La Pantalonnade des Colombes


— Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n'y est pas. Si le loup y est, il nous mangerait !

Le vent siffle violemment au dessus des cimes. Les feuilles s'envolent dans un tourbillon, tournoyant autour des ramures sylvestres. Il laisse échapper un grognement guttural, dénué de toute élégance. Nikos avait été séparé de Loukas. Il ne sait pas où il se trouve. D'ailleurs, il s'en fiche. Il devait ne penser qu'à lui. Le temps où il pouvait se préoccuper de son jumeau est passé depuis le moment où ils ont fait le premier pas dans cette forêt maudite. Et pourtant, l'inquiétude est toujours là, présente, formant une boule désagréable au creux de son estomac.

Ses muscles se tendent en entendant un cri, néanmoins, il ne s'affole pas. Il n'arrive pas à retenir la grimace qui vient se gribouiller sur son visage aux traits grecs. Il a la soudaine envie de foutre une claque à la personne ayant eu la splendide idée de venir ici, pour une chose aussi futile qu'était un cache-cache, de nuit, en plus.
«Ça va rajouter du piquant au jeu !», qu'il avait dit. L'imbécile. Un grand imbécile qui était soit mort, soit en train de prier pour ne pas mourir, mais il allait mourir, il en est certain. Et il ne se trompe jamais, pour l'évidente raison que c'était lui, Nikos.

Il avance laborieusement au milieu des fougères. Ses cheveux blonds se sont empêtrés avec des morceaux d'écorces lorsqu'il est passé sous une branche d'arbre. Le terrain est en pente. Le sol est boueux, trop gorgé d'eau des pluies de la veille. S'il court, il glissera. S'il s'accroupit, il glissera. S'il se précipite trop, il glissera. Il glissera dans tout les cas, il en est certain. Et il ne se trompe jamais, parce que c'était lui, Nikos.

Il se le répète inlassablement, essayant en vain de se persuader d'une chose peu probable. Il ne mourra pas. Il en est certain. Presque certain. Parce qu'il a raison, à chaque fois. On le lui avait toujours dit.

Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n'y est pas. Si le loup y est, il nous mangerait !

Au milieu des conifères, une deuxième plainte résonne. Plus longue, synonyme d'une mort plus douloureuse. Cette fois, il n'arrive pas à retenir un frissonnement, partant du bas de sa colonne vertébrale jusqu'à la base de son cou. Il se situe dans la partie de la forêt la plus luxuriante. Son champ de vision est obstrué par des feuilles et des branches. Les fougères se dressent pour venir chatouiller ses genoux. Il trébuche plus d'une fois sur des racines émergeant du sol, se rattrapant au point critique de sa chute. La nuit se découpe dans le ciel, à peine illuminé par la lumière prudente des étoiles, parsemées dans le domaine d'Ether à l'image de taches de peintures. La nouvelle lune se cache derrière de sombres nuages, étouffée derrière ces amas cotonneux. Il ne sait pas où il se trouve. Toujours pas.

Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n'y est pas. Si le loup y est, il nous mangerait !

Il loupe un battement quand il entend des bruits de pas derrière lui, puis sent brutalement son coeur s'accélérer à un rythme non conventionnel. Il agrippe le tee-shirt qui recouvre sa poitrine. Sa main se crispe, ses ongles transpercent le tissu. Il resserre sa prise. Ses instincts les plus primaires s'affolent et se confondent dans une puissante bourrasque qui lui gèle les entrailles. La peur reprend ses droits sur tout le reste. Oh oui, qu'est-ce qu'il avait peur. Un sourire misérable se peint sur son visage. Il va s'en sortir, n'est-ce pas ? Il ne peut pas mourir maintenant, pas tout de suite. Sa vue se trouble, des larmes roulent sur sa joue. L'affreuse vérité qui le confronte lui glace le sang.

Je vais crever, merde.

L'inconnu se rapproche peu à peu. Il peut presque sentir son souffle. Des torrents de larmes se déversent silencieusement sur sa peau. Les gouttes salées coulent entre ses lèvres et s'infiltrent dans sa bouche. Ses muscles sont paralysés. Il voudrait s'enfuir, mais son corps ne lui obéit pas. Peut-être qu'avec un peu de chance, sa mort ne serait pas douloureuse. Peut-être même qu'avec un miracle et un peu d'aide des dieux, la chose raterait son coup et qu'il pourrait filer en douce.

Les miracles n'existent pas.

Il entend un murmure s'élever parmi les feuilles.

- Faudrait mieux qu'tu dégages fissa... Nikos...

Il reconnait ce léger accent hispanique qui se confond avec un anglais britannique plutôt moyen. C'était l'un de ceux qui avaient organisés cette partie de cache-cache. Plutôt celui qui avait émit l'idée d'en faire un. L'un des imbéciles. Mais l'un des imbéciles avec qui il s'entendait le mieux. Et cet imbécile semblait très mal au point. Il sent l'une de ses mains agripper le bas de son tee-shirt. Sa tête vient s'appuyer contre le haut de son dos. Il peut s'imaginer ses jambes trembler, à deux doigts de s'écrouler. Il perçoit un liquide ruisseler le long de sa colonne vertébrale.

- J'suis vraiment... qu'un gros con. C'est d'ma faute... tout ça... hein..?

Il voulait répondre, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Il avait l'impression qu'il allait exploser.

- M'enfin... perd pas plus de temps... Sinon, Il va te trouver toi aussi...

Sa respiration capricante se stoppe abruptement. Son enveloppe s'écroule dans un éclat sourd. Nikos ravale ses larmes. Son vêtement est gorgé de sang. Une grande tâche écarlate noie la blancheur éclatante du tissu. Une odeur putride s'élève dans l'air. Son coeur pleure à la place de ses yeux. Son cri reste bloquer dans sa gorge. A l'aide ! Il étouffe. Il s'étouffe avec son propre gémissement. La tristesse lui tiraille les cordes vocales. Il veut rêver. Faites que ce soit un rêve ! Il n'a pas la force de tourner la tête pour jeter un rapide coup d'oeil au cadavre qui se tient à ses pieds, sinon, il sait qu'il ne trouvera pas la force de fuir, et de le laisser là, tout seul. Il se mord furieusement la lèvre. Une perle de sang s'écoule et s'écrase par terre. Ses jambes semblent enfin lui obéir. Il court, espérant oublier, en vain.

Le paysage défile avec force et vitesse sous son regard plongé dans l'impuissance. Il glisse plusieurs fois, mais ne ralentit jamais. Il a l'horrible impression que quelqu'un le suit. Il n'entend rien. Le silence lui pèse et lui fait ressasser des moments qu'il préfère enterrer six pieds sous terre. Il s'oblige à continuer, malgré son souffle irrégulier et la douleur qui agit comme un feu de forêt dans son organisme. C'est la première fois qu'il est aussi rapide sur une si grande distance. Il relève la tête vers le ciel, espérant entrapercevoir la lune au dessus de sa tête afin d'estimer quand le jour se lèverait. En plus de sentir sa tête tourner comme si elle était entrée dans une valse éternelle, il ne voit rien, à part une longue colonne de fumée se perdant dans les cumulonimbus. Son esprit prend du temps à faire le rapport.

Un feu. Pas loin. Vraiment pas loin. Juste une centaine de mètres. Vraiment vraiment pas lon. Feu. Tout proche.

Guidé par le désespoir, il va encore plus vite. Il s'empêtre les pieds dans une racine. La douleur transperce son tibia comme une lame chauffée à blanc. Mais il n'a pas le temps de s'occuper de son calvaire. Il doit continuer, pour vivre. L'adrénaline l'empêche de se rendre compte de sa véritable géhenne. Il se relève, puis court. Encore. Toujours.

Le monde se présentait comme des tâches de couleurs devant ses pupilles. Au milieu des teintes monotones froides et sans vie, des éclats lumineux apparaissent brutalement. Il s'écroule, à genoux. Il vomit. L'effort était trop grand. Il prend quelques minutes à se ressaisir. Il n'avait pas remarqué l'absence d'un quelconque bruit, à part le crépitement rassurant des flammes. Un sourire désespéré aux lèvres, il lève les yeux. Il faillit vomir une seconde fois, de dégoût profond. Il ne réalise pourtant pas tout de suite ce à quoi il est en train d'assister. 

Comme si le temps s'était arrêté, un jeune homme, assis sur le sol, avait les bras tendus vers le feu. On discernait sans difficulté sa moelle épinière. Sa cervelle était étalée sur le sol dans une mare de sang, écrasée et sûrement vite oubliée, à l'image d'une crotte de chien. La croyance locale voulait que marcher dedans du pied gauche portait chance. Il est pris d'une violente nausée. L'écoeurement prend toute la place sur son visage, mais a la gentillesse de laisser ses iris à un autre sentiment : l'épouvante. Une épouvante si grande qu'elle l'empêche de réfléchir correctement. Ses paupières se referment et se rouvrent à une allure folle. Il disjoncte.

Eventré, les organes de l'adolescent pendent piteusement vers le sol, et comme si ce n'était pas suffisant, le meurtrier avait décidé de le rendre également borgne. L'oeil manquant pend à l'une des brindilles qu'il tenait. L'autre était frappé par l'appréhension.

 A côté de lui, une adolescente git, les yeux fermés, comme endormie, mais toutefois découpée en deux. Ses jambes étaient déchiquetées de part et d'autre. Sa rotule ressortait, son fémur était tordu dans un angle inaccoutumé. Le sang couvrait le tout d'un épais manteau d'hémoglobine. De là où il est, il ne voit pas très bien le reste. L'estomac retourné, il se lève, s'aventure dans ce qu'il décrit être l'enfer sur Terre. Le carnage est bien plus grand vu de près. La jeune femme a la gorge complètement difforme : la trachée surgissait subitement au milieu de la peau broyée. Il se risque à tourner un peu sa tête pour observer le reste des dégâts. Le tueur semble s'être amusé à découper en plusieurs petits morceaux la jugulaire, formant ainsi le mot BEGINNING. Il regrette de suite sa curiosité trop grande, se figeant dans la seconde. Son coeur bondit dans sa poitrine. Il a le sentiment qu'au moindre battement, il y risque son organe vitale. Les cadavres abondent sur le sol. Il se retient une nouvelle fois de gerber en observant certains visages qu'il reconnaissait. Certaines personnes qu'il avait côtoyé.

C'est un cauchemar, un cauchemar et je vais bientôt me réveiller.

Il se surprit à rire pathétiquement.

Un peu plus loin, des poumons sont fièrement arrangés dans une forme géométrique qui se voulait sûrement artistique. Des estomacs se font faces et reposent sur des broussailles cramoisies. Certaines cervelles sont savamment alignées pour former une suite de chiffres dans une bouillasse ignoble. Il crut s'évanouir en voyant cinq paires d'yeux se faire face, impliquées dans une bataille de regard sans fin. Il remarque finalement qu'au dessus de lui, des volatiles au plumage de neige mais noyé dans l'hémoglobine l'observent, les yeux exorbités.

Des colombes. Ils ressemblent à des colombes.

Elles le narguent, piaillant quelquefois, planant de temps à autre pour finalement descendre en piqué sur les corps les plus abîmés afin de prélever des morceaux de chair. Son estomac se retourne une nouvelle fois. Il se plie en deux, retenant de la bile qui coulait déjà entre ses doigts fins. Puis quand son regard se pose sur le dernier corps, sa respiration se coupe abruptement.

Il a l'impression malsaine de voir son reflet dans un film d'horreur. Son coeur se déchire et ses yeux hurlent en voyant la silhouette de son frère pendue à une branche. Il ne remarque même pas qu'il s'est mis à crier après coup. Le corps de son jumeau est presque intact. Presque. Son coeur est crânement exposé à l'air libre, toutefois sans dommages visibles, comme si la peau seule avait été férocement arrachée. Des litres de sang se répandent sur la terre. Puis il remarque avec horreur que ses orbites sont vides, mais que sur ses joues, de longues coulées écarlates se peignent et ruissellent. Comme s'il pleurait.

Cette fois, Nikos se rend compte qu'il gémit, accablé par une peine dont il ne voit pas les frontières. Un hurlement pénible, torturant, pathétique, qui découpe en deux la nuit. Et cette fois, Nikos se rend compte des larmes qui coulent à flot, semblables à des averses interminables et dévastatrices.

Les colombes s'agitent au dessus de lui. Une cacophonie bouleversante les accompagne. Ce fut la première fois qu'il espérait voir des corbeaux, et ainsi chasser les affreuses créatures blanches. Le bruit qui sortait de leurs becs déchirait ses tympans. Qu'on lui arrache les oreilles, et vite ! La douleur est intense, le transperce de part en part. Son monde part en vrille.

- Pitié, c'est un cauchemar... Réveillez-moi...

La fin de sa phrase s'échoue dans un sanglot.

- Rendez moi mon frère... dit-il dans un murmure qui se mue en doléance. Rendez-le moi. Rendez-le moi !

Son front se colle contre la boue. Ses bras entourent son estomac, ses mains viennent se placer un peu au dessus de ses côtes. Sa vue est brouillée par les larmes et par le clapotis de la pluie, qui commençait à tomber dans un rythme presque apaisant.

- Je ferais tout ce que vous voudrez...

Il finit dans un chuchotement qui se perd dans le bruit sonore des premiers éclairs, répondant à l'appel muet de l'empyrée.

- Pitié...

***

Il ferme les yeux, la musique retentit subitement dans son casque, avant de s'éteindre encore plus brutalement. Irrité, et déjà d'humeur acariâtre, il rouvre ses paupières et les bat furieusement, prêt à grogner sur celui qui l'a arrêté contre son gré. Sa colère s'évapore en voyant son reflet presque parfait faire une grimace désobligeante.

N'empêche, il a l'air un peu plus différent qu'avant.

- Tu n'as pas perdu ta mauvaise manie de mettre ta musique à fond. T'es au courant que ça va te niquer les tympans ?

Il plisse les yeux, avant de répliquer :

- Et en quoi c'est ton problème ?

- Je suis ton jumeau crétin. Je me soucie de ton bien-être, répond-t-il comme si c'était une évidence.

- Ça doit être ça, ouais... maugrée-t-il.

Il soupire, puis abandonne son casque pour allumer la télévision. Il écume les chaînes avant que son choix ne s'arrête sur les infos. Il est curieux de savoir ce qu'ils allaient inventer pour essayer vainement d'expliquer les meurtres qui se sont déroulés dans les bois. Le premier article sur le sujet était paru quelques jours plutôt, pendant une matinée pluvieuse. Les maigres images avaient été floutées, jugées trop violentes pour le public sensible. Il gronde en voyant son frère éteindre la télévision.

- Arrête d'écouter ces conneries. On n'y était pas, et tu vas encore faire des cauchemars. Faut pas s'y intéresser, insiste-t-il.

- Hé, j'suis grand, maintenant ! proteste Nikos.

- Et moi, je suis ton grand frère. Sauf que j'en ai marre que tu viennes me voir à plus de minuit parce que tu as peur.

- J'suis né qu'à peine une minute après toi, d'abord ! Et puis c'était pas pour ça, les cauchemars !

Septique, son frère le regarde de haut en bas, avant de finalement s'éloigner en direction de la cuisine.

Le regard dans le vide, Nikos fixe sans conviction l'endroit où son frère vient de disparaitre. Il se surprit à prier intérieurement pour qu'il ne s'envole pas d'un coup. Sa main serre le cuir du canapé. Il se mord la lèvre, perdu dans ses pensées.

Faites qu'il revienne en un seul morceau...

Une perle de sang vient s'écraser sur son poignet. Il papillonne des cils. La peur commence à lui tordre le ventre.

Son frère revient finalement, bredouille. Il s'approche de la sortie, une main sur la nuque.

- On a plus rien d'intéressant dans l'frigo, j'vais passer acheter de la nourriture potable.

L'aîné tourne la tête vers son double presque parfait, avachi sur le canapé, puis lâche :

- Je reviens vite. Et fait pas sauter la maison en mon absence, Maman a déjà assez de soucis !

Nikos répond par un grognement désintéressé, avant de poser son attention sur son téléphone.

Loukas... Ses yeux ont beaucoup plus d'éclat qu'avant.

FIN

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