Chapitre 3
Caleb
— T'es sûr que tu veux encore rempiler cette semaine ?
— Certain.
— T'es taré, conclut Caines, en secouant la tête. Ils ont prévu une hausse des températures. Ça va cogner sec, au bord des routes !
Je ne le sais que trop. Mais rien ne pourra me faire changer d'avis. Rien.
Il ne comprend pas, mais quelque part, c'est normal. Il n'a pas à essayer de faire face en permanence à un bordel sans nom sous son crâne, comme moi. Mon cerveau est un fouillis monstre, ma mémoire tel du gruyère. Et ma conscience me tance, en permanence, pour la merde que j'ai faite dans cette bijouterie.
La peur dans les yeux de la petite vendeuse que j'ai bâillonnée et attachée, elle me hante la nuit. Pourtant, je ne m'en rappelle pas directement. Je l'ai juste vue sur les écrans, mais de façon si intense, si réelle, que j'en suis chamboulé encore une fois. Alors, pour oublier tout ça, quoi de mieux que de tomber dans un état semi-comateux, que seule la fatigue extrême permet ? Oui, je m'assomme au travail, pour que les fantômes d'un passé que j'ai oublié ne viennent effrayer mes nuits.
J'attrape une paire de chaussettes propres, les mets en essayant d'oublier leur couleur douteuse, puis enfile mes chaussures sans lacets. Dans un dernier réflexe, je visse une casquette sur ma tête et sors de la tente. Le couvre-chef est siglée de la prison, mais c'est égal : de toute façon, avec notre costume de bagnards, impossible de passer inaperçu sur nos chantiers. Les regards des automobilistes, on les ignore. Souvent curieux, parfois condescendants, rarement positifs, ils sont à eux seuls le résumé d'une pensée unique, celle de ceux que la justice n'a pas encore atteints. C'est aussi la peur, qui leur fait détourner les iris. Celle que nous inspirons, avec nos mines patibulaires et notre allure négligée. Celle, plus insidieuse, que ça soit contagieux, comme s'ils redoutaient d'être arrêtés à leur tour.
Dans la cour, le bus est déjà là. Mes collègues du jour aussi. Je remarque quelques changements, par rapport à l'équipe habituelle, mais le meneur, toujours le même, n'attend que le feu vert pour se mettre à chanter. Sans faire d'éclat, je me laisse enchaîner et patiente à mon tour dans un silence de mort.
— Messieurs ! hurle soudain le gardien qui va nous accompagner. Changement de programme. Pas de remise en état des routes, aujourd'hui.
Intrigué, je tends l'oreille, en le dévisageant. Il a l'air de celui qui sait, mais qui aime maintenir le suspense. Et j'ai horreur de ça. Comme si on n'avait que ça à faire, dans ce trou. Comme si tout ça était un jeu. Qu'il est con. C'est son boulot. Et nous, notre peine. Qu'il urge et qu'on en finisse !
— Paraît qu'il fait trop chaud, pour bosser en plein cagnard, ricane-t-il. Mouais. Vous avez de la chance, le sheriff a décidé de vous épargner, aujourd'hui.
Je sens les gars se tendre, à l'idée qu'on n'aille nulle part. Des sourires se dessinent, vite douchés néanmoins quand le gardien précise :
— On vous emmène au cimetière. Y a une tonne de trucs à remettre en état, là-bas aussi. L'avantage, c'est qu'il y a des arbres, pour vous abriter du soleil : c'est pas gentil, ça, franchement ?
Les gars grimacent, déçus. Moi ? Je pousse un soupir de soulagement. Je deviens fou, lorsque je reste dans l'enceinte de la prison. Et surtout, j'ai besoin de m'abrutir pour ne plus penser. Heureusement, le top départ est donné et c'est en rythme que nous montons dans le bus.
Saül est devant son volant, comme toujours. Couvert lui aussi d'une casquette, laissant augurer qu'il compte nous accompagner sur place, il nous salue un par un, alors que nous prenons place. Le gardien, lui, s'installe à l'avant, à droite, tandis que nous nous asseyons sur le côté gauche.
— Alors, demande Saül au bout de quelques kilomètres, paraît qu'on change de destination, aujourd'hui, Morris ?
— Ouais, répond notre maton du jour. T'as eu le plan de bord, non ?
— Ouais, ouais, t'inquiète. C'était juste pour engager la conversation. J'sais où est le cimetière, hein.
Morris ne répond rien et se met à fixer la route, trahissant sa volonté de ne pas discuter plus avant. Du côté de Saül, le message est reçu cinq sur cinq. Il pousse un soupir, jette un regard dans le rétroviseur intérieur, capte le mien puis hausse les épaules. Je crois qu'il aime bien parler, mais comme on nous intime le silence, c'est compliqué, pour lui.
C'est un des seuls types sympas de la prison. Il fait l'effort de retenir nos noms, au lieu de nos matricules, et se fend toujours d'un petit mot agréable, lorsque nous avons la chance de monter dans son véhicule. Qui plus est, il allume toujours la radio, alors que nous n'avons pas droit à la musique, en temps normal. Aucun loisir, c'est le maître-mot à Estrella.
— Merde, râle-t-il soudain, quelques kilomètres plus loin. J'ai un voyant orange qui s'allume.
Honnêtement, vu le bruit que ce foutu car fait, je suis étonné qu'il n'y en ait pas un qui se soit déclenché avant.
— C'est gênant ? grogne Morris, l'air inquiet.
— J'sais pas trop...
Ils n'y connaissent rien, visiblement. Penchés sur le tableau de bord, ils observent la lumière orange comme si elle allait se barrer toute seule. Saül est un ancien gardien, qui finit sa carrière comme chauffeur de bus de la prison. Quant à Morris, vu son air complètement paumé, il est évident qu'il panique presque.
— C'est le voyant des freins, lâché-je.
Tous les deux se tournent vers moi, intrigués.
— Comment tu sais ça, toi ?
— Je suis mécanicien.
Je sens Morris hésiter, puis regarder Saül avec insistance.
— J'peux regarder, si vous voulez, ajouté-je.
Je sais ce qui les freine : ils ont peur que je me barre. La mécanique bien huilée de la prison est immuable et lorsqu'un souci survient, tout ce qui ne tombe pas dans le protocole les fait paniquer. En dehors des règles, Morris est paumé, incapable de prendre une décision. Tirer sur un gars quand la situation le nécessite, il sait faire. Le reste...
— J'ai des menottes, fais-je remarquer en levant les poignets en l'air. Vous pouvez m'en mettre aux pieds, aussi, si vous n'avez pas confiance. Et me tenir en joue quand je serai à l'extérieur.
— Tu vas pas m'apprendre le métier, hein ! gronde Morris, visiblement vexé. J'vais te garder à vue, 911, t'inquiète.
Au moins, il a accepté mon aide, et c'est déjà pas mal. Ignorant les protestations des mecs derrière, qui espéraient sans doute devoir rentrer à la prison, je laisse Morris me détacher de la chaîne puis m'accompagner dehors.
Notre véhicule est un vieux bus scolaire ; trop dangereux pour transporter des gosses, mais suffisant pour des détenus sans grande valeur. Outre la couleur jaune qui n'a même pas été remplacée, on peut encore déceler, sans aucun souci, les lettres SCHOOL, dont les autocollants ont été retirés mais qui se détachent encore nettement sur le flanc grâce à la colle utilisée et qui rend la peinture mate.
J'ouvre le capot, cherche l'endroit en question et interpelle Morris.
— Y a une fuite sur la durite.
— Et qu'est-ce qu'on peut faire ?
— Colmater.
— Avec quoi ? s'énerve-t-il.
— Du gros Scotch. Demandez à Saül s'il a ça.
Je le sens hésiter, me zieuter avec crainte puis se décider à lui faire part de ma requête. Heureusement, le chauffeur me fournit le rouleau et je répare en moins de deux minutes chrono.
— Ça tiendra pas, hein, ajouté-je en faisant claquer le capot pour le fermer. Faut l'emmener en réparation.
— Pour l'aller-retour, ça ira ? demande Morris, inquiet.
— Ouais. Mais pas plus de quelques jours.
Satisfait, Morris me fait remonter, me rattache aux autres, puis m'oublie, le temps que nous traversions la ville. Saül est plus loquace : il passe les vingt bornes suivantes à me remercier, un grand sourire aux lèvres.
Lorsque nous arrivons, le poids des regards de mes codétenus pèse sur ma nuque. Mais je m'en fous. Au moins, je sais que ce soir, c'est une nuit sans cauchemars qui m'attend, si je me donne à fond.
Le Mesa Cemetery, situé en bordure Sud-Est de la ville, est vide ; une bonne partie du domaine est en effet ombragé et c'est sous une futaie de palmiers que Morris donne les premiers ordres.
— On est parti pour un chantier de plusieurs semaines, annonce-t-il.
Des grognements fusent, vite stoppés par la noirceur de son regard.
— Contents ou non, vous allez remettre en état ce lieu. Il faut nettoyer. Les allées doivent être nickel. Je ne veux voir plus aucune mauvaise herbe, plus aucun papier, plus aucun détritus. Et quand vous aurez fini ça, vous vous attaquerez aux stèles. La plupart ne reçoivent aucune visite et s'encrassent. Quant au carré des indigents, il est à remettre en ordre intégralement.
Mes yeux balaient la surface. Les autres m'imitent et leurs regards s'embrument : il y a là des hectares de terrain. Parfait pour moi : cette impressionnante surface est synonyme de dizaines et de dizaines de nuits tranquilles.
Le temps que Morris pose le panneau de signalisation rouge, sur lequel se détachent les mots « Sheriff's chain gang », et nous entamons notre boulot.
La météo sec a limité la pousse de plantes sauvages et les quelques tiges aux feuilles rabougries par la sécheresse, qui s'accrochent sur le sol sablonneux ne résistent pas longtemps à nos outils de jardinage. Je racle et bine, sans me préoccuper des autres. À ma gauche, Saül s'est posé sur un banc, sous l'immense statue blanche d'un ange aux ailes déployées et je ris presque du spectacle qu'il donne, les mains sur les genoux, comme s'il attendait un signe divin.
Morris, lui, prend son rôle au sérieux, comme toujours. Planté à côté de son panneau, il vérifie qu'aucun passant ne nous adresse la parole. Si ça avait un quelconque intérêt sur le bord de la route, c'est tout simplement ridicule, ici : il n'y a pas un chat. Mais il n'a pas l'air de s'en soucier : il braille ses ordres comme s'il avait un auditoire, harcèle un ou deux prisonniers en leur reprochant leur lenteur, et finit par me tourner le dos, obnubilé par un des nouveaux, qui n'en fout pas une rame.
J'en profite pour prendre appui sur ma bèche, les bras en repos sur le manche et balayer le cimetière des yeux. C'est un endroit calme, où poussent pas mal d'arbres. Les tombes sont plutôt anciennes, si on fait exception du carré des indigents. Là, aucune végétation : c'est du sable, à perte de vue. Des croix simples signalent l'emplacement des résidents. Ce sont ceux qui n'ont pas pu payer une tombe dans la partie traditionnelle ou ceux qui sont morts seuls. Oubliés de tous, ils n'ont pas été réclamés par la famille. C'est la ville qui les enterre, dans ce coin paumé où personne ne vient jamais.
Continuant mon inspection, je repère un papillon, qui vole de cactus en cactus, à la recherche de fleurs hélas fanées depuis belle lurette. Les dernières pluies sont loin, à présent, et la prochaine floraison attendra un orage qui a bien du mal à se pointer. Pourtant, bordel, ça ferait du bien, et pas seulement aux plantes. La nature s'assèche, irrémédiablement.
Je pousse un soupir et me redressant, saisis le manche de ma bèche à pleines mains, quand je stoppe net. Nous ne sommes plus seuls.
Un visiteur vient d'entrer dans la section d'à côté.
Ou plutôt une visiteuse.
Une femme.
Pas n'importe laquelle.
Elle est juste divine.
À côté de moi, Carlos s'est figé, lui aussi. Je n'ai pas besoin de le regarder pour savoir qu'il a cessé le travail pour la même raison que moi.
— Muy caliente, susurre-t-il, un accent de concupiscence dans la voix. Ça, c'est une belle femme !
Il n'a pas tort.
— Putain, si j'pouvais aller lui parler, grogne-t-il, j'me gênerais pas.
Je hausse les épaules. Mais ne la quitte pas des yeux. Est-ce que c'est parce que je n'en ai plus touché une depuis plus de trois mois ? Bien possible. Mais à cet instant, je doute que ce soit la seule explication.
En vérité, je suis hypnotisé ; grande et fine, elle marche avec grâce. Pourtant, tout est naturel, chez elle : sa coupe au carré, brune et sage, sa tenue basique, ses sandales plates n'ont rien d'apprêté. Cependant, avec sa robe blanche et longue, elle relègue l'ange en pierre sous lequel Saül pionce à moitié au rang de vilaine gargouille.
Je ne suis pas le seul à l'avoir remarquée. Tous les gars ont stoppé le boulot et se rincent l'œil.
— Au boulot ! hurle Morris d'une voix tonitruante.
Son cri est si violent que la femme, pourtant plongée dans ses pensées, relève la tête dans notre direction. Ses yeux balaient le lieu, nous détaillant un par un. Et comme un miracle, s'arrêtent sur moi.
Nos iris s'arriment. Oh, pas longtemps, juste le temps d'un battement d'aile du papillon qui a maintenant disparu. Assez pour que je plonge dans le chocolat tendre de ses pupilles, une fraction de seconde.
Mais déjà elle se détourne et semblant se reprendre, bifurque sur la droite, parcourt quelques mètres puis stoppe devant une stèle grise.
— 911, bosse ! crie Morris.
Délaissant avec déception le spectacle, je donne quelques coups de pioche, histoire de donner le change. Puis, une fois que je suis sûr que Morris est occupé à gueuler sur un camarade, je reprends mon observation.
Elle ne me capte plus, mais c'est sans importance. Je la regarde se baisser, déposer un bouquet de roses dans un vase en grès, puis retirer les anciennes fleurs fanées. Elles sont encore correctes, me laissant à penser qu'elles ne sont pas si anciennes que ça. Est-ce qu'elle vient souvent ? On le dirait bien.
Je secoue la tête, amusé. Qu'est-ce que ça change, au fait ? Rien. C'est juste une jolie distraction dans ma vie de merde. Mon existence au camp n'en sera pas modifiée. Je suis un prisonnier, rien d'autre. La présence de la brune n'est qu'un rappel du gouffre qui me sépare de la vie réelle.
Je ne reprendrai pas mon existence normale de sitôt. Peut-être jamais, même. Même si je sors un jour, que restera-t-il de mon ancien moi ? Je n'ai pas voulu savoir ce qu'il advient de mon appart et de mon boulot. Lorsque j'ai été emprisonné, je n'ai pas eu le temps de me retourner. Je n'ai pu pas pu parler à mon patron. Si ça se trouve, il m'a déjà rayé des effectifs et foutu mes affaires sur le trottoir. En théorie, il y a assez sur mon compte en banque pour payer mon loyer pendant encore quelques mois. Mais après ?
Putain, j'en sais rien. Comment prévoir quoi que ce soit, alors que mon avenir repose sur un trou noir de plusieurs heures ? Et merde, rien à faire, rien ne me vient, même quand je me concentre.
Il va pourtant falloir que je trouve un moyen que mes souvenirs remontent à la surface. Tant pis si ça dévoile une partie de moi que j'aimerais mieux refouler. Mais il est temps de faire face. Il est temps, même si ça doit m'envoyer pour des années à Estrella. J'y suis déjà, de toute façon.
Peut-être que je devrais accepter cette séance d'hypnose avec le médecin ?
L'esprit en ébullition, je relève les yeux sur la jolie femme, qui n'a pas bougé. Yeux fermés, seules ses jolies lèvres pleines, pourtant dénuées de maquillage, se meuvent. Est-ce qu'elle prie ?
Voilà de quoi j'aurais besoin : de prières. D'un miracle.
Deux choses sont certaines, alors que je rejoins les autres, en lui tournant le dos : il faut que les choses évoluent, pour moi, c'est indispensable. La seconde, c'est qu'une belle fille comme elle, ce n'est définitivement pas pour moi.
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