3.5 ~ La Dame

    Valana ne comprenait pas. Enfin, d'après Léandre, elle ne voulait pas comprendre. Elle aurait dû se douter que son frère avait changé, que toutes ces années chez les Litan avaient enfoui l'âme du petit garçon qu'elle avait connu sous une froide et implacable loyauté. Mais elle n'était pas arrivée à s'en persuader, demandant constamment de ses nouvelles aux espions qui revenaient de Solis, restant les yeux ouverts jusqu'à tard dans la nuit, à se demander comment s'était passée sa journée.

    Le revoir avait été un coup de poignard dans son coeur encore trop tendre. La froideur de ses yeux quand il la regardait. La dureté de ses poings. Le goût du sang qu'il avait fait couler dans sa bouche, ce sang qui coulait pourtant aussi dans ses veines.

    Valana avait toujours été la guerrière des deux. L'impitoyable. La violente. L'aînée. Celle que ses parents voulaient transformer en lame si fine qu'elle percerait des milliers de trous dans les murailles de la ville maudite des Litans. Lorsqu'elle revenait de ces "entraînements", les mains couvertes d'hémoglobine, des nuages d'un noir d'orage dans les yeux, Agape la prenait dans ses bras et lui jurait qu'il l'aiderait toujours à retrouver le chemin de la lumière. Quand avait-il cessé de croire en elle ? Quand l'avait-il considérée comme incurable, préférant se tourner vers la brillance du soleil quitte à se brûler les yeux ?

    — Il y a bien longtemps, lorsqu'il a décidé de s'enfuir de Sevada. Il était temps que tu le comprennes enfin, et que tu cesses à t'accrocher à celui qui n'hésiterait plus à te planter une lame dans le dos. Agape est devenu l'ennemi, Valana. Et si tu veux toujours renverser les Litans, ce n'est pas la dernière fois que vous vous affrontez.

    Valana peinait à marcher. Le poids de son coeur la tirait vers le bas, plus douloureux encore que les entailles ensanglantées sur sa peau de neige. Comme tous ceux qui mettaient un pied sur l'échiquier politique de l'Impire, elle savait que les sentiments étaient dangereux. Qu'ils pouvaient briser aussi sûrement que des massues. Elle avait voulu écouter les légendes, croire qu'ils pouvaient également guérir, qu'ils pouvaient également constituer une raison de vivre. Mais le combat l'avait sortie de ses illusions. Il était temps qu'elle devienne aussi impitoyable qu'elle prétendait l'être.

    — Vas-tu vraiment renoncer à tout sentiment ?

    Le visage doux de Balden s'imposa dans son esprit. Ses yeux noisette qui la regardaient comme si elle était la seule qu'ils voyaient. Son sourire qui faisait bouillir le sang dans ses veines. Une fois qu'elle lui aurait annoncé qu'elle avait manqué sa cible, il ne voudrait plus d'elle. Et elle serait libérée de toutes ses chaînes.

    Elle s'appuya contre un mur, manquant de tomber. Il fallait d'abord qu'elle réussisse à sortir du palais. Agape l'avait laissée partir, peut-être un dernier présent en souvenir d'un temps où ils riaient tous les deux, allongés sur la mousse qui tapissait le sol des cavernes. Mais elle n'était plus dupe.

    Le plan initial, c'était qu'elle sorte comme elle était entrée. Déguisée en artiste des Oiseaux du Désert, troupe de cirque cachant en réalité un groupe d'espions à la solde de Sevada. Mais elle ne pouvait pas rejoindre le rendez-vous dans les écuries, tremblante et en train de se vider de son sang. Elle devait trouver un autre moyen.

    Heureusement, Valana ne connaissait pas le mot panique. Les années d'épreuves en tout genre auxquelles l'avaient soumise ses parents lui avaient appris au moins une chose. Inspiration, expiration et réflexion. Le temps de l'angoisse, de la tristesse et de la peur viendrait après. Quand elle serait à l'abri.

    Heureusement encore, Valana avait une bonne mémoire. Elle se rappelait de tous les propos de ses espions, ce qui lui permettait d'avoir une vue d'ensemble sur la politique terranéenne. Elle se rappelait notamment de l'expression de son infiltrée à Solis lorsqu'elle avait mentionné les rumeurs de la construction de passerelles surplombant les rues de la ville saturées, ponts aériens qui se rejoindraient en un même point. Le coeur battant de la ville. Le palais Litan.

    Et Valana connaissait trop bien Earol Litan pour savoir que jamais l'information n'aurait fuité et se serait répandue dans la ville s'il ne projetait pas réellement de bâtir ces passerelles. Il avait sûrement déjà commencé. Et le chantier étant secret, il n'y avait aucune raison pour qu'il soit gardé.

    — Tu fais beaucoup de suppositions. C'est dangereux.
— Tais-toi, Léandre.

    Valana faisait de son mieux pour oublier les nombreuses incertitudes, pour ne pas penser à tout ce qui pourrait mal tourner. Elle n'aimait pas prendre des risques.

    Seulement, elle n'avait pas le choix.

    Après un court repos, Valana déchira le bas de sa tunique en lambeaux de taille égale. Dénouant avec peine son plastron de cuir tailladé, elle banda son abdomen qui ruisselait de sang en serrant le noeud avec ses dents. Le tissu se colora en quelques instants, mais elle n'avait rien de mieux. Elle ne devait pas laisser de piste. Elle tenta d'occulter de son champ de vision la quantité de sang qui formait une traînée derrière elle depuis la chambre d'Ai-dan. Elle ne pouvait rien faire pour son poignet brisé. De toute manière, elle n'avait pu récupérer qu'un couteau sur les deux qu'Agape lui avait arrachés, donc elle n'avait besoin que d'une seule main valide.

    Secouant la tête pour chasser un vertige, elle lécha ses lèvres ensanglantés. Le goût métallique la réveilla. Tant mieux. Elle se força à mettre un pied devant l'autre, puis à faire encore un pas. Valana Hakeat ne s'écroulait pas. Elle se dirigea vers l'ancienne salle de réception, l'endroit le plus propice à une arrivée de passerelle aérienne. Refusant de penser à ce qu'elle ferait si elle y trouvait finalement des gardes.

    Valana avait été élevée comme une espionne. Une assassin. Une ombre. Malgré la douleur, malgré la fatigue, malgré le goût salé de la sueur et celui aigre de la peur, elle se déplaçait discrètement. Ce fut ce qui lui sauva la vie.

    Elle allait pénétrer dans un couloir lorsque son ouïe capta une fréquence de pas inconnue. Ce n'était pas Agape, c'était déjà ça. De toute manière, Agape l'aurait déjà entendue arriver depuis plusieurs minutes, discrète ou non. Elle ne reconnaissait pas non plus le cliquètement de l'armure des gardes des Litans. Mais cela ne changeait rien. Même si ce n'était qu'une soubrette ou un garçon de cuisine, elle ne pouvait pas se permettre de se faire repérer. Pas dans cet état. Pas si proche de la sortie.

    — Ce ne sera qu'une victime de plus. Un nom de plus sur la liste que tu te récites tous les soirs. Une vie de plus qui pèsera sur tes épaules.

    Ignorant Léandre, Valana se ramassa. Sa jambe droite protesta et faillit se dérober sous elle, mais elle tient bon. Parce qu'elle n'avait pas le choix. Parce qu'à force de se comporter comme des rats, de vivre dans les souterrains, au milieu de la mousse humide et des arêtes de pierre, les Hakeat avaient développé une sorte de second pouvoir. Un instinct de survie.

    Valana bondit. Elle ne regarda pas plus la silhouette devant elle que sa cheville qui avait émis un craquement peu naturel. Empoignant le cou du passant, elle utilisa son poids et son élan pour le faire tomber par terre, se plaçant au-dessus de lui, ses jambes coinçant les bras de sa victime. Une fois ses mains serrées sur la gorge de l'autre, elle s'accorda enfin un moment de répit et le dévisagea.

    Ces yeux noirs charbonneux si intenses et ces cheveux gris coupés en brosse n'appartenaient qu'à une personne dans l'Impire. Tout comme cette bouche pâle, d'où ne s'échappait aucun son. De tous les occupants du palais, la personne que Valana devait tuer était l'Imperator Earol Litan.

    Valana était entraînée à ne pas laisser paraître ses émotions, mais elle ne put retenir ses paupières de s'écarquiller. Les Dieux étaient-ils donc contre elle ? Pourquoi autant d'acharnement ?

    — Duchesse Valana, quelle surprise.

    Valana avait toujours trouvé la voix d'Earol fantastique. Elle évoquait la viscosité de la mer, la lisseté du marbre. L'or sur la couronne. C'était une voix impiriale, comme elle n'en avait jamais entendue d'autre.

    — Imperator.
— Que me vaut le plaisir de votre visite ?

    Earol faisait preuve d'un immense sang-froid. Mais cela ne changeait rien. Il ne pouvait effacer les souffrances des Sevadains par la politesse. Il ne pouvait effacer les outrages faits à Hake par un ton aimable. Il ne pouvait effacer les rêves de Valana depuis toute petite, ces rêves où elle lui passait une lame à travers le corps, en contenant sa peur. Pourtant, Valana avait promis à Balden qu'elle ne toucherait pas à l'Imperator. Et malgré ses belles résolutions, elle ne pouvait pas manquer à sa parole. Pas même alors qu'elle avait le moyen de mettre un terme à la tyrannie des Litans.

    Valana crut surprendre un bruit de pas, et tendit l'oreille quelques instants. Le silence n'était entrecoupé que par la respiration lourde de l'Imperator. Elle commençait à perdre ses sens, en même temps que son sang.

    — Laissez-moi vous attacher et je partirai, déclara-t-elle. Je ne vous ferai pas de mal, si vous me promettez de ne pas me poursuivre. Si vous me donnez votre parole.

    Valana haïssait chacun des mots qui sortaient de sa bouche. À quel point ils la faisaient paraître faible. Elle allait faire des cauchemars de cette opportunité manquée. Et elle savait que la parole d'un Litan ne valait rien. Mais elle ne trahirait pas Balden.

    — Je suis l'Imperator, et vous êtes dans mon palais. Je ne vous laisserai pas partir.
— Je ne suis pas là pour vous tuer.

    Chacun de ses mots lui arrachait la gorge.

    — Je ne suis pas là pour vous tuer, reprit-elle. Restez à l'écart.
— Jamais un Litan ne se laissera attacher par un Hakeat.
— Au nom du Duc de Creüse, votre allié, je vous demande de me laisser partir sans me poursuivre.

    Les yeux ténébreux de l'Imperator devinrent railleurs.

    — Creüse n'est plus l'allié du trône depuis longtemps, souffla-t-il. Je suis sûr que vous-même le savez. Les Ducs creüsois sont juste trop aveugles pour le comprendre.

    Il la poussait à bout. Il voulait lui montrer qu'elle n'avait pas le cran de le tuer. Mais il venait de faire une erreur. Il venait d'insulter Balden, et d'effacer ses derniers scrupules. Elle se fâcherait peut-être avec son amant. Mais elle ne laisserait pas une seconde de plus l'Impire souffrir de la présence d'Earol Litan.

    — Vous savez, je mourais véritablement d'envie de vous tuer. Et vous venez de m'offrir un prétexte.

    Enfin, enfin, une lueur de panique traversa les yeux de l'Imperator. Il était allé trop loin. Et il allait enfin comprendre ce que cela coûtait de jouer avec les nerfs de la Duchesse de Sevada.

    Valana aurait aimé prendre son temps. L'étrangler lentement. Le faire souffrir, comme avait souffert son peuple. Mais elle devait partir en vitesse. Et il était un Imperator, il méritait une fin plus digne. Alors elle attrapa son poignard et le lui planta dans le coeur.

    — Enfin vous payez, lui chuchota-t-elle dans l'oreille. Et je peux vous assurer que ce n'est que le début. Je vais démonter pierre par pierre le trône des Litans. En votre souvenir.

    Elle se redressa et retira le poignard du torse de celui qui ne serait bientôt qu'un cadavre froid.

    — Pour Sevada, et pour Hake, lança-t-elle.
— Et pour les enfants qu'Agape et toi avez été.

    Elle aurait aimé attendre le dernier soupir de l'Imperator, mais déjà le calme du couloir était troublé par une cacophonie métallique. Les gardes arrivaient. Elle se leva avec peine, compressant son abdomen, et atteint le seuil de la pièce suivante. Il y avait en effet une plateforme donnant sur le vide, attendant de se voir reliée à un réseau de passerelles. Et aucun garde. Un cadeau de son Dieu, pour la vengeance qu'elle lui avait offert.

    Jetant un dernier regard au couloir, elle vit un groupe arriver vers le corps qu'elle avait laissé. Une des femmes présentes se jeta à genoux, soutenant la tête d'Earol. Même de loin, Valana pouvait voir des larmes briller dans ses yeux. Des larmes qui ne parvenaient pas à masquer la force qui était en train de naître dans cette fille, forgée par la douleur.

    Valana comprit deux choses, à cet instant où l'Impire entier commençait à basculer. Premièrement, à quel point l'Imperatorina et elle étaient semblables. Deux jeunes femmes, si jeunes, trop jeunes, condamnées à porter sur leurs épaules le poids d'un peuple entier. Deux jeunes âmes, si jeunes, trop jeunes, couturées de cicatrices et de trahisons.

    Et ensuite, à quel point tuer Solana Litan serait plus dur que d'éliminer son père.

    Valana frissonnait lorsqu'elle attacha une corde aux colonnes de la salle de réception. Le regard qu'elle avait lu dans les iris de l'Imperatorina, si semblables à ceux de son père, allait sûrement la hanter. Celle qu'elle avait toujours pris pour une fille discrète et faible venait de sortir de son cocon. Et cela n'arrangeait pas Valana.

    Elle frissonnait toujours lorsqu'elle sauta dans le vide. Elle frissonnait lorsqu'elle se détacha de la corde qui l'avait rattrapée. Elle frissonnait lorsqu'elle rejoint l'auberge où s'étaient arrêtés les Oiseaux du Désert. Elle frissonnait, puis elle s'évanouit dans leurs bras.

    Épuisée par son combat, affaiblie par la perte de la plupart de son sang et glacée par la pensée de l'affrontement qu'elle venait de déclencher.

Et voilà l'avant-dernier chapitre du premier Act, et le début des  ennuis (enfin, il y en a depuis le début, vous me direz...) !

Selon vous, Valana tiendra-t-elle sa résolution ?

On se retrouve la semaine prochaine pour la fin du premier Acte, et les plus observateur.ices d'entre vous savent déjà que ça ne va pas être le pays des bisounours... Il ne reste plus que le chapitre de Solana.

-enami-

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