1.5 ~ Le Cavalier

    Solana avait ordonné à Agape de se préparer pour l'arrivée du fils de l'Emar. Elle lui avait donné sa matinée pour qu'il s'assure d'être parfait. Elle ne s'en rendait pas compte, bien sûr, mais cette recommandation n'était qu'un coup de couteau dans le cœur d'Agape. Alors même qu'il se tenait face à son miroir, il ne pouvait empêcher ses joues de se mouiller. Agape était tout simplement incapable de s'assurer d'être parfait.

    Le miroir, qui révélait tant à tous les autres, était pour lui aussi muet qu'un mur, parce qu'Agape vivait dans un monde de ténèbres, un monde de sons et d'odeurs, dont la vue était exclue. Bien sûr, il savait ce qu'il verrait s'il n'était pas aveugle. Un visage pâle, de longs cheveux blancs, des yeux couleur sang, des muscles puissants, une armure en acier... sauf que ces termes qu'il avait si souvent entendus lui semblaient vides de sens. Quelle était la différence entre blanc et brun, pâle et foncé ?

    Alors il se contenta d'attacher son armure, de lacer les bouts de cuir qui retenaient le métal. Agape aimait bien ce plastron. Ce n'était pas qu'un vêtement d'apparat pour les gardes du trône, mais une véritable tenue de combat. Il pouvait mener une armée avec, se prendre des coups, dévier des lames.

    Agape s'était toujours senti mieux une lame à la main. Il ne supportait pas les tenues de cérémonie ou les costumes fastueux, pleins de décorations qu'il ne pouvait pas voir. Au contraire, son armure sobre épousait ses membres parfaitement en lui laissant une grande liberté de mouvement. Il avait toujours su que sa place était sur un champ de bataille, une épée dans son fourreau, son pouls pulsant à ses tempes, et non pas sur un trône de Duc, à prendre des mesures économiques et à se déguiser pour les bals. Ses parents l'avaient peu soutenu, mais il fallait avouer à leur décharge qu'il avait choisi la pire allégeance. La famille Litan et la sienne étaient en conflit depuis des siècles, tout ça à cause de prétendus Dieux. Mais Agape s'en moquait royalement. Contrairement à sa sœur ou à Solana, il ne croyait pas en une puissance supérieure qui régissait la vie des Terranéens.

    Et s'il y avait en effet quelqu'un derrière les nuages, alors Agape ne s'abaisserait pas à le vénérer. Il avait trop vécu. À la tête de la garde sevadaine, il avait repoussé des attaques de pirates venant des Emarats. Il ne comptait plus les camarades dont il avait tenu la main lors du dernier souffle, l'odeur du sang et de la boue, les cris et les pleurs. En tant que garde de l'Imperatorina, il avait aussi observé les manœuvres des courtisans. Les meilleurs d'entre eux finissaient empoisonnés, humiliés, pervertis dans cette fosse aux serpents. Dès leur plus jeune âge, les enfants mentaient, trichaient, volaient, tuaient même. S'il y avait vraiment quelqu'un de tout puissant, alors Agape ne pouvait comprendre pourquoi le mal triomphait autant.

    — Agape ?

    Il était l'heure. Solana venait le chercher pour la cérémonie. Il n'était plus temps de rêver à un monde plus juste et plus compréhensif. Il allait remplir ses fonctions.

    Il se retourna, et le souffle de Solana se modifia imperceptiblement. Elle faisait ça à chaque fois qu'elle le voyait, inconsciemment. En sa présence, elle semblait toujours tendue, sur ses gardes. Agape comprenait pourquoi, bien sûr, et ne lui en voulait pas. Il savait à quel point il était dur de faire confiance. Mais cette fois-ci, ce fut plus un soupir de soulagement qui lui échappa, et Agape devina immédiatement la raison de cette joie soudaine. Solana avait craint qu'il ne revête son uniforme sevadain. Cela aurait été parfaitement logique, évidemment. En ce jour si important, Agape aurait pu vouloir rappeler au souverain l'existence de son Duché et, en s'affichant avec les couleurs sevadaines, faire apparaître au grand jour l'influence de la famille Hakeat. Il avait opté pour les armoiries de l'Imperatorina néanmoins et, ce faisant, lui permettait d'asseoir son autorité. Elle lui en était reconnaissante.

    — Suis-moi.

    Son trouble passé, Solana avait remis en place son masque de froideur. Elle tourna les talons sans l'attendre, et Agape se dépêcha de lui emboîter le pas dans les immenses couloirs du palais. Comme à chaque fois, il l'entendit ralentir pour vérifier qu'il suivait. Elle avait toujours peur de semer celui qui ne pouvait pas repérer sa grande robe chatoyante. Mais Agape connaissait le bruit que faisaient ses talons sur le marbre mieux que les battements de son propre cœur, et il n'y avait que son parfum qui lui était plus familier que l'odeur du sang.

    Ils arrivèrent dans la salle du trône et Agape sut que Solana allait se mettre à trembler. La dernière fois qu'elle était apparue ici, il avait dû traîner une fille qui tenait plus de la statue jusqu'à ses appartements. Elle n'avait jamais reparlé de l'humiliation que lui avait fait subir son père, mais Agape était au courant que cela la tracassait. Elle n'en dormait plus, et pleurait des heures durant dans son lit. Toutes ces fois où, debout devant la porte, il percevait son souffle haché, il se retenait de rentrer dans la chambre. Mais là n'était pas son rôle et il demeurait témoin silencieux de ces douleurs nocturnes.

    Il posa une main sur son bras frissonnant. Il sentit Solana se tourner vers lui, mais elle ne dit rien. Il l'attira alors à lui et la tint entre ses bras jusqu'à ce que ses muscles se calment et que sa respiration se pose. D'abord raide et surprise, Solana finit par se laisser aller contre l'armure métallique. Elle cala sa respiration sur celle d'Agape et ils restèrent ainsi plusieurs minutes, jusqu'à ce que des bruits parviennent à l'oreille surdéveloppée d'Agape. Il se raidit, et Solana, connaissant les sens extraordinaires de son garde, se dégagea. Elle était calme désormais, et en état d'aller affronter celui dont la venue changeait le destin de son pays.

    Agape la suivit alors qu'elle prenait place sur le petit trône à côté de son père. Aucune parole ne fut prononcée. Les deux attendaient en silence l'héritier de l'Emar, tels des statues de pouvoir. Agape, debout derrière Solana, se surprit à tendre l'oreille pour capter une respiration, un signe qu'ils étaient bien vivants.

    Soudain, la musique agressa ses tympans. Elle ne ressemblait à rien de ce qu'il connaissait. Les percussions se répercutaient contre les murs de marbre, faisant trembler le sol. Agape se retint de vaciller. Tout était trop fort, trop intense. Puis son monde bascula dans l'horreur. Ce n'était plus une musique emirouite, c'étaient des tambours de guerre battant le rythme. Ses narines étaient assaillies d'effluves de sang et de peur. L'air vibrait sous les lames, sous les hurlements. Le danger était invisible. Il se concentrait sur les mouvements de l'air pour ne pas mourir.

    Une odeur inattendue assaillit ses sens. Une odeur piquante, comme de la menthe. Il connaissait cette odeur. Fronçant les sourcils, il essaya de se rappeler. Solana. Il était dans la salle du trône avec Solana. Il n'y avait pas de tambours de guerre, pas de sang, pas de danger. Il tenta de reprendre ses esprits. Ces réminiscences l'assaillaient souvent en ce moment. Il était parti de chez lui depuis des années, mais il était impossible de fuir ce qu'il avait vécu. Il devait juste apprendre à vivre avec.

    Il se concentra sur les pas de celui qu'il devinait être le futur fiancé. Le rythme de frappe de ses chaussures était mélodieux. Il devait avoir une démarche fluide, presque dansante. Il remonta le tapis rouge, le bruit augmentant au fur et à mesure qu'il se rapprochait, jusqu'à s'arrêter en face du trône.

    — Cher prince Ai-dan, bienvenue en Terranée, déclara l'Imperator.

    — Je suis honoré de votre invitation.

    Le bruit de la voix du prince agit comme un déclencheur. Cette voix si douce, si chaleureuse, qui allait avoir l'honneur de parler à l'Imperatorina pour le reste de sa vie. Du métal en fusion se mit à couler dans les veines d'Agape, et il eut envie de hurler.

    C'était au-delà de ses forces. Il avait cru pouvoir accomplir sa tâche, rester silencieux. Il avait toujours su que ce jour viendrait. Mais c'en était trop.

    Agape aimait Solana, depuis la première fois qu'il s'était trouvé dans la même pièce qu'elle. Elle s'était insinuée sous sa peau, dans ses nerfs, à l'intérieur son cœur. Sa démarche décidée, sa sensibilité et sa force, son parfum mentholé, son intelligence exceptionnelle. Il ne pouvait vivre loin d'elle. Il avait alors abandonné l'idée de diriger Sevada et avait accepté le seul poste qui lui permettait de rester avec elle, à la grande incompréhension de tous. Il savait qu'espérer quoique ce soit était fou. Il savait qu'il n'était pas un parti convenable, que son Duché n'était pas assez puissant. Il savait qu'elle le détestait, lui le Sevadain. Il savait qu'elle finirait par se marier, et qu'il resterait le garde pour toujours.

    Mais maintenant que cela arrivait, il ne pouvait le supporter. Maintenant que celui qui allait la lui voler avait un nom. Maintenant qu'il avait une voix, si chantante alors que la sienne était rocailleuse. Maintenant qu'il avait une odeur, si fruitée alors qu'Agape ne pouvait se débarrasser du sang qui lui collait à la peau. Maintenant qu'il avait un physique, une peau sûrement hâlée par le soleil alors qu'Agape était pâle comme la mort.

    Allait-il plaire à Solana ? Goûterait-elle avec bonheur cette voix, cette odeur, cette peau ? Serait-il condamné à attendre alors qu'ils s'aimaient ? Agape avait déjà eu mal, bien sûr. Il avait déjà senti la morsure d'une lame sous ses côtes, la brûlure d'une flamme contre son torse, la piqûre d'un aiguille dans sa peau, le venin des mots de son père dans son coeur. Mais jamais, jamais, jamais la douleur n'avait-elle égalé celle qu'il ressentait en cet instant. Le reste se passa comme un cauchemar. Le fils de l'Emar charma toute l'assistance, présenta ses hommages à l'Imperatorina, rit avec l'Imperator, et Agape comprit qu'il avait perdu. Le mérite ne revenait pas à Ai-dan, mais à l'argent de l'Emar, à la joie du peuple, au prestige de l'alliance. Il ne pouvait rien faire.

    Le soir même, il gardait la porte de l'Imperatorina lorsqu'il capta une cadence de pas qu'il avait bien retenue. Le métal dans ses veines qui s'était refroidi recommença à bouillonner. Le prince Ai-dan venait visiter l'Imperatorina le soir même de son arrivée. Les pas s'arrêtèrent, mais Agape ne bougea pas.

    — Alors la rumeur est vraie.

    Agape ne se donna pas la peine de relancer le prince. Il resta muet, immobile, statue d'acier gardant en vain une porte qu'il rêvait de voir rester close.

    — L'Imperatorina a bien un garde sevadain.

    Agape serra les dents. Il ne lui ferait pas la satisfaction de bouger, de parler.

    — Es-tu également sourd ?

    Cette lame, elle, ne plongea pas jusqu'à son cœur. Il était habitué aux réflexions comme celle-ci, et si Ai-dan l'attaquait sur son physique, c'était parce qu'il n'arrivait pas à le faire réagir. Il en tira une certaine fierté.

    — Laisse-moi passer.

    — Non.

    Le mot franchit la barrière de ses lèvres à contrecœur. Agape ne savait plus à qui il devait obéir. L'Emirouite avait-il gagné du pouvoir sur lui, ou faudrait-il attendre les fiançailles ? Que dirait Solana ? Il ne le savait pas, et décida d'agir en accord avec ses envies.

    — Tu n'as pas à t'opposer à moi. Solana est ma fiancée, et j'ai le droit de venir la voir.

    — Vous n'êtes pas encore fiancés.

    — Je suis le futur Imperator de ton pays, mon ami. Mieux vaut pour toi que nous soyons en bons termes.

    — Vous n'êtes pas encore Imperator, cracha Agape. Vous n'êtes pas encore fiancé à l'Imperatorina. En un mot, vous n'êtes rien pour l'instant. Je n'ouvrirai cette porte que si ma maîtresse me le demande.

    Il sentit un mouvement d'air et sourit. Tout plein d'assurance soit-il, le prince des Emarats n'avait visiblement pas assez étudié avant de venir à Solis. Il aurait compris qu'il était inutile d'essayer de passer devant Agape par la force. Agape lui bloqua le bras.

    — Je n'ouvrirai cette porte que si ma maîtresse me le demande, répéta-t-il.

    Il entendit le souffle du prince s'accélérer sous l'effet de la surprise et du choc, puis de la colère. Alors qu'il se demandait combien de temps celui-ci tiendrait avant d'exploser, un grincement le fit frissonner et il lâcha le prince, reprenant sa position de garde.

    — Que se passe-t-il ici ?

    Agape adorait vraiment sa voix. Si la plupart des gens en avaient une plate et monotone, celle de l'Imperatorina comportait tant de nuances qu'elle le transportait. Il se croyait comme dans un jardin, avec des bruissements, des roucoulements. Il pouvait presque sentir un parfum floral et doux se dégager de ces sons.

    — Votre garde refuse de me laisser passer, répondit le prince après un instant pour retrouver ses esprits. Dites-lui de bouger.

    Le silence attaqua Agape comme une lame. Il n'avait jamais autant redouté quelque chose que la réponse de Solana. Si elle laissait le prince entrer, alors elle confirmerait l'emprise qu'il avait sur elle. Elle passerait à Agape un message clair, elle piétinerait les dernières pousses d'espoir dans son cœur. Le sang pulsait à ses tempes alors que les secondes s'étiraient. Il l'imaginait en train de dévisager le prince, hésitante sur la conduite à tenir, dévorée par l'angoisse et pourtant si forte.

    — La prochaine fois que vous voudrez me voir, je vous prierais de bien vouloir demander ma permission. Nous ne sommes pas encore mariés, mais même quand nous le serons, je ne deviendrai pas votre objet. Ce trône est le mien, ce peuple est le mien, et jamais je ne vous laisserai me traiter comme une poupée.

    — Surveillez le ton avec lequel vous me parlez ! s'indigna le prince. Vous pouvez être sûre que mon père entendra parler de cela.

    — Et il ne fera rien. Parce que placer son fils sur le trône de l'Impire vaut tous les sacrifices. Votre avis importe peu sur l'échiquier politique. Il est temps de grandir, Ai-dan. Nous ne sommes pas de ceux qui peuvent choisir leur vie.

    Agape l'entendit se détourner, mais elle s'arrêta avant de fermer sa porte.

    — Oh, et Agape ? J'espère trouver la prochaine personne qui tente de forcer le passage à ma chambre dans un plus mauvais état.

    — Oui, mon Imperatorina.

    Et tandis que le prince furieux s'en allait en tempêtant, Agape sentit l'espoir renaître dans son cœur.

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