1.6 ~ Le Fou
Les cahots de la route empêchaient Aëlle de trouver une bonne position pour sombrer dans le sommeil. Si le Duc de Creüse l'avait placé pour le voyage dans son plus beau carrosse, il n'était pas agréable pour autant et Aëlle imaginait les contusions que le banc laisserait sur sa peau de marbre. Après tout, cela importait peu à Baldor. Il ne s'agissait pas encore d'un mariage mais d'une simple visite, et Aëlle aurait peu d'occasions de se dévêtir.
Il ne s'agissait pas encore d'un mariage, et pourtant Aëlle se sentait devenir une poupée. Il avait été enroulé pour l'occasion dans une des splendides toges de cérémonie du Duc, symbole de la richesse et de la prospérité creüsoise. Ses longs cheveux dorés avaient été coiffés en tresses, comme celles que son frère portait tous les jours. Il était un vrai représentant de la puissance du Duché, en passant outre son propre physique évidemment. Mais même là, Baldor avait fait des merveilles. De la poudre appliquée sur sa peau permettait de lui donner un teint mat, à l'image du reste de sa famille, et l'huile conférait à ses cheveux une couleur plus sombre. Ainsi grimé, il ressemblait presque à Balden et Chiara.
Il capta le regard de son reflet dans la vitre. Passant la main sur la balafre qui ornait sa joue, il sourit. Voilà une chose que son père ne pourrait jamais effacer. Cette cicatrice lui était si chère qu'il la portait avec fierté. Elle était le reflet extérieur de ce que tout le monde pensait : Aëlle n'avait rien à faire dans la famille Agrivides. Là où les autres étaient beaux, il était laid. Là où les autres étaient forts, il était faible. Là où les autres étaient aimables, il était mauvais.
Il se rappellerait toujours les circonstances dans lesquelles elle était apparue. Il n'aimait pas se remémorer l'enfant qu'il était alors. Le petit garçon qui suivait son grand frère des étoiles plein les yeux et qui vénérait son père. Le petit garçon qui avait suivi son frère à l'entraînement une fois de trop, et qui ne vénérerait plus jamais son père. Le petit garçon avec lequel personne ne retenait ses coups, le petit garçon que l'on ne tentait pas de soigner. Le petit garçon qui aurait été bien mieux s'il n'était pas né.
Non, il n'aimait pas se le remémorer. Il n'avait pas encore compris à l'époque qu'il n'y avait aucune place à Agrivia pour quelqu'un comme lui. Alors il chassa ces images de ses pensées et se reconcentra sur la route. Celle-ci était en bon état, même si elle semblait évidemment moins bien entretenue qu'à Creüse. Aëlle avait quitté Agrivia plusieurs jours auparavant, et les longues heures de bateau pour traverser la mer intérieure de l'Impire l'avaient épuisé.
Il n'avait jamais quitté la citadelle. Baldor ne souhaitait pas l'emmener avec lui en voyage, lui le paria, lui l'isolé. De toute manière, il se rendait compte qu'il détestait ça. La chaleur qui régnait dans le carrosse manquait de lui faire perdre la raison. Aëlle avait toujours été extrêmement sensible à la température. Il ne se sentait en pleine possession de ses moyens qu'en situation de froid extrême, comme dans sa chambre qu'il veillait à maintenir close pour empêcher la chaleur du reste de la citadelle de s'y infiltrer.
Sa tête commençait à dodeliner lorsque les cahots s'arrêtèrent. D'un coup d'œil à l'extérieur, Aëlle put confirmer son impression : ils étaient arrivés à la capitale des Caribes. Des mouettes parcouraient un ciel d'un bleu presque douloureux, faisant écho à l'océan tout aussi rutilant. Le palais de la Duchesse Nethe, devant lui, l'intimida. La structure, pourtant toute en bois, dégageait une étonnante impression de solidité qui n'était pas sans rappeler la citadelle d'Agrivia. Peut-être toutes les demeures des Ducs étaient-elles ainsi. Après tout, Aëlle n'en savait rien.
Au moment où il mit le pied hors du carrosse, il sut qu'il ne pourrait pas vivre dans ce Duché. L'air moite et chaud lui collait à la peau, l'étouffait. Le sel agressait sa peau, ses narines, ses lèvres. Le soleil brûlait ses yeux et ses nerfs. Le bruit des vagues et des oiseaux lui blessait les tympans. Trop de sensations. Désorienté, il sursauta lorsque son père posa une main sur son épaule.
— Avance, Aëlle. Nous ne devons pas être en retard.
Le trajet jusqu'au palais fut éprouvant. Aëlle se sentait tituber sous le poids de la nouveauté. L'huile de ses cheveux dégoulinait en gouttes poisseuses sur sa nuque, la poudre sur son visage se transformait en braises rougeoyantes sous les rayons du soleil. Sa peau commençait à le piquer, mais si l'ombrelle que lui tendit un des serviteurs atténua cette inflammation, elle ne lui apporta aucune fraîcheur. Et toujours en bruit de fond les cris des vagues qui s'écrasaient sur la jetée, montant à l'assaut du port. Aëlle ne pouvait plus respirer. Son frère aurait sûrement mieux supporté. Jörn aurait adoré découvrir du pays. Mais il n'était pas son frère, ni Jörn. Il était Aëlle, et il avait trop chaud.
L'entrée dans le palais fut un tel soulagement qu'Aëlle en oublia presque que ce serait en son sein que se conclurait son avenir désespérant. Il se jeta sur le verre que lui apporta un homme de la Duchesse, grimaça lorsqu'il réalisa qu'il n'était pas frais mais seulement tiède et l'avala tout de même, déshydraté. La boisson sucrée n'arrangea en rien son mal de crâne ou sa bouche pâteuse.
— Madame la Duchesse vous attend dans la salle de réception. Veuillez venir avec moi, je vais vous y conduire.
Aëlle suivit son père qui emboîtait le pas au serviteur. Il était occupé à détailler la décoration. Ce qu'il avait pris pour du bois vulgaire ne ressemblait en rien aux végétaux de Creüse, ni à ceux qu'il avait vus pour l'instant aux Caribes. C'était des matériaux aux couleurs vives ou sobres, avec des nervures magnifiques. Aëlle se rendit vite compte qu'ils ne provenaient pas de l'intérieur de l'Impire, ni des Emarats secs ou des mystérieux clans du nord, ce qui en faisait des produits importés de l'autre côté de l'océan.
Il savait que la famille Dove, la plus riche de l'Impire après les Agrivides évidemment, tirait son argent du commerce avec le reste du monde. Mais le savoir et contempler de ses propres yeux les sculptures exotiques qui ornaient les murs ou les peintures païennes qui les côtoyaient étaient deux choses bien différentes. Aëlle était bouche bée, et pourtant il en fallait beaucoup pour l'impressionner.
La salle de réception était bien évidemment à couper le souffle. Aëlle avait conscience du fait qu'elle était probablement conçue pour ébahir les invités, mais il se laissa tout de même prendre au piège. Le sol représentait une vague, toute en bois, si réaliste que s'il n'y avait pas eu la couleur, Aëlle aurait tremblé de peur de se mouiller les pieds. Les colonnes qui soutenaient le haut plafond étaient sculptées comme la proue de navires, et les fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer l'air marin. Bien évidemment, au centre de la vague trônait un siège splendide occupé par une femme plus splendide encore. Nethe Dove, Duchesse des Caribes.
— J'espère que vous avez fait bon voyage. Asseyez-vous, je vous prie.
Elle pointa des tabourets disposés autour d'une table basse, et Aëlle y prit place machinalement. Seul le fauteuil de Nethe se distinguait des autres. Pas de place pour un Duc consort. Si à Creüse, la femme du Duc avait le droit à un fauteuil certes moins grand, mais tout aussi beau - du moins, la plupart du temps, songea-t-il avec amertume - ici, hors de question de partager l'attention. Aëlle n'était même pas sûr que le père de sa future épouse avait le droit de rester au palais. La société matriarcale des Dove était unique dans tout l'Impire et une aberration pour Baldor, mais il n'avait pour une fois pas d'autre choix que de fermer les yeux. De toute manière, il ne sacrifiait qu'Aëlle, pour ne pas dire rien du tout.
Se désintéressant des mondanités échangées, Aëlle fouilla la pièce des yeux avant d'identifier une silhouette derrière le trône de Nethe. Wyn Dove, sa future fiancée.
Comme tous les habitants des Caribes, elle avait la peau burinée par le soleil. Ses longs cheveux d'un brun délavé formaient des cordes imprégnées de sel. Deux yeux bleus détonnaient au centre de son visage, entourés par des rides qui témoignaient de nombreuses heures passées à scruter la mer reflétant la lumière de midi. Tout en elle incarnait son Duché, elle était trop, trop marquée, trop amochée, trop fatiguée par les éléments.
Son regard accrocha celui d'Aëlle, et il crut recevoir un coup dans le torse. Des personnes plus romantiques auraient pris ça pour un coup de foudre, mais Aëlle savait pertinemment ce que cette douleur signifiait. Le feu des yeux de Wyn était comme toucher le soleil. Ce n'était pas une promesse d'amour qu'il véhiculait, mais une promesse de souffrance ; ce n'était pas de l'adoration qui frappait Aëlle, c'était de la crainte. Cette fille était dangereuse, il le savait. Tous ceux qui jouaient dans son échiquier n'étaient pas des anges, à commencer par son propre frère, mais Wyn semblait le haïr de tout son cœur.
Aëlle comprenait cette haine, bien sûr. Il était celui qui la condamnait à une existence enchaînée, à un trône qu'elle ne voulait peut-être pas. Même si aux Caribes c'était la Duchesse qui gouvernait et que lui-même ne ferait qu'attendre sagement, son arrivée ressemblait grandement à une porte qui se fermait.
Elle le fixa longuement. Peut-être espérait-elle qu'il l'aide à persuader Nethe de refuser les fiançailles. Dans ce cas, elle se trompait grandement. Aëlle ne voulait absolument pas contrecarrer les plans de son père, même s'il finissait coincé dans ce Duché invivable. Il savait ce qui arrivait à ceux qui contrariaient Baldor, et il souhaitait seulement qu'on le laisse en paix. Alors il soutint le regard de l'héritière des Dove et lui adressa un petit sourire, ce qui eut pour effet de redoubler les flammes dans son regard.
— Et je vois que vous êtes venu avec votre fils cadet, ce qui est rare.
En entendant parler de lui, Aëlle se reconcentra sur la conversation des Ducs. Nethe le fixait d'un regard qui paraissait transpercer toutes les protections qu'il lui opposait.
— Que me vaut cet honneur ?
Aëlle comprit que le moment était venu en entendant son père arrêter de respirer. C'était son tour, son mouvement. Il n'avait que quelques phrases à prononcer, puis tout se calmerait. Il pourrait sortir de cette fournaise, retrouver de la fraîcheur, ôter cette poudre qui l'étouffait. Mais il lui fallait se concentrer, choisir ses mots, plaire pour une fois.
— Je vous remercie de votre attention, dame Nethe. Il est vrai que j'ai eu peu d'occasions pour le moment de quitter Creüse, et le fait que votre Duché soit le premier que je découvre n'excuse en rien mon admiration pour ses paysages, car ils sont réellement sublimes.
— Vous n'avez peut-être pas d'expérience politique, Agrivides, mais vous savez manier les mots pour caresser les âmes, lui répondit Wyn.
Il fut d'abord déconcerté par son changement d'interlocutrice, puis réfréna une montée de panique en captant l'éclat meurtrier dans les yeux de la jeune fille, avant de se contraindre à faire redescendre les battements de son cœur.
— Seulement, tout novice que vous êtes, vous ne devez pas ignorer qu'il existe une affaire pressante qui nous préoccupe plus que l'état de notre campagne, toute splendide qu'elle fût, continua-t-elle.
— Loin de moi l'idée de vouloir vous distraire, ma dame, interrompit Aëlle. Je voulais au contraire souligner l'importance de votre Duché, et la puissance d'une éventuelle alliance entre Creüse et les Caribes.
Voilà, le sujet était lancé. La goutte d'eau avait commencé son voyage. Restait à savoir dans quel lac elle finirait.
— Peut-être allez-vous un peu vite, Agrivides, s'emporta Wyn. Je me dois de vous rappeler l'attitude de Creüse et des autres Duchés à notre égard au cours des derniers siècles. Si nous devions nous allier avec une des familles régnantes, la votre serait bien notre dernier choix. Vous ne pouvez pas rabaisser tout un Duché durant si longtemps, et espérer effacer les conséquences avec de jolis mots.
— Seulement je n'apporte pas uniquement des jolis mots, ma dame. Enfin, je ne suis venu qu'avec de vaines promesses, mais vous m'avez volé un bien beaucoup plus précieux alors que je n'y prenais pas garde. Voilà le gage de bonnes intentions que je vous offre, Wyn Dove : mon cœur.
Les mots sortaient tous seuls. Il avait été persuadé que cette déclaration lui écorcherait la gorge, mais elle était aussi glissante que l'huile sur ses tresses. Finalement, il lui importait peu de devoir professer de faux sentiments. Aëlle n'accordait aucune foi à l'amour, aucune importance à l'attachement ; tout ce que dictaient les coeurs lui semblait faux. Ce n'était qu'un mensonge de plus, une case franchie sur son chemin. À côté de lui, son père, satisfait, prit une gorgée de l'infusion servie par Nethe.
Wyn ne savait que dire. Elle ne pouvait pas refuser, cela aurait été diminuer l'importance d'Aëlle ; elle ne pouvait pas accepter, cela aurait été s'enchaîner. Elle finit par planter ses yeux si étranges dans ceux de sa mère, suppliante. Nethe s'accorda une longue pause, avant de murmurer.
— Nous vous remercions de votre sincérité, Aëlle Agrivides.
Il faillit grimacer. Tous deux savaient pertinemment que la déclaration était tout sauf sincère.
— Seulement, je crains de devoir mettre mon veto à l'accomplissement de vos vœux.
Le coeur d'Aëlle s'arrêta. Il ne risqua pas un regard vers son père, mais savait tout de même que son expression de fureur pourrait faire fondre une statue de marbre. À la place, il posa ses yeux sur Nethe, qui fixait elle Baldor. Elle prenait de manière évidente un malin plaisir à tourmenter les Agrivides. Qui aurait cru qu'un jour une Dove réussirait à faire plier Baldor de Creüse ? Aëlle aurait dû avoir peur des représailles de celui-ci, mais il ne pouvait que savourer la situation.
— Wyn est l'héritière du trône des Caribes. Ainsi, je considérerai comme en dessous de sa position tout parti qui ne soit pas un héritier.
Elle n'aurait pas pu faire plus plaisir à Aëlle. Le message était clair, évidemment, et maintenant, il attendait que Baldor choisisse entre sa vengeance ou son fils aîné chéri. Il savait bien que Baldor ne renoncerait pas au trône de l'Impire. Et il avait hâte de voir la tête de Balden lorsqu'il apprendrait la nouvelle.
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