard parce que le blanc n'était pas là, il n'alla pas le voir tout de suite. Le tacticien attendrait la pause et il ne le laisserait pas repartir tant qu'il n'aurait pas ce que l'autre lui devait.
L'entraînement débuta alors sans plus attendre.
Sans surprise, Munemasa eut autant de difficultés à se concentrer sur le terrain qu'en classe. Il devait performer, il le savait. Le gardien devait montrer qu'il avait le niveau et qu'il était capable de protéger les cages. Seulement, c'était plus facile à dire qu'à faire. En l'état actuel des choses, Ibuki se savait incapable d'y aller à fond, incapable de défendre les buts correctement. Le niveau, il l'avait, mais ses puissants troubles visuel et moral l'empêchaient d'être aussi bon que d'habitude. Cela se répercutait sur la qualité de l'entraînement. En effet, il ne compta même pas le nombre de fois où Shindou le reprit, d'abord doucement, puis de plus en plus sèchement. Munemasa l'agaçait, il en était lui-même conscient. À cause de son problème, il ralentissait tout le monde. Le jeune homme aux cheveux blancs s'en voulait. Bien sûr qu'il désirait que tout se passe normalement, qu'il ne voulait pas que ses soucis impactent l'entraînement. Ibuki aurait aimé arriver à rester de marbre, ne rien ressentir ou du moins, savoir mettre ses émotions de côté. Cependant, il était fatigué. Fatigué de tout ça. Il n'était pas un surhomme, juste un adolescent qui faisait de son mieux pour se gérer seul. Si encore ses parents le soutenaient, peut-être que ce serait plus simple. Comme ce n'était pas le cas, Munemasa devait faire avec, ou plutôt sans.
L'heure de la pause salvatrice arriva finalement, pour le plus grand bonheur d'Ibuki. Il allait enfin pouvoir souffler un peu. C'était sans compter sur Shindou qui attendait également ce moment avec impatience. Il s'approcha de lui et posa sa main sur son épaule, le faisant légèrement sursauter.
- Hé, Ibuki.
Le susnommé se retourna, l'air parfaitement innocent. Sur le coup, il avait totalement oublié ce qu'il avait promis à Shindou deux jours plus tôt. À vrai dire, il avait d'autres chats à fouetter en ce moment. Seulement, là, il ne pouvait pas s'esquiver, ni éviter la discussion.
- Tu as des choses à me dire, il me semble.
Pourquoi le tacticien trouvait-il que son ami gardien le regardait étrangement ? Quelque chose n'allait pas avec son regard, devenu soudainement las. Ibuki soupira, avant de lâcher :
- On peut parler dans un endroit un peu plus... Tranquille ?
Shindou hocha la tête et fit signe à son ami de le suivre. Il était tout de même étonné que le plus grand accepte si facilement de lui parler. En soi, ce qu'il ne savait pas, c'était que Munemasa voulait être honnête. Il en avait assez de cacher des choses à ses amis. Les joueurs de son équipe étaient ses seuls amis et Shindou était peut-être celui dont il était le plus proche : malgré ses airs farouches et distants, le tacticien l'avait plusieurs fois sauvé durant le tournoi et inversement. Depuis, ils parlaient, de temps en temps. Il fallait l'avouer, Munemasa était également fatigué de tout garder pour lui. Ce n'était pas si mal que Shindou soit tenace et lui ait rappelé ce qu'il lui devait. Bien qu'il ne voulait pas que tout le monde soit au courant, cela ne le gênait pas que Takuto le sache.
Les voilà à l'autre bout du terrain, tranquilles. Munemasa n'attendit pas longtemps avant de commencer à parler :
- Aujourd'hui, c'est mon dernier entraînement avec vous avant un bon moment.
Shindou haussa un sourcil et demanda :
- Et pourquoi ça ?
- Parce que je me fais opérer demain et qu'il va me falloir un peu de temps pour récupérer.
Le regard de Takuto changea : d'agacé, il devint inquiet. Qu'est-ce que c'était que cette histoire d'opération ?
- Pourquoi tu vas te faire opérer au juste ? L'interrogea-t-il, alors qu'il détournait le regard.
Munemasa soupira. Par quoi devait-il commencer ? Comment annoncer cela ? Le jeune homme était las. Il ne fallait pas qu'il se prenne la tête : il suffisait qu'il soit direct.
- J'ai perdu la vue d'un œil. L'intervention, c'est pour la récupérer.
Shindou se figea et mit du temps à assimiler ces paroles si simples mais tellement pleines de sens. Qu'est-ce qui était le plus choquant à ses yeux ? Était-ce le fait qu'il avait perdu la vue d'un œil qui le perturbait autant ou était-ce cet air si las, indifférent qu'il arborait ? Pourquoi semblait-il ne pas en avoir grand-chose à faire ?
- Si c'est une blague, Ibuki, elle est de très mauvais goût.
Munemasa eut finalement une réaction : il haussa un sourcil.
- Je m'attendais à n'importe quelle réaction de ta part, mais pas à celle-là, avoua-t-il, surpris.
- Es-tu vraiment en train de me dire que l'un de tes yeux n'y voit plus ?
La réponse de Munemasa ne fut rien d'autre qu'un hochement de tête. Shindou secoua la sienne de gauche à droite, ne semblant toujours pas y croire.
- Ce n'est pas possible, dit-il simplement, d'un ton sec.
Le gardien faillit soupirer une nouvelle fois. Au lieu de cela, il commença à expliquer :
- Tout allait bien il y a quelques jours. J'avais juste une tâche noire au centre du champ de vision de mon œil gauche, rien de plus. Ça, c'était normal.
Ibuki s'adossa contre l'arbre qui se trouvait derrière lui, avant de reprendre :
- Puis, la tâche a commencé à s'agrandir. Pendant un jour ou deux, son accroissement était plutôt lent. Puis, tout s'est accéléré d'un coup, à tel point qu'il y a deux jours, j'ai intégralement perdu la vue de cet œil. Tout ce que je peux dire, c'est que c'est allé très vite. Je ne pouvais rien faire d'autre qu'attendre mon rendez-vous avec ma chirurgienne.
Lorsque Munemasa tourna la tête vers Shindou, il vit de son œil valide que celui-ci semblait sous le choc des révélations qu'il venait de lui faire. Pour Munemasa, il n'y avait pas à être choqué. Cela arrivait à bien plus de gens qu'on ne pouvait le penser. Mais bon, le gardien était coutumier des problèmes oculaires depuis tout petit. Il avait toujours plus ou moins baigné dedans. Néanmoins, le gardien pouvait déceler une lueur sceptique dans le regard orangé de son ami. Avant même qu'il ne pose ne serait-ce qu'une question, Munemasa le devança :
- Je vais être clair. Non, mon œil gauche n'y voit plus rien. Je pense que ça se voit, il a déjà commencé à perdre en densité. J'ai vu comment vous m'avez tous regardé quand je suis arrivé. Les autres l'ont remarqué, et toi-même tu l'as remarqué. Il est devenu mou, plat. Il est plus sombre que l'autre et c'est facile de deviner pourquoi : la lumière n'y passe plus. Takuto, ma rétine est décollée, c'est un fait. Arrête de douter de ce que je te dis.
Shindou soupira, le regard fuyant. Avait-il pitié d'Ibuki ? Ce dernier espérait que non. Il ne voulait pas que l'on ait pitié de lui, il n'en avait pas besoin.
En réalité, Shindou se sentait extrêmement mal pour son ami. Il n'arrivait pas à imaginer comment le plus grand pouvait dire de telles choses et avoir l'air si indifférent, si las, comme si c'était habituel pour lui. S'avançant, le tacticien planta finalement son regard dans celui si particulier d'Ibuki et lui demanda où et quand il se ferait opérer. Même s'il ne comprenait pas pourquoi son ami lui demandait cela, il ne posa aucune question et lui donna simplement les renseignements qu'il désirait. Il ajouta quand même, pour rassurer Takuto, que ce n'était pas grave et que c'était soignable, donc il n'y avait pas lieu de s'inquiéter. Il ne voulait pas que le pianiste ne l'assomme de questions ou qu'il soit perturbé par ses révélations.
Après avoir discuté convenablement, les deux amis retournèrent avec les autres et l'entraînement fini par reprendre. Cette fois-ci, même si Munemasa faisait toujours autant d'écarts et d'erreurs, Shindou se montra beaucoup plus compréhensif et le reprit moins souvent et plus doucement, ce qui ne passa pas inaperçu aux yeux de leurs coéquipiers. Le fait d'être moins souvent réprimandé fit du bien à Munemasa, qui remercia intérieurement le pianiste de comprendre qu'il n'était pas forcément très bien, même s'il ne montrait rien.
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