Chapitre 8. Double je

Malaïka


Je continue d'apprendre à être Mikaïla j'en suis lessivée. Rodrigue a décrété que tout le monde doit m'appeler Mikaïla histoire de m'y habituer. Je sombre chaque jour un peu plus dans la confusion, dans le désespoir, j'ai l'impression de ne plus savoir qui je suis. Mon cœur saigne du quotidien qui m'est infligé. Je me sens dépérir, je sens mon corps s'acidifier de douleur, mais je ne pleure plus.

Depuis mon passage à tabac, je repenses souvent à ma grand-mère paternelle. Elle interdisait catégoriquement à ma mère de lever la main sur moi. Quelle ironie, elle ne voulait pas que l'on me touche et là, et là je suis pire qu'un sac de boxe. Elle vit à Namur, je ne sais pas si elle a apprit ce qui s'est passé, j'espère qu'elle est en vie, et c'est l'espoir de la revoir qui me fait résister, qui malgré la peur, la honte, la tristesse, la colère, la haine, la douleur, me donne la force de me lever, de subir en silence cette aliénation.

Ingrid arrive derrière moi, je ne l'ai pas vu venir, alors je sursaute, comme à chaque fois depuis près d' une année, mes sens sont en alerte en permanence et mon cœur tambourine dans ma cage thoracique à chaque événement inattendu. Son semblant de gentillesse a disparu avec a énième tentative d'évasion. Depuis, ils sont un peu tous moins chaleureux.


-On reprend ! me dit-elle d'un ton sec.


Et là devant ce miroir, ma main trace sur mes sourcils avec ce crayon de beauté marron. Derrière moi, elle me fait comprendre que ce n'est pas comme cela que les traces Mikaïla.


-Tes traits sont plats, regarde bien la photo. Il faut que tu les arque plus !


Et je recommence, encore et encore, pendants des heures. Mes doigts n'en peuvent plus, ils tremblent, et finalement, ces traits trouvent grâce aux yeux d'Ingrid.


-Ce sera tout pour aujourd'hui. On reprendra demain, dit-elle avant de prendre la porte.


Mon dos me crie sa souffrance, et pour un tant soit peu l'apaiser, je me courbe en posant ma tête sur mon avant bras, posé sur cette coiffeuse. Mes fesses n'en peuvent plus elles aussi. Alors, doucement, je me laisse tomber par terre. Je suis allongée quand la porte s'ouvre sur Mélanie.


-C'est l'heure ! On y va !


Je me relève comme je peux et je la suis. Nous quittons cette pièce pour le fond du salon, où l'on s'installe autour de cette table à manger qui me sert d'écritoire depuis bientôt deux mois. C'est l'heure de la calligraphie Mikaïlienne, il faut à tout prix que j'écrive comme elle, que je signe comme elle. Mes doigts usés s'y mettent, jusqu'à ne plus pouvoir garder ce stylo.


-Je n'en peux plus Mélanie, s'il te plaît, laisse moi au moins prendre une pause.

-Nous n'avons pas le temps. Continue !


Elle n'a pas besoin de se répéter, Boris attend juste derrière que je fasse un faux pas pour se délecter de ma souffrance. Alors, je continue, même si mes doigts me brûlent, même si mon esprit s'enflamme de colère, même si mon cœur a atrocement de peur dans ma poitrine, je continue.

C'est une heure plus tard que Mélanie décide que c'est tout pour aujourd'hui. Marie vient déposer sur cette table, le maigre dîner qui correspond à ceux que prend Mikaïla. Je me contente de manger sans me soucier du reste, quand une violente tape fait chauffer mon dos. Je gémie de douleur et de surprise.


-Le dos bien droit, relève le montant. Mikaïla se tient toujours droite. Alors quand tu manges souviens toi de rester droite, me crie Ingrid.


Je tremble de colère. Je lui donnerais bien une bonne gifle, mais c'est une folie qui me coûterait bien trop cher. Les yeux de Boris sont toujours sur moi, très attentifs. Je ravale ma colère et me redresse.


-Ne la violente pas Ingrid ! intervient Rodrigue en entrant dans la pièce.

-C'est pour qu'elle apprenne bien, retorque-t-elle.

-Tu arrêtes point, dit-il en s'avançant vers cette table, avant de poursuivre : comment vas-tu Mikaïla ?

-Je. Ne. M'appelle. Pas. Mikaïla, grogné-je enragée.


Ce qui m'a valu une gifle arrivée à la vitesse de l'éclair de la part de Boris. Je grogne de douleur, ma respiration se fait intense et profonde, de colère, de douleur, d'indignation. Ils m'ont pris mon âme et ont fait de moi cette boule de haine et de colère. Malaïka est en train de sombrer, pour laisser place à cette chose, leur chose...


-J'ai dis que plus personne ne la touche, fulmine Rodrigue.


J'ai un mouvement de recul, face à ce côté de Rodrigue que je n'avais pas encore vu. J'ai lu en lui une grande colère, et je remarque que Boris et Ingrid ont eu la même réaction que moi. Sans rien ajouter, il monte à l'étage. Je me retourne toute tremblante vers mon assiette. Je me remet à manger, frémissante, mais droite.

Quand j'ai fini je me lève et rejoins en silence ma chambre, et à quelques secondes près, j'entends le son du pêne claquer. Ils viennent de fermer à clé. Mon corps fatigué traîne jusqu'au lit où je m'allonge intriguée. Pourquoi m'a-t-il défendu ? C'est bien lui l'instigateur de cette mascarade. Son comportement manque de logique. Mais tant que ça m'évite de prendre des coups, il peut continuer.
Je devrais leur donner ce qu' ils me demandent, ainsi je pourrai vite sortir de là. Je me réajuster sur ce lit, j'ai une pensée pour mes parents. Je m'efforce de me souvenir d'eux, de ma vie, je creuse ma mémoire pour ne pas laisser sombrer Malaïka, car je la sens disparaître un peu plus chaque jour.


-Je suis Malaïka Jacobs, fille de Frantz Jacobs et d'Eulalie Ibung, répété-je en boucle.


Je suis née à Elisabeth ville le onze octobre 1941, ma grand-mère Ophélie vit à Namur et je vais la rejoindre. Je vais partir d'ici et retrouver ma vie, je vais y arriver ! Je vais y arriver ! répété-je en sombrant dans un sommeil profond.


Cinq heure, je suis debout, je prends ma douche froide et me prépare, sous l'œil bienveillant de Marie. Une fois fini nous descendons pour commencer cette énième journée à la Mikaïla. Je revois le monté à cheval et la danse avec Gaspard, qui d'ailleurs me rappelle de bien me cambrer à chaque fois.



Durant ces mois, j'ai appris à marcher haut perché sur les talons aiguilles de Mikaïla, à me maquiller comme elle, à rire comme elle, à parler comme elle, à écrire comme elle, à m'asseoir comme elle,... j'ai pratiquement tout appris d'elle, et le maître d'orchestre, à savoir Rodrigue, veut se rendre compte par lui-même de mes progrès. Alors, il organise des séances de délibération.

Assis dans le salon, ils me regardent marcher, courir, parler, rire,... bref me comporter en Mikaïla. Et ce qu'il voit semble lui plaire, car Rodrigue hoche la tête un sourire en coin. Le lendemain, j'ai dû monter à cheval, et jouer au tennis presque toute la journée pour sa majesté Rodrigue. Il m'observe avec beaucoup d' attention, et ne manque pas de faire des remarques si le besoin se présente. En tout il a fallut une semaine pour qu'il m'évalue en tout point.


C'est le dernier jour aujourd'hui et c'est la danse qui va être évaluée. Après avoir effectué pendant un bon moment des jeux de reins sur une musique traditionnelle Katangaise, j'enchaîne avec du Tango. Rodrigue se propose d'être mon cavalier et nous dansons, sous les regards émerveillés des autres membres du jury. Après le Tango, place à la Rumba.


Rodrigue


Je suis collé à elle comme un aimant. Le contact de sa peau me fait frissonner. Elle danse merveilleusement bien et c'est très plaisant. Une chanson, puis une autre, j'ai l'impression d'être dans un univers parallèle où il n'y a plus qu'elle et moi. Je ne vois plus qu'elle, et mon cœur cogne comme si il voulait sortir de ma poitrine. Mes sens sont en émois, je frôle l'euphorie.

Elle s'arrête et me lance un regard remplit d'incompréhension. Je soutiens son regard et ne la lâche pas, malgré ma respiration saccadée par toutes ces danses.


-La chanson est finie Rodrigue, me dit-elle confuse.

-Oh ! Ok . Tu étais parfaite, dis-je relâchant sa taille, avant de reculer d'un pas.


Elle ne me répond pas et va s'enfoncer dans l'un des fauteuils épuisée. Je reste un moment debout sur cette piste de danse improvisée, respirant presque bruyament.


-C'était parfait. Ce sera tout, prononcé-je avant de faire volte-face pour rejoindre mon jardin.


Ma respiration s'apaise peu à peu et c'est perdu dans la beauté de cet endroit que je réalise la place qu'occupe Malaïka dans ma vie. En plus d'être mon passeport de vengeance, elle est dans mes pensées, dans mon cœur, et elle y trône. Et la seule raison pour laquelle je ne succombe pas totalement, c'est parce qu'en moi, ce monstre de haine et de colère lui fait constamment la guerre. Je l'ai sous la peau, et tout ça me paraît comme une évidence que réfute ardemment, une évidence que je nie être. Tu es amoureux Rodrigue et ce n'est pas bon. Ce n'est pas bon du tout !


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