Visions

« I got all these thoughts, running through my mind
All the damn time and I can't seem to shut it off
I think I'm doing fine most of the time
I say that I'm alright, but I can't seem to shut it off. »

Anxiety — Julia Michaels and Selena Gomez 

           Je me réveillai en sursaut et me cognai le front contre la tête de lit. Je fus, un instant, prise de panique quand la douleur du choc me monta à la tête.

Il me fallut du temps pour me rendre compte que je me trouvais simplement dans mon lit et que j'avais seulement rêvé.

Je repris calmement ma respiration maudissant les cauchemars qui me harcelaient depuis quelque temps.

Je cherchai à comprendre la signification de cet étrange songe.

Peut-être avais-je simplement souhaité au plus profond de mon âme que mes parents puissent, un jour, rencontrer Will. Tout serait alors apparu en rêve.

Mais pourquoi diable avais-je inventé un frère à William ?

Je fus contrainte de cesser mes réflexions, dérangée par une sensation désagréable au sommet de mon crâne. J'y déposai les mains pour sentir un bandage. Je me souvins alors des événements de la vieille. Tout devint limpide.

Mon mal de tête avait dû se faire ressentir pendant que je dormais et il avait dû s'exprimer par la chute, le rocher.

Mais pourquoi diable avais-je inventé un frère à William ? Est-ce qu'il m'avait déjà parlé d'un frère ?

La douleur me prit de nouveau, cinglante, et me força à me lever pour prendre mes antidouleurs.

Une fois les cachets engloutis je me dirigeai vers mon placard pour y piocher un jean et un joli pull en cachemire qui tiendraient éloigné le froid hivernal.

Au moment de descendre, je fis demi-tour pour saisir un bonnet noir, léger et délicat, orné de jolies strasses. Il avait appartenu à ma mère et me donnerait de la force pour affronter mes démons journaliers en plus de protéger ma blessure du regard des autres.

Je le glissai délicatement dans mon sac avant de descendre dans la cuisine pour le petit déjeuner. Alex s'y trouvait déjà et m'invita à m'asseoir en face de lui.

— Salut ! lui dis-je une fois installée.

— Je t'ai entendu crier ce matin, tu as fait un cauchemar ?

          Je n'avais pas envie d'en parler, mais la curiosité de mon complice de frère semblait si forte qu'elle me dévissa la bouche pour que je balance le morceau. Je finis, sans grande surprise, par tout lui raconter. Il m'écouta avec attention.

— C'était un rêve super agréable puis tout a mal tourné.

— Avec ton petit ami officiel et ton petit ami non-officiel dans le même rêve, bizarrement ça ne m'étonne pas !

          Je balayai sa remarque un tantinet sarcastique d'un mouvement de main.

— Antoine nous a poussés dans un fossé alors j'ai roulé, roulé et j'ai fini par me fracasser la tête sur une pierre.

            Alex fit la grimace et reposa sa tartine. L'image de mon sang s'écoulant doucement sur un joli caillou semblait « étrangement » le dégoûter.

— Joyeux...

— Tu n'as même pas idée... je te laisse, on en reparle plus tard. Je voudrais avancer un maximum à pied pour ne pas avoir à supporter Antoine trop longtemps.

— Fais attention à toi.

          Je marchai d'un pas rapide le long de la rue, accélérant au fil des secondes.

Antoine me rattraperait bien assez tôt.

C'était stupide de partir ainsi à pied, je n'allais pas assez vite pour réellement gagner du terrain, mais plus loin j'irai plus le temps passé avec Antoine serait court.

C'est là que j'entendis le son de sa voiture approcher. Il se gara à côté de moi et faillit presque m'écraser. Je me retins pour ne pas lui hurler dessus : j'avais suffisamment mal à la tête comme ça.

J'ouvris donc la portière et me glissai dans la voiture à ses côtés. Il posa sa main sur mon épaule et m'attira contre lui, je ne fis rien pour me débattre et pensai à autre chose, essayant de l'oublier .

— Salut, je ne savais pas que tu aimais marcher.

— J'avais besoin de prendre l'air. Tu pourrais me lâcher un instant ? Ce n'est pas contre toi, mais j'ai horriblement mal à la tête !

— Je suis désolé pour hier, je me suis laissé emporter. Ta tête va bien ?

            J'ignorai habilement sa remarque ayant pris la résolution de ne plus l'excuser pour quoi que ce soit. J'allais m'y tenir.

C'est là que je remarquai le pansement qui recouvrait son nez. Je ne pus m'empêcher de sourire en pensant à la personne qui lui avait infligé sa blessure.

— J'ai rêvé de toi cette nuit.

— Ah oui ?

            Pensant que j'avais enterré la hache de guerre pour de bon il me lova du regard, attendant ma réponse avec une langoureuse impatience.

— Oui, tu me balançais d'une falaise...

            Faussement outré Antoine secoua la tête.

— Je t'ai dit que j'étais désolé, je ne recommencerai plus.

— Je ne t'excuserai pas Antoine.

           Je le vis froncer les sourcils, s'efforçant de rester concentré sur la route.

— Ne me pousse pas à bout non plus !

— Ce n'est pas ce que j'essaye de faire, je ne te pousserai pas à bout, c'est promis. J'ai bien trop mal au crâne pour ça, marmonnai-je.

           Satisfait par ma réponse semi-docile il hocha la tête, laissant les traits de son visage se détendre.

— Sinon tu as passé une bonne soirée ? me demanda-t-il comme si de rien n'était.

— Géniale.

— Tu n'as pas l'air d'avoir beaucoup dormi !

            Était-il seulement con ou voulait-il consciemment me tendre le bâton pour se faire battre ?

Cette conversation ne mènerait nulle part. Ainsi, je savais que le mieux pour moi était de ne pas relever sa remarque et d'ignorer le goût immonde de la cigarette que ses lèvres avaient laissé sur les miennes.

Mais il allait bien falloir que je fasse la conversation, car il fallait absolument que je lui pose la question qui me tracassait depuis ce matin.

— Antoine, il faut que je te demande quelque chose. Es-tu déjà venu avec ma famille et moi déjeuner dans une prairie ? Une prairie pleine de fleurs violettes au milieu de la forêt ?

— Honnêtement, ça ne me dit rien. Peut-être, marmonna-t-il machinalement, pourquoi ?

          Il ne semblait même pas avoir réellement écouté ma question et ne se doutait certainement pas de l'importance que j'accordais à sa réponse. Il était bien trop occupé à appuyer lourdement sur l'accélérateur de sa « petite tuture ». Tant pis. En même temps, je ne savais pas ce qui m'avait pris d'espérer obtenir quoi que ce soit de positif de sa part.

— Comme ça, soupirai-je.

           Le reste du voyage se fit dans le silence absolu. Je profitai des rayons timides du soleil qui me réchauffaient la peau. J'allais bientôt revoir Will et son énergie positive était déjà en train de revenir, de me parvenir, de parcourir tout mon être. Étrangement et pour la première fois depuis longtemps le trajet se passa sans esclandre. Avec un peu de chance, cette journée serait peut-être bonne.

          Une fois la voiture garée et verrouillée Antoine m'entoura de son bras et m'emmena dans le lycée. Il me traina dans un coin tranquille, intime et m'attira doucement contre lui. Je sentis ses bras se resserrer avec tendresse autour de ma taille. Cette douceur sensuelle m'étonna, mais je me tus préférant attendre qu'il s'exprime.

— J'ai l'impression qu'on s'entend de mieux en mieux toi et moi. Tu ne trouves pas ?

— Pourquoi tu dis ça ?

— Nous ne nous sommes presque pas engueulés du voyage ! Je savais qu'on était fait l'un pour l'autre. Tout va s'arranger entre nous, tu verras !

          J'acquiesçai timidement ne sachant pas quoi répondre à ces élans d'amour hypocrites que je ne pouvais absolument pas lui renvoyer.

Je lui intimai ensuite de me laisser rejoindre notre salle de cours. Il recula, mon corps toujours contre le sien, et me cala contre le mur telle une poupée de chiffon.

Je le vis plonger ses yeux dans les miens et me lancer un sourire carnassier. Un frisson parcourut mon échine entraînant l'accélération des battements de mon cœur.

Je ne savais jamais à quoi m'attendre avec lui, je ne savais jamais ce qui se passait dans sa tête dérangée ni ce qu'il allait faire de moi.

— Antoine, tu me fais peur, réussis-je à articuler sans réellement le vouloir.

          Sans prendre en considération tous les signaux négatifs que lui envoyaient ma voix, mon regard et mon corps en alerte, il se pencha en avant et écrasa ses lèvres sur les miennes, je retins mon souffle essayant de ne pas le repousser, mais lorsqu'il passa ses doigts sous mon bonnet, à la racine de mes cheveux, et que la douleur s'ajouta au dégoût je ne pus empêcher ma main de partir, par réflexe, s'écraser sur son visage.

La gifle sembla le sortir de sa transe psychoromantique et je retrouvai l'Antoine que je connaissais par cœur.

Je vis ses yeux s'assombrir avant qu'il ne me gifle à son tour. Un bruit assourdissant s'éleva dans le couloir. J'eus l'impression que ma tête allait se décrocher du reste de mon corps.

Je portai alors une main à mon visage comme pour m'assurer que tout allait bien.

— Je suis vraiment désolée, chuchotai-je. Je ne voulais pas faire ça. Tu m'as fait mal en passant ta main sur ma blessure.

           Le calme revint, presque oppressant.

— Il faut que j'aille aux toilettes prendre mes médicaments. Excuse-moi.

            Je me faufilai entre les casiers pour échapper à son emprise et rejoindre les toilettes des filles. Il me retint alors par le bras, sans le serrer, il n'avait plus besoin de grand-chose pour m'empêcher de fuir.

— Rappelle-toi, tu as promis de m'aimer et de rester à mes côtés. Tu sais ce qu'il se passera si tu ne tiens pas cette promesse.

            Je ne répondis pas, il me menaçait tellement de fois par jour que je n'y faisais même plus vraiment attention.

Mon sombre avenir, je le connaissais mieux que personne, il était gravé dans mon cœur et je n'avais aucunement besoin qu'il me le rabâche à chaque instant.

Son ombre était ancrée dans ma chair.

— Il faut vraiment que j'y aille. OK ? On se voit plus tard.

           Je posai ma main sur la sienne pour l'inciter à me lâcher. Je le sentis desserrer les doigts doucement et j'en profitai pour dégager mon bras.

— Tu vas le rejoindre ?

           Sa voix trembla légèrement, laissant présager une once de crainte, un trémolo presque plaintif.

Il sentait probablement que malgré tout le calvaire qu'il me faisait vivre une partie de moi commençait déjà à s'échapper pour ne plus jamais lui appartenir.

— Rejoindre qui ? demandai-je en feignant l'ignorance.

— Laisse tomber ! Vas-y, on se voit en classe.

           Il me sourit gentiment et lâcha simplement ma main. Il m'était décidément impossible de le comprendre. Malgré tout, je fus rassurée : il semblait tranquille ce qui signifiait que cette fois il ne me suivrait pas.

Je partis donc, sans un mot, le plus vite possible et respirai enfin à pleins poumons.

*

*           *

             Je rejoignis les sanitaires du lycée pour me retrouver un peu seule. J'en profitai pour passer de l'eau sur mon visage et apaiser la douleur cuisante de ma joue.

La sérénité me gagna rapidement dans ce lieu silencieux. Je m'assis un instant par terre et restai là, immobile, le regard dans le vague. Proche de l'apaisement total, l'entrée de filles dans la pièce me sortit de ma transe.

Je me relevai dans un sursaut et quittai les toilettes après avoir assuré aux nouvelles venues que tout allait bien.

J'eus à peine le temps de quitter l'étroite pièce qu'une personne me tira en arrière mettant à nouveau mon cœur à rude épreuve.

Cachée au regard de tous, derrière un mur, je me retrouvai à quelques centimètres des lèvres de William.

Comme s'il s'agissait d'un mirage, je cherchai le contact de sa peau. Il était réellement là, contre moi.

Je me penchai sensuellement afin de voler ses lèvres et d'en capturer la saveur. Il me rendit mon baiser, intensément, franchissant la barrière de mes lèvres sans aucune difficulté.

Naturellement je le serrai un peu plus contre moi. Il m'avait tellement manqué. Nos corps, drogués l'un de l'autre, semblaient répondre à un appel incompréhensible et indomptable, pressés confortablement l'un contre l'autre, plus, toujours plus. Mais, brisant la magie, Will finit par se détacher de moi pour mieux me contempler.

Son attitude changea du tout au tout en un claquement de doigts. Il avait dû remarquer la toute nouvelle marque sur ma joue.

Je réussis malgré tout à le rassurer et il me reprit calmement dans ses bras.

— Je vais finir par devoir te suivre partout, je te préviens.

— J'ai toujours fantasmé sur les gardes du corps, minaudai-je.

            Gagné, William me rendit mon sourire et retrouva sa bonne humeur.

Il s'empressa alors de demander des nouvelles de ma tête. Je soulevai mon bonnet pour lui montrer l'étendue des dégâts.

Il se retint de grimacer, mais ne put me cacher la lueur meurtrière qui traversa ses prunelles.

Je le connaissais trop pour que ces petits détails m'échappent, mais je savais aussi qu'il valait mieux que je contienne toute remarque en mon for intérieur pour ne pas enclencher sa forme « berserk ».

Je me demandais malgré tout à quoi ressemblait actuellement le sommet de ma tête, car, les cachets que j'avais engloutis au petit déjeuner faisant leur effet, seul un léger picotement me rappelait la présence de la plaie.

Bien sûr, je dramatisai un peu ce fourmillement auprès de mon petit ami non officiel, sans être crédible pour un sou.

J'avais juste envie qu'il prenne un peu soin de moi et qu'il m'apporte, une fois de plus, cette chaleur magique dont lui seul avait la recette.

C'est ainsi qu'après lui avoir indiqué, d'une mine peinée, que je « souffrais le martyre » il s'empressa, faussement affolé, de me guérir d'un doux baiser au sommet de ma tête.

— Comment tu te sens ? susurra-t-il.

— Toujours un peu mal...

          Il recommença son geste plusieurs fois et plongea son regard dans le mien.

— Je te préviens, si tu me sors un « j'ai encore mal » tu risques sérieusement de me vexer !

           Sa remarque me fit rire, mais je le remerciai sincèrement pour sa sollicitude et lui notifiai, avec regret, que je me sentais beaucoup mieux.

Il avait le don de m'apaiser et dieu sait que j'en avais besoin : j'aurai voulu que cet instant dure éternellement, rester là, cachée auprès contre lui, à me nourrir de ses baisers.

C'est pourtant moi, contrôlée par ma schizophrénie légendaire, qui décidai de briser notre bulle de confort pour lui poser la question qui ne cessait de me turlupiner depuis que je m'étais levée.

— Will, est-ce que tu as un frère ? demandai-je de but en blanc.

           Je ne m'attendais absolument pas à une telle réaction de sa part. Son visage se crispa, se ferma telle une forteresse impénétrable.

Sur la défensive il recula et prit tout le temps du monde pour me répondre.

Quand il ouvrit enfin la bouche pour parler sa voix claqua si sèchement que j'eus du mal à le reconnaître.

— Je ne vois pas en quoi ça te regarde.

— C'est une simple question William.

           Je me renfermai à mon tour comme une huître vexée par sa façon de me parler. Sans même un regard je quittai à moitié notre cachette pour couper court à cette conversation qui n'avait aucun sens logique. Il dut se rendre compte de la dureté de ses mots, car son ton se fit plus doux quand il reprit la parole pour me retenir.

— Sarah...

— Quoi ?

— Dis-moi pourquoi ? Pourquoi me demandes-tu ça soudainement ?

— Parce que, je me suis rendu compte que je ne savais pas grand-chose sur ta famille. Tout simplement. C'est ce que les gens font quand ils apprennent à se connaître, me semble-t-il.

— Tu ne sais pas mentir, angel.

— C'est toi qui refuses de répondre à ma question. Je peux savoir pourquoi ?

            Il ne lâcha pas mes yeux comme s'il y cherchait une faille. N'en trouvant pas, il soupira.

Tout sembla alors redevenir normal. William brisa enfin sa foutue carapace et m'expliqua la situation.

— Je ne t'en ai jamais parlé parce que je n'étais pas super fier de mon frère. C'est tout.

— Étais ?

— Il est mort, lâcha-t-il plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu.

            La culpabilité me fendit les tripes et je m'en voulus d'avoir insisté.

Je savais, mieux que personne, qu'il était difficile de parler de la mort d'un proche. C'était comme faire revivre la personne et la tuer l'instant d'après, en boucle, infiniment, sans arrêt possible.

Je m'excusai donc auprès de lui et lui fit part de mes condoléances.

— Ne t'inquiète pas pour ça angel, répondit-il, nous n'étions pas vraiment proches. On ne s'est jamais réellement supportés. Il y avait comme une sorte de jalousie maladive entre nous. Elle nous empêchait d'être unis comme nous aurions dû l'être. Des fois je me dis que si je m'étais comporté différemment notre histoire aurait peut-être évolué autrement. Mais c'est la vie.

           Ses yeux s'humidifièrent légèrement, mais il détourna le regard pour ne pas que je m'en rende compte.

Par respect pour sa pudeur, je me blottis contre lui pour ne pas qu'il se sente observer.

Moi non plus je n'aimais pas montrer ma tristesse aux autres même si j'avais de plus en plus de mal à contenir mes émotions.

— Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

          William soupira, comme fatigué par la conversation, probablement envahi par un passé douloureux qu'il aurait préféré laisser derrière lui.

— Tu veux vraiment parler de mon frère ?

— Non, excuse-moi.

            Il passa sa main sur ses yeux et retrouva le sourire. Apercevoir ses fossettes me rassura.

J'avais toujours peur que la magie nous liant ne s'échappe dans les moments délicats, mais chaque fois tout s'arrangeait pour le mieux, si bien que je me demandai pourquoi il m'arrivait encore de douter.

— Je peux savoir maintenant ? Pourquoi tu me parles de lui tout à coup ?

             Je le regardai, gênée. Il allait sûrement me prendre pour une folle si je lui racontais tout. Mais il s'était confié à moi, malgré sa réticence initiale, c'était à mon tour de me mettre à nu.

— J'ai fait un rêve bizarre, tu étais dedans et ton frère aussi. On était dans le champ où je me rendais souvent avec mes parents. Bref, je n'y comprends plus rien : je t'avais déjà parlé de cet endroit ?

— Non, jamais...

            Will semblait aussi perdu que moi, le regard dans le vague. Je le vis blêmir à une vitesse effrayante, mais lorsque je lui demandai si tout allait bien il m'assura que oui et que la lividité de sa peau était sûrement due à la luminosité du lieu où nous nous trouvions.

Je n'eus pas le temps de le contredire, car la cloche du lycée se mit à retentir nous invitant à rejoindre notre première salle de cours.

Will m'entraîna dans les couloirs pour rejoindre la salle B106. Devant la porte il me prit dans ses bras avant de m'inciter à entrer en premier pour ne pas attirer de soupçons d'Antoine.

J'eus le temps de sentir les battements de son cœur et ils étaient tout sauf normaux : dixit il me cachait quelque chose et je refusai de le lâcher.

— Will, qu'est-ce que tu as ?

— Rien je t'assure !

            Je réussis enfin à accrocher son regard. Je n'avais jamais vu tant de détresse dans ses yeux et mes craintes ne firent qu'empirer. Et cette satanée carapace qu'il ne pouvait pas retirer une bonne fois pour toutes, tête de mule qu'il était.

— Rien ? Tu as les larmes aux yeux.

— Ce n'est rien, vraiment, je suis juste fatigué. Ça m'a remué de parler de mon frère.

            Je m'apprêtais à lui rentrer dedans à nouveau, mais je sentis sa main trembler dans la mienne et ravalai mes paroles.

Le voir dans cet état me fendit le cœur et je n'avais pas envie d'en rajouter une couche et puis je ne voulais pas prendre le risque d'ériger un mur entre nous.

Il me parlerait quand il en aurait envie.

— Je comprends, mais ne te renferme pas, s'il te plait. Je suis là, tu le sais ?

            Il acquiesça simplement, et m'embrassa.

— Entre, je te rejoins dans cinq minutes.

            Je le regardai toujours lorsque je poussai la porte.

Il avait beau se tenir nonchalamment contre le mur pour me rassurer j'avais l'insoutenable impression qu'il allait s'effondrer. Mais je n'eus pas d'autre choix que de me retourner pour éviter tout soupçon, ou commérage, à l'intérieur de la classe.

Il fallut attendre dix minutes avant que William ne frappe à la porte de la salle de cours.

Le professeur de mathématique l'invita à entrer. Après s'être excusé pour son retard, il vint s'assoir à mes côtés.

Son regard étrangement vide me fit peur même si toutes les traces de sa précédente tristesse avaient disparu.

Je savais qu'il ne dirait rien de plus pour l'instant, mais ça m'était douloureux.

Je compris ce qu'il devait ressentir quand il me voyait en présence d'Antoine : savoir que je souffrais et que j'avais peur sans pouvoir réagir.

Je ne pouvais pas le forcer à se livrer, je ne pouvais pas changer son passé, mais j'aurais pu donner ma vie pour réparer son cœur.

Heureusement pour moi j'avais encore un pouvoir contre lequel il n'avait aucune marge de manœuvre, le pouvoir de le faire sourire en toute circonstance.

— Will ?

— Oui ?

— Tu sais que je t'aime ?

— Oui.

— Dans ce cas, tu as deux options : soit tu me dis ce qui ne va pas, soit tu arrêtes de tirer cette tête déconfite, même si tu me fais craquer. Déjà parce que je suis incapable de te lâcher du regard quand tu vas mal et que tout le monde va finir par s'en rendre compte, et ensuite parce que je déteste te voir dans cet état.

            Pour lui faire comprendre qu'il n'avait pas le choix, je lui assenai un léger coup de coude amical. Comme je l'espérais, il réussit enfin à me lâcher un sourire.

— Je préfère ça.

            Mais évidemment quand monsieur grognon décidait enfin de partir il fallait bien que monsieur rabat-joie reprenne sa place.

Nous étions décidément faits l'un pour l'autre...

— Ton petit ami te regarde.

— Tu voudrais bien arrêter de casser l'ambiance ? C'est super difficile de faire sourire une tête de mule comme toi alors, s'il te plait, montre-toi un peu coopératif. Et puis, tant qu'on y est, arrête de l'appeler comme ça !

            Je me renfrognai, mais attentif à mon humeur il continua de me sourire gentiment.

Je le sentis enfin revenir près de moi quand il posa sa main, sur la table, contre la mienne, effleurant doucement ma peau.

Mes poils se hérissèrent à ce contact furtif, électrifiés.

— On aura tout le temps de parler pendant la récré, finit-il par dire.

— Ça me va.

              Il tourna la tête et fixa le tableau, moi, je n'arrivais pas à décrocher mon regard de son visage qui ne tarda pas à s'assombrir de nouveau.

Que pouvait-il bien garder pour lui ? Peut-être que si je le découvrais je pourrais enfin l'aider. Mais, pour l'instant, je lui donnai le seul réconfort que je pouvais en caressant discrètement le dos de sa main dorée par le soleil. Puis, ne voyant pas quoi faire d'autre, je m'appliquai à réaliser les exercices de mathématiques que Monsieur Pinel nous avait demandé de résoudre.

Mon cerveau turbinait étonnamment vite, les chiffres s'emmêlant de façon logique pour me permettre de solutionner les suites de calculs plus qu'aisément.

Mon esprit semblait vouloir s'enfermer dans l'arithmétique pour oublier les problèmes de la vie courante.

Mauvais plan, au final cette rapidité inattendue me permit de finir mon travail à une vitesse faramineuse. Il me restait plus d'une demi-heure à ne rien faire et je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil général sur notre classe.

Je finis par croiser le regard noir d'Antoine, instinctivement j'attrapai la main de Will et la serrai de toutes mes forces.

Will leva brusquement la tête, il eut juste le temps de voir qui je fixai avant que je ne tire discrètement un coup sec sur son bras pour lui faire comprendre de ne pas regarder.

Le visage d'Antoine se durcit face à notre échange muet. Effrayée, je lui adressai un beau sourire avant de me tourner et de planter mon regard sur les pages de mon cahier, noircies par les lignes de calculs.

Trente minutes, plus que trente minutes qui me parurent une éternité, trente minutes durant lesquelles les prunelles d'Antoine ne cessaient de scruter mes faits et gestes.

Pour passer le temps en toute discrétion je me mis à colorier les carreaux de mon cahier, un sur deux. Ce travail autant artistique que passionnant m'empêcha de balancer violemment ma trousse sur Antoine pour qu'il cesse enfin de me fixer.

Plus que vingt minutes.

J'entendis Will rigoler presque silencieusement. Ne pouvant me retenir je tournai la tête dans sa direction. J'étais à la fois étonnée et heureuse d'entendre son rire.

— Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? chuchotai-je.

— Si tu avais vu ta tête !

— Content que ça te fasse rire, j'essayais juste de m'éviter de nouveaux ennuis, répondis-je faussement boudeuse.

             Comprenant de qui je voulais parler il se retourna sans prêter attention à mes remontrances.

Il croisa le regard fixe et meurtrier d'Antoine qui me picotait la nuque depuis tout à l'heure.

Mon petit ami haussa les épaules et revint vers moi rigolant de plus belle. Il devenait probablement fou à mon contact.

Gênée, je lui assenai un léger coup de trousse dans les côtes ce qui ne fit qu'amplifier son hilarité.

— Will !

— Désolé, désolé ça va passer ! Mais si tu t'étais vue !

— Oui, je sais, je suis ridicule ! Pas la peine d'en rajouter.

             Gagné. Ma réplique le piqua à vif et il retrouva tout à coup son sérieux.

— Je n'ai jamais dit ça et tu sais très bien que c'est faux.

— Oui, je le sais, mais je sais aussi ce qu'il faut dire pour te calmer.

             À mon tour de ricaner comme une gamine devant sa mine surprise et déconfite.

Il sembla hésiter entre bouder ou me suivre dans ma moquerie. Finalement, il se mit à rire à mes côtés.

Au bout de quelques secondes, je le suppliai de se calmer pour que je puisse enfin respirer.

Rien n'y fit jusqu'à ce que Monsieur Pinel perde patience et nous passe un savon.

Nous nous excusâmes en cœur et cessâmes de nous parler pour éviter un nouvel élan d'hilarité.

Plus que dix minutes.

Me souvenant de la promesse que je lui avais fait la vieille je décidai malgré tout de lui écrire.

J'ai parlé à ma tante hier.

Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

Que j'étais affreuse de me faire mal pour accuser son Antoine chéri.

Tu sais quoi ? Ça ne m'étonne pas d'elle.

Pourquoi tu dis ça ? Tu ne la connais même pas.

Avec tout ce que tu me racontes... J'ai fini par me faire une idée du personnage. Mais ne t'inquiète pas elle sera ta plus grande fan le jour de ton mariage avec Antoine.

           Je butai un instant sur ce mot, incertaine d'avoir bien lu. Décidément il débloquait complètement aujourd'hui.

Sérieusement Will ? Tu vas recommencer avec ça ?

Désolé je plaisantais, c'était nul.

Tu plaisantais ? On sait tous que tu es juste jaloux mon petit Will chéri.

J'aimerais bien être à sa place, c'est tout.

À la place de « l'homme détesté », ben dis donc tu en as de l'ambition, je ne savais pas que je te saoulais à ce point ! :P

Tu es bête. J'aimerais juste pouvoir être avec toi tout le temps sans qu'on ait besoin de se cacher !

            Il retrouva sa mine déconfite avant de grogner une sorte de « comme avant » presque inaudible.

Qu'est-ce que tu entends par « comme avant » ?

             Il sembla réfléchir, comme s'il avait du mal à trouver les mots exacts à poser sur la feuille, puis je le vis griffonner quelque chose. Je ne pus m'empêcher de sourire à sa réponse.

Comme les premiers jours, avant qu'on ne se prenne pour Roméo et Juliette.

            Était-ce ça qui le tracassait depuis ce matin ? Le fait de devoir se cacher ?

Non : je ne savais pas que tu m'aimais et ça c'est vraiment horrible ! Et puis se cacher donne un petit côté romanesque à notre histoire.

Romanesque ?

Oui, tu ne sais pas ce que ça veut dire ?

Non et je te préviens si tu te moques je te bouffe.

            Un véritable enfant pris au dépourvu. C'était mignon de le voir ainsi perdu, fronçant les sourcils de curiosité.

Tu me fais rire. Comment t'expliquer. C'est un peu comme si nous vivions au cœur d'un roman : une aventure, des péripéties, ce petit goût d'interdit et ce petit côté romantique. Non ? Non ? Non ? Toujours pas ? Quel rabat-joie tu peux être.

Je ne sais pas si je suis rabat-joie, mais ton PETIT COPAIN n'arrête pas de nous fixer, tu pourrais lui dire d'arrêter ? C'est assez pesant en fait.

              Je lâchai un grognement de mécontentement pour lui montrer à quel point sa blague était nulle et déplacée. En réponse, il me tira la langue comme un gamin.

— Tu sais très bien que c'est mal de ta part de se servir de cette situation pourrie pour te défendre espèce de sale gosse, murmurai-je.

               Un sourire en coin me notifia qu'il avait entendu. En revanche il ne répondit rien et masqua rapidement dans son cahier de maths la feuille sur laquelle nous nous écrivions lorsque Monsieur Pinel vint vérifier où nous en étions dans nos résolutions algébriques.

Il semblait à deux doigts de nous mettre dehors pour stopper notre agitation.

Sa déception fut grande quand il se rendit compte qu'il n'y avait rien de compromettant sur notre table et que nous avions terminé le travail qu'il nous avait assigné. Je le vis soupirer, déçu. Il retourna s'assoir lourdement derrière son bureau après nous avoir demandé de garder le silence pour ne pas déranger nos camarades.

Une minute plus tard, la sonnerie retentit nous permettant enfin de quitter la classe. Je rangeai rapidement mon sac et demandai à William de me laisser instant.

— Pas de soucis, répondit-il, où vas-tu ?

— Il faut que je parle à Antoine.

— Quoi ? s'étrangla-t-il plus du tout prêt à rigoler sur le sujet.

— Il faut que je parle à Antoine, répétai-je difficilement.

— J'avais compris, mais je peux savoir pourquoi ?

             Il fronça nerveusement les sourcils tout en serrant instinctivement la mâchoire. L'inquiétude se lisant dans ses yeux aurait pu me faire fondre instantanément.

— Tu n'as pas de soucis à te faire. Je vais juste trouver une excuse pour ne pas rentrer avec lui ce soir.

          Il me retint un instant et sonda mon visage. Je lui rendis un sourire bienveillant et déterminé.

— Tu es sûre qu'il n'y a que ça ? finit-il par dire.

— Si je te le dis ! Tu as confiance en moi ?

— OK, vas-y vite, dit-il en relâchant ma main.

             Ses doigts glissèrent contre ma paume avec douceur.

— Tu veilles sur moi ?

— Comme toujours.

          Après avoir vérifié soigneusement que personne ne nous prêtait attention, je déposai un délicat baiser sur ses lèvres brûlantes.

Je me reculai et m'éloignai de lui, presque au pas de course, pour empêcher mon corps de s'embraser.

— Ne tarde pas trop ! cria-t-il dans mon dos.

— Compte sur moi. À tout de suite !

*

*           *

            Je parcourus le labyrinthe des couloirs à la recherche de mon enfer personnel. Je courus, corridor après corridor, étage après étage.

Je l'aperçus enfin, à travers une fenêtre du premier étage, assis sur un banc, à l'abri des regards, au fond de la cour.

Il semblait se trouver en compagnie de trois filles dont Kelly. Cette dernière était collée à lui comme une moule à un rocher. Moqueuse, je ne pus m'empêcher de sourire.

Je me penchai un peu plus pour observer la scène, je remarquai alors la présence de Jason. Ce garçon à la fois discret et légèrement asocial était en quelque sorte le bras droit d'Antoine. Il se présentait comme étant son plus fidèle ami et lui collait aux baskets. En dehors de ça je ne connaissais rien de lui. Il ne parlait pas beaucoup de lui ni d'autre chose d'ailleurs, prenant seulement la parole pour conforter Antoine dans ses choix et grappiller son amitié.

Décidée, je descendis les escaliers quatre à quatre. J'ouvris les portes menant à l'extérieur du bâtiment et me dirigeai d'un pas assuré vers le fond de la cour.

L'odeur de la cigarette amplifiant à chacun de mes pas me prouva que je me trouvais sur le bon chemin.

M'entendant arriver, Antoine se retourna et me lança un regard surpris. Il faut dire que je n'avais pas pour habitude de l'honorer de ma présence en pleine journée et encore moins de ma propre volonté.

Sa surprise disparut aussi vite qu'elle n'était apparue, rapidement remplacée par sa mesquinerie habituelle.

— Alors joli cœur, tu es déjà en manque de moi ? C'est bizarre, je ne vois pas ton « Cavalier King Charles » vous sembliez pourtant bien vous amuser en cours de maths !

— Je peux te parler deux secondes ? dis-je en ignorant sa remarque.

           Étonné par tant de détermination il écrasa rapidement sa cigarette déjà bien entamée pour me prêter attention.

Je lui pris fermement la main et l'entraînai derrière moi. Je devais lui parler seul à seul pour que personne ne s'en mêle.

Nous nous éloignâmes à quelques mètres de son groupe d'amis. Une fois tranquille je me préparai à lui faire part de ma demande.

Au vu des regards salaces qu'il me lançait, il risquait d'être plus que déçu quand il saurait enfin la raison de ma venue.

Malgré tout, il se retint de faire le moindre commentaire déplacé.

— Qu'est-ce que tu veux encore ? finit-il seulement par demander.

— Ne m'attends pas ce soir, Alex me ramène. Je préférais te prévenir pour ne pas t'inquiéter, ajoutai-je pour rendre la pilule moins difficile à avaler.

             Je n'étais pas idiote au point de penser qu'Antoine pourrait s'inquiéter pour moi s'il ne voyait pas débarquer près de sa Mercedes le soir même, mais, en revanche, il m'aurait probablement enterrée vivante. J'avais donc préféré assurer mes arrières.

— Je peux savoir en quel honneur ?

            Je respirai une grande bouffée d'air essayant de ne pas me laisser emporter par mes émotions.

— Je dois me rendre au cimetière.

— Sérieusement ? C'est une perte de temps bébé ! Viens plutôt passer la soirée avec moi. Ça te changera les idées. Tu as une mine morose depuis ce matin.

              Je secouai la tête, refusant son offre.

— Écoute Antoine, j'ai vraiment besoin de voir mes parents. Tu peux comprendre ?

— Tes parents sont morts ! s'écria-t-il en me repoussant violemment. Qu'est-ce que t'en as à foutre ? Merde !

— Mais qu'est-ce que ça peut te faire à la fin ?

— C'est hors de question !

— J'irai voir mes parents que tu le veuilles ou non !

             Refusant de me voir lui tourner le dos il me prit dans ses bras me serrant de tout son soûl. Une fois de plus il ne maîtrisa pas sa force et j'eus l'impression de sentir mes os craquer sous la pression. Par réflexe je commençai à me débattre comme une lionne.

— Antoine, tu me fais mal ! Ne recommence pas !

             Par-dessus son épaule j'entraperçus Jason s'approcher de nous d'un pas mesuré comme pour ne pas accroître la fureur de son ami.

— Antoine, tu ferais mieux de la lâcher. Tu vas encore t'attirer des ennuis avec son petit ami.

           Je le fixai droit dans les yeux, furibonde.

Comment pouvait-il connaître si peu Antoine en passant des journées entières à ses côtés ? Comment pouvait-il penser qu'associer « William » et « petit ami » dans la même phrase risquait de le calmer ?

Quel idiot. Mais quel idiot ! Je sentis Antoine se crisper. Remis de ses premières émotions il me secoua comme un prunier.

Crétin, crétin, crétin, crétin.

— Lewis est ton petit ami ? réussit-il à articuler.

— Bien sûr que non, je ne sais pas pourquoi il dit ça !

— J'ai une irrésistible envie de t'envoyer rejoindre tes vieux ! Après tout, ils te manquent tellement !

— C'est juste un ami je t'assure ! répliquai-je froidement. Je n'y peux rien si tu traines avec un abruti !

          Jason se renfrogna, mais ne dit rien, il n'aurait jamais osé s'en prendre à la « petite chérie » de son meilleur ami.

Antoine me relâcha enfin, sonda mon regard, n'y lut étonnement aucun mensonge.

Il repoussa alors durement son ami et commença à l'insulter. Le garçon ne semblait plus savoir où se mettre.

Puis comme si rien de tout ça n'avait eu lieu, Antoine se calma. Il se tourna vers moi et me donna enfin son feu vert pour la soirée.

Je le remerciai encore déboussolée et tournai enfin les talons.

Une fois loin de lui je me mis à chanceler quelque peu, rattrapée par la pression et le stress.

Le beau temps avait attiré la quasi-totalité des élèves à l'extérieur. Les couloirs sombres et vides semblaient s'étendre à l'infini, se rallongeant à chacune de mes enjambées.

Prise de court je trébuchai sur le sol fraichement lavé. Je glissai un moment avant de me rattraper à quelqu'un.

Je ne reconnus pas Julie tout de suite. Il fallut attendre que nous atterrissions toutes les deux sur les fesses, au milieu de la pièce, et que se déclenche son rire cristallin pour que je la remarque à mes côtés.

Je partis à mon tour dans un grand éclat de rire assaillie par le soulagement.

Lorsque ma vue se rajusta, j'aperçus William un peu plus loin. Il semblait amusé par la scène se déroulant sous ses yeux, un éclat moqueur se dessinant sur son visage.

Il resta un instant statique, profitant du spectacle avant de se décider à nous venir en aide.

Il se pencha pour saisir ma main et m'aida à me relever.

Julie, restée au sol, s'indigna du peu d'importance qu'on lui accordait. Je me portai donc volontaire pour lui servir de chevalier servant. Ma réaction l'enjoua au plus haut point entraînant chez elle un élan d'affection incontrôlable. Elle m'attrapa sans demander son reste et me serra contre elle en gloussant.

Malheureusement, je ne pus empêcher mon visage de se crisper, blessée par la faible pression de ses bras autour de moi.

Évidemment, ça n'échappa pas à Will qui me demanda d'où venait ma douleur soudaine. Je n'eus pas d'autre choix que de soulever mon débardeur pour lui montrer le foyer de mon mal et bien entendu il y trouva les premières marques du joli bleu tout neuf qu'avait laissé ma rapide altercation avec Antoine.

Je baissai les yeux.

William commença à m'engueuler, car je ne l'avais pas appelé en renfort. Julie rouspéta inquiète pour moi comprenant pour la première fois ce que j'endurais presque quotidiennement en restant avec Antoine.

— Il va finir par te tuer. Tu es idiote où quoi ? s'écria-t-elle.

               La situation devenait de plus en plus compliquée à gérer et il deviendrait de plus en plus difficile pour mon entourage de ne pas agir. Je ne pouvais décemment pas leur en vouloir.

J'essayai de les rassurer en leur disant qu'Alex était sur le coup et qu'il allait me sortir de là.

— Tu sais très bien que ce n'est pas aussi simple, il cherchera toujours à te pourrir l'existence, me répondit Will d'une voix posée.

— Tant que vous serez là, tout ira bien ! De toute façon que peut-il me faire de plus ? ricanai-je innocemment.

— Il peut te faire bien plus, répondirent-ils à l'unisson.

— Et que voulez-vous que je fasse ? Pour le moment je gère, pour ce qui est d'après on avisera. Mais j'aimerais cesser de penser à tout ça, s'il vous plait.

              William ouvrit la bouche pour répliquer. Je déposai rapidement mon index sur ses lèvres pour l'empêcher de parler.

— Le sujet est clos ! Si on allait manger, je meurs de faim !

           Je les vis soupirer, exaspérés par mon entêtement.

— Arrêtez de faire ces têtes d'enterrement, je vais bien, je ne me suis jamais sentie aussi bien ! mentis-je. Venez !

             Je tirai Julie d'une main et William de l'autre les entraînant à grands pas vers le self.

Ils restèrent silencieux tout le trajet. Je leur jetai un coup d'œil tandis que la cantinière me tendait une assiette de purée. Ils ne semblaient pas me prêter attention, l'un comme l'autre, perdus dans leurs songes, ou tout simplement boudeurs.

Tant pis, je savais que ça leur passerait.

             Le plateau empli de nourriture légèrement nauséabonde je m'assis à côté de Julie à notre table habituelle.

Alice, Lucie et Nicolas se trouvaient déjà là et semblaient nous attendre patiemment. Je les saluai les uns après les autres avant de me concentrer, silencieuse, sur mon assiette.

De mauvaises ondes semblaient flotter dans l'air, tourbillonnant autour de nos têtes, amplifiant mon mal être interne.

Je retenais du mieux que je pouvais le léger tremblement de mes mains, les nerfs à vif. Comme une idiote incapable de se canaliser, je repensai subitement à la discussion que j'avais eue quelque temps plus tôt avec mon frère.

Pourquoi n'avait-il toujours pas trouvé de solution ? Et tout simplement, quelle était cette solution ?

Je redressai la tête avec angoisse pour observer mon entourage. J'eus l'impression étrange que j'allais bientôt tous les perdre Alex, Julie, même Lucie, Nicolas et Alice que je voyais peu, et Will. Surtout Will.

Un énorme vide se forma au creux de mon estomac. J'eus l'horrible impression qu'une force invisible cherchait à nous séparer, quitte à nous éliminer s'il le fallait. Une force que ni moi ni personne ne pouvait contrôler, un mirage funeste, le destin.

La fatalité en personne en avait après notre histoire, supérieure à toute force rationnelle. Comment contrer un tel sentiment ? Je ne pouvais pas laisser le temps me l'enlever, mon Will, que je connaissais par cœur et pourtant si peu.

Si peu. Si peu... presque pas.

Ma tête se mit à tourner violemment. La vérité c'est que je ne savais rien de lui. J'avais jusqu'alors ignoré l'existence de son frère, de la mort de son frère, de ses blessures.

Que savais-je de lui, de sa vie, de ses goûts, de sa famille, de son pays, de son enfance et de son passé en général ? Rien.

Notre histoire me sembla un instant relever de l'imposture, illégitime, superficielle.

Il fallait que je rectifie le tir, que j'affronte la fatalité, que je lui prouve que rien ni personne ne pourrait se mettre en travers de notre chemin.

N'en pouvant plus d'attendre les mots s'évadèrent de ma bouche.

— WILLIAM !

— Oui ? murmura-t-il surpris.

— Quelle est ta date de naissance ?

             Il m'inspecta, inquiet.

— Tu es sûre que ça va ?

               La tablée me scruta attendant une explication de ma part.

Je me rendis compte que j'avais parlé trop vite et trop fort et que je devais, comme à mon habitude ces derniers temps, être passée pour une folle à lier.

Mes mains, moites, semblaient s'être agrippées à quelque chose de doux, de réconfortant. Je compris assez rapidement que j'étais simplement en train de compresser la main de William.

Reprenant mes esprits je la relâchai, rigolant nerveusement. Je m'excusai auprès de tous avant de réitérer ma question, plus calmement cette fois.

Pourquoi je m'acharnais ? Je n'en avais pas la moindre idée, il aurait fallu poser la question aux multiples personnalités ayant élu domicile dans ma boite crânienne.

— Pourquoi tu veux connaître ma date de naissance ? Ça te prend d'un coup comme ça ?

— Oui, comme ça !

             Bloqués par la poussée d'adrénaline faisant irruption par vague dans mon organisme mes poumons ne tardèrent pas à me brûler.

— Réponds-moi, s'il te plait, réussis-je à murmurer.

— Je suis né le 8 février, mais quelle importance ?

— Pourquoi tu ne me l'as jamais dit ?

— Parce que tu ne me l'as jamais demandé.

            Je le vis froncer les sourcils, agacé par mon comportement, mais je ne me démontai pas... malheureusement.

— Est-ce que tu habitais dans la ville même de Londres ?

— Non, j'habitais à Reading et je te l'ai déjà dit. C'est un interrogatoire ?

— Qu'est-ce que tu aimes écouter comme musique ?

— Je peux savoir ce qui se passe ?

           Sa patience avait des limites et je pouvais lire dans ses yeux que je les avais atteintes. Il me fixait froidement, attendant certainement des explications rationnelles.

Comment expliquer rationnellement quelque chose qu'on ne comprend pas qu'on ne contrôle pas soi-même ?

Quelle galère. J'eus envie de fermer le clapet de toutes les petites voix me hurlant dans la tête.

Sans raison valable, je plaquai mes mains contre mes oreilles pour faire cesser un bruit imaginaire. Paniqués, mes yeux se mirent à couler à torrent.

D'un point de vue extérieur la situation devait être risible à observer, de mon point de vue à moi elle était terrifiante.

Honteuse, je quittai le réfectoire en courant pour me réfugier dans un endroit plus calme loin de tout ce brouhaha et, je l'espérais, de toutes ces voix.

— Je crois que tu devrais lui parler. Je vous rejoindrai.

            J'eus à peine le temps d'entendre ces paroles avant de faire claquer violemment la porte de la cantine dans mon dos.

Je rejoignis le fond de la cour où s'était trouvé Antoine un peu plus tôt dans la journée. Je savais qu'il n'y serait plus : c'était l'heure de sa pause déjeuner.

Le silence reposant du lieu me fit du bien et je laissai mon corps s'effondrer sur le banc.

Je ramenai mes genoux contre mon ventre, réfugiant ma tête dans l'espace restant. Je respirai.

Des tremblements incontrôlables m'assaillirent de toute part. Mon souffle se coupa, on m'étouffait, je ne pouvais plus respirer.

J'essayai pourtant de reprendre le fil de mes pensées, mais celles-ci semblaient vouloir m'enfermer dans l'horreur.

Le souffle coupé je me forçai d'ignorer les images qui se mirent à défiler brutalement dans mon esprit : un hôpital, le champ de fleurs, des lieux sans aucun sens où je n'avais jamais mis les pieds, du sang, Antoine, du sang, un cimetière, un accident de voiture, mon frère couvert de larmes, puis une plage, William me poussant dans la mer étant enfant riant aux éclats puis sautant à son tour, mes parents et mon frère me serrant fort, un lit d'hôpital, moi tombant dans le vide comme dans mon rêve, une pierre, mes parents, le cimetière, du sang, du sang, du sang...

— Mon ange, qu'est-ce que tu as ?

             Je relevai la tête, il était accroupi devant moi, à ma hauteur. Je ne répondis pas, mais sa présence m'apaisa légèrement.

Un voile réconfortant se posa sur mes épaules. Le soleil sembla revenir.

Je le sentais, sa présence, sa lumière, il éloignait mes cauchemars. « Barge, je deviens complètement barge », ne pus-je m'empêcher de penser.

— Réponds-moi, je t'en prie... dis quelque chose.

— Qu'est-ce qui m'arrive ? bafouillai-je.

— C'est ce que j'aimerais savoir angel ?

— J'ai besoin d'en savoir plus sur toi Will, je vais te perdre je le sais, je vais te perdre !

— Pourquoi tu me perdrais ? Regarde-moi, je suis là.

           Je me tus un instant tentant de reprendre mon souffle, de vaincre les nouvelles vagues d'angoisse asphyxiant mon cerveau.

— J'ai des flashs, beaucoup d'images, de mon enfance. Mais je ne les comprends pas. Tu vois, c'est mon enfance, mais ce n'est pas mon enfance. Et je ne comprends pas ce que ça veut dire.

— Comment ça ? Explique-moi.

— Je te vois toi, dans mon enfance, mais je ne te connaissais pas avant alors pourquoi est-ce que je te vois ? Et comment ai-je fait pour deviner que tu avais un frère ? Je vois la mort de partout, ça me fait peur, de partout. Il y a mes parents, les hôpitaux, puis mon enfance recommence et je ne sais pas... je ne comprends pas Will, je ne comprends vraiment pas. J'ai peur, j'ai tellement peur, pourquoi j'ai ces images dans la tête et pourquoi elles recommencent ? Aide-moi...

           J'arrachai mon bonnet et le jetai au loin. Je commençai alors à tirer mes cheveux, omettant complètement la douleur émanant de ma blessure, pour faire stopper ces hallucinations.

Mesurant le moindre de ses gestes il s'assit contre moi et prit mon visage entre ses mains. Doucement, il se pencha pour caler son front contre le mien pour m'empêcher de m'agiter. Il me somma alors de me calmer et m'aida à retrouver ma respiration, inspirant et expirant calmement, se calant sur mon rythme déraillé, pour qu'il retrouve son naturel.

Quand je fus apte à écouter, il reprit la parole.

— Je ne sais pas pourquoi tu vois tout ça. Je voudrais pouvoir t'éclairer, vraiment, mais je ne sais pas. En revanche ce que je sais c'est qu'il faut que tu cesses de t'inquiéter. Je ne te laisserai jamais... je ne t'oublierai pas non plus.

          Il marqua une pause, me laissant ingurgiter son premier amas de paroles.

— Je crois que tu devrais consulter un médecin.

— Non pas l'hôpital ! Pas de médecin, je ne suis pas folle, je te jure.

— Calme-toi.

           Impossible, je ne pouvais pas me calmer. L'hôpital était bien l'endroit qui me répugnait le plus. Je souhaitais ne jamais avoir à y mettre les pieds. Jamais.

Je me débattis. Face à ma réaction, William resserra son étreinte autour de mon corps, pour mieux me soutenir.

— Pas l'hôpital, je t'en prie... articulai-je.

— D'accord, mais respire. Écoute, oublie tout ça. Ton frère trouvera bientôt une solution. Nous sommes tous là pour toi, tu n'es pas seule. Je sais que tu souffres à cause de tes parents même si tu n'en parles pas, j'aurais voulu être là pour toi, j'aurais voulu empêcher cet accident, mais c'est impossible. Aujourd'hui, je suis là. Tu n'as rien à te reprocher Sarah, rien, et je suis persuadé qu'ils ne voudraient pas te voir dans cet état. Pour ce qui est d'Antoine, oublie-le, je ne le laisserai plus t'approcher, c'est terminé.

         Mes poumons se resserrèrent instantanément. Je hoquetai violemment.

— Je ne veux pas qu'il s'en prenne à toi ! Je vous vois morts, je vous vois tous morts, il y a beaucoup de sang, partout, je suis toute seule...

— Sarah, mon cœur, ne pleure pas, je t'en prie. Ne crois pas ce que tu vois : personne ne va s'en prendre à moi ! D'accord ? Je ne risque rien.

             Au plus mal, venant à bout de toutes ses ressources, il laissa ses gestes prendre la place de sa parole.

Il m'aida à me redresser et me colla contre lui. Je sentis ses doigts caresser ma chevelure, évitant délicatement ma plaie, et sa bouche se perdre sur mon visage, effaçant mes larmes.

Je resserrai mes bras autour de sa taille et enfouis mon visage dans son cou. Son odeur me fit l'effet d'un doux calmant. Un anxiolytique n'aurait pas mieux fait.

Ma crise d'angoisse se termina aussi vite qu'elle avait commencé.

Je lui avais sûrement montré la pire facette de ma personnalité, le côté le plus sombre.

Je lui demandai pardon et le remerciai sincèrement pour son aide, son soutien.

Je n'étais pas facile à vivre, ma vie n'était pas facile à vivre et lui supportait les deux.

Le sommet de ma tête calé sous son menton, je sentis une goutte venir s'écraser sur ma joue. Surprise, je relevais la tête et vis que des larmes roulaient sur ses joues.

J'eus alors l'horrible sensation qu'on tentait de m'éjecter de mon corps quand sans prévenir un flash fit rage dans mon esprit : je le vis tout à coup affalé sur le sol, couvert de blessures, couvert d'une texture rouge et poisseuse... du sang, son sang. Mes yeux s'écarquillèrent d'horreur. Mes doigts se resserrèrent autour de sa peau. C'est ce moment que choisit Julie pour intervenir et je crois que sans ça je me serais effondrée sur le sol, entraînée par l'enfer de mon imagination.

— Sarah... tu devrais desserrer tes mains, me dit-elle.

                Elle resta statique un instant, emplie de compassion, puis s'approcha de moi pour poser sa main sur la mienne.

Je baissai les yeux et me rendis compte que mes ongles étaient plantés dans le T-shirt de William et qu'ils l'avaient traversé, sans difficulté.

Effarée je retirai mes doigts au plus vite, bafouillant de nouvelles excuses. Le tissu rougit légèrement.

Je venais de faire saigner l'amour de ma vie. Je lui sommais de me suivre jusqu'aux sanitaires pour que je puisse nettoyer sa blessure, mais il refusa.

— Je vais bien, me dit-il.

             Je secouai la tête peu convaincue. Je ne voulais pas insister, j'en avais déjà suffisamment fait pour aujourd'hui. Julie m'interpela alors :

— Ne reste pas chez ta tante ce soir, viens dormir à la maison ça te changera les idées. D'accord ?

— C'est gentil, mais je ne veux pas te déranger. Et puis il y a Alex je ne suis pas toute seule.

— Alex avait prévu de dormir chez Lucie ce soir.

— Chez Lucie ?

            Oubliant un instant mes craintes je l'interrogeai du regard. Elle venait de piquer ma curiosité à vif, conduisant mon corps à effectuer de petit sautillement compulsif.

— Oui.

           Ça faisait un certain temps que ces deux-là se tournaient autour, mais comment avais-je pu ne pas remarquer qu'il avait enfin franchi le pas ? J'étais décidément à côté de la plaque.

— Tu devrais y aller mon ange, reprit William.

— Une soirée entre filles ne me fera pas de mal, vous avez sûrement raison.

— Cool, Alex t'emmènera en partant ! On va s'éclater ma pupuce !

— Tu as déjà tout planifié ?

            Décidément rien n'échappait à cette fille. Elle avait sûrement des antécédents de devin croisé cheerleader hyperactive dans les veines.

— Bien entendu.

            Un sourire mutin se dessina sur ses lèvres. Elle s'approcha de moi pour me serrer dans ses bras et m'embrasser sur la joue.

— Ne t'en fais pas ma Sassou, on est là.

— Merci.

— Oh, mais de rien ! Will je te la confie alors attention. À ce soir ! Je t'attendrai.

              Sans demander son reste, elle partit en sautillant joyeusement. Une nouvelle mission pour le grand ranger de l'espace Julie.

Son rire continua de résonner un long moment alors même qu'elle avait totalement disparu de notre champ de vision.

Ma Juju, toujours pleine de joie de vivre, optimiste en toute situation, toujours là pour me redonner espoir.

La troisième personne indispensable à mon cœur.  

*********************

Les peurs font partie de la vie,

Vous avez le droit de les ressentir, de les partager,

Il faut parfois les écouter, pour les laisser disparaître.

C'est aussi ça la force.

Mystères et incertitudes. Qu'en avez-vous pensé ?
J'ai hâte de connaître vos théories en commentaire...
Si vous avez aimé, pensez à la petite étoile !

A très vite,

Lily <3

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