1.4 ~ Le Pion
Chiara somnolait lorsqu'elle entendit les cloches annoncer le retour du Duc de Creüse et son aîné. Un pli apparut automatiquement entre ses sourcils. Si les négociations avaient été couronnées de succès, Baldor serait resté fêter l'alliance renouvelée avec son ami Earol Litan. Mais un retour aussi prompt, une chevauchée nocturne ne pouvait signifier qu'une chose : l'Imperator avait refusé d'entendre raison.
Elle s'étira puis se força à sortir de son lit. Une mèche rebelle l'agaçait prodigieusement en réduisant son champ de vision, alors elle attrapa une brosse et se campa devant le miroir, bien décidée à lui régler son sort. Son reflet lui renvoya son regard assassin. Chiara sourit en réalisant qu'un simple mauvais pli dans sa tignasse suffisait pour allumer une telle lueur dans ses yeux d'un doré habituellement chaleureux. Elle s'empara d'une poignée des cheveux bruns rebelles, et, à force de persévérance, elle finit par leur rendre un aspect soyeux et chatoyant. Domptée, la mèche se rangea sagement aux côtés des autres, soulignant tranquillement l'ovale parfait du visage de Chiara.
Elle se dévisagea, satisfaite. Chiara ne tirait aucune fierté de la beauté qui irradiait de sa personne. Comme tous les habitants de l'Impire, elle savait qu'elle n'était pas due à une quelconque fée qui se serait penchée sur son berceau, mais à la magie de la génétique. En effet, Chiara était issue d'une famille dirigeante, et si les pouvoirs des autres étaient parfois bien mystérieux, il n'était un secret pour personne que la famille Agrivides avait été bénie par la Déesse Ferilis d'une beauté surnaturelle. Et pourtant, cela n'avait en rien empêché les Ducs de Creüse de profiter de cet atout maintes et maintes fois pour obtenir des privilèges qui avaient été refusés aux autres Duchés.
Une servante apparut soudainement derrière Chiara, lui arrachant un sursaut de surprise et la distrayant de ses observations. Elle se moqua immédiatement d'elle-même. Alors que son frère Balden accompagnait leur père pour négocier le futur de l'Impire et se plongeait déjà dans les intrigues avec les autres familles, Chiara, elle, se battait avec une mèche de cheveux. Elle se sentit envahie par un courage extraordinaire dans cette lutte extrêmement utile.
Lorsqu'elle remarqua le tissu entre les mains de la femme, Chiara faillit grommeler, mais elle avait toujours veillé à conserver une bonne image auprès des serviteurs. Si son frère s'était entouré des différents officiers militaires, elle pouvait compter sur l'affection et la loyauté de la quasi totalité des domestiques de la citadelle. Atout majeur pour celle qui était vouée à superviser les tâches ménagères, que ce soit ici à la citadelle ou chez un autre puissant de l'Impire qu'elle aurait épousé afin de renforcer une alliance, afin d'empêcher une guerre. Son père ne cessait de lui répéter que les femmes étaient réellement utiles à la famille et que, si elles étaient assez futées, leur rôle d'épouses leur permettait de contrôler leur mari. Chiara ne pouvait s'empêcher de jalouser son frère cependant qui, lui, pouvait exercer le pouvoir dans la lumière.
Elle quitta à regret sa chemise de nuit, grinçant des dents alors que sa servante serrait un à un les lacets du corset. Chiara n'avait pourtant pas besoin d'un tel instrument pour affiner sa taille puisqu'elle possédait un corps à faire tomber un Dieu à genoux, mais il lui fallait bien se plier aux coutumes creüsoises. Ce type de robe faisait partie des traditions qu'elle ne saurait pouvoir transgresser.
Une fois sa toilette effectuée et ses cheveux nattés, Chiara put enfin sortir de ses appartements qui étaient en train de se transformer pour elle en salle de torture. Elle mourait d'envie d'entendre Balden lui raconter la réunion, mais elle ne s'autorisa pas à aller à la rencontre de son grand frère sans toquer auparavant à la porte adjacente à ses appartements. Elle laissa passer plusieurs minutes, puis lorsqu'elle sentit qu'elle commençait à se rendre ridicule aux yeux de sa camériste, elle finit par entrer dans la pièce.
Les rideaux tirés ne laissaient pas entrer la lumière du soleil et l'âtre restait désespérément vide. Frissonnante, Chiara s'enroula dans les grandes manches de sa robe pour éviter de devenir congelée. Si la pièce avait été moins sombre, elle aurait pu distinguer un nuage se former à chacune de ses expirations, mais elle était trop occupée à balayer la salle de ses yeux plissés, cherchant à distinguer des formes dans la lourde obscurité.
Elle finit par remarquer une silhouette adossée à la fenêtre condamnée. Butant sur de nombreux meubles et poussant des grognements de douleur, elle parvint à se frayer un chemin vers l'individu enveloppé dans l'ombre.
— Balden est rentré. Ne viens-tu pas voir ce qui s'est passé à Solis ?
Un silence fut sa seule réponse, avant que la personne, par un fin filet de voix rauque, ne réfute l'hypothèse que la vie avait quitté son corps.
— Je m'en contrefiche.
Le ton plat de l'affirmation fut comme un couteau dans le cœur de Chiara. Il y avait eu une époque où il n'était pas aussi stoïque. Elle se rappelait d'un temps où il courait avec elle dans les ruelles d'Agrivia, leur ville chérie. Son rire était alors merveilleux. Mais cela était il y a si longtemps, et il ne se rappelait même plus comment sourire à présent.
Réfrénant les larmes qui pointaient sous ses paupières, elle avança la main pour écarter les rideaux et contempler enfin son second frère, Aëlle Agrivides. Celui-ci avait hérité de la perfection des Agrivides, mais alors que Chiara et Balden étaient les soleils de la citadelle, il avait les traits froids et figés de la lune. Et plus étonnante encore, brisant la perfection de son visage, il y avait la balafre qui courait sur le marbre de sa peau sous son oeil droit. Aëlle était le seul descendant du Duc de Creüse à ne pas être beau.
Il recula immédiatement lorsque la lumière le frappa, retournant dans l'ombre avec un réflexe presque animal. Ses joues creuses, ses yeux hantés retournèrent le couteau dans le coeur de Chiara avec autant de force que le ferait un ennemi souhaitant sa mort. Elle lâcha le rideau, mais posa sa main sur le visage de son frère, dans une tentative naïve pour effacer la douleur. Celui-ci ferma les paupières un instant, avant de reculer comme si elle l'avait brûlé.
— Va-t'en. Cours rejoindre le grand héros.
— Balden n'est pas le monstre que tu crois. Il a juste...
— Laisse-moi, j'ai dit !
Le cri qu'Aëlle poussa acheva de la convaincre de partir. Elle retraversa la chambre de son frère, multipliant le nombre de contusions sur ses jambes avant de quitter la pièce.
— Et ne prononce jamais son nom devant moi.
La voix avait été si faible que Chiara se demanda si elle ne l'avait pas rêvée. Elle contenait tant de blessures non refermées, de larmes non épongées que la jeune fille faillit faire demi-tour. Mais elle ne pouvait plus rien pour cette âme meurtrie, et elle mourait d'envie de retrouver son grand frère.
Elle se mit alors à courir à travers la citadelle, bousculant les domestiques et s'excusant en riant, pressée peut-être inconsciemment de fuir le lugubre Aëlle. Au moment où elle entendit un cliquettement d'acier, elle changea de direction brusquement. À peine rentré, Balden Agrivides recommençait déjà à s'entraîner.
Elle le trouva dans la salle d'armes de la citadelle, entouré d'une demi-douzaine de jeunes garçons. Une épée qui tenait plus du hachoir dans la main, il était occupé à décomposer une parade pour ses élèves. Chiara reconnut les nouvelles recrues de la garde royale. Déjà, une lueur d'adoration brillait dans leurs yeux lorsqu'ils admiraient leur mentor. Certains se demandaient comment Balden parvenait à se faire apprécier par tous ceux qu'il croisait, mais Chiara connaissait la réponse. Comme elle avec les domestiques, il se montrait simplement ouvert, bienveillant, toujours prêt à leur répondre et à rire avec eux. En un mot, humain. Comme eux.
Et pourtant, n'importe qui voyait immédiatement qu'il n'était pas comme eux. Là était la différence entre lui et sa sœur. Si elle semblait juste une domestique que le hasard avait propulsé à la place de fille de Duc, il y avait un monde entre Balden et ses soldats. Cela ne tenait pas uniquement à la beauté exceptionnelle de l'héritier, ni à ses muscles impressionnants ou son épée démesurée. Il avait quelque chose en plus, une attitude, une expression qui fascinait autant Chiara que les autres.
Fasciné également semblait le Duc de Creüse, que Chiara surprit à observer son fils. Elle se glissa à ses côtés et le prit dans ses bras pour lui souhaiter la bienvenue, puis se replongea avec lui dans la contemplation de Balden. Celui-ci leva à ce moment les yeux vers eux, et leur adressa un sourire éclatant avant de prendre congé de ses élèves. Il confia son arme à un petit garçon dont le sourire béat ne décrut pas lorsqu'il s'aperçut qu'il était incapable de la soulever.
Chiara sauta dans les bras ouverts de Balden. S'il y avait une personne qu'elle chérissait plus que tout au monde, c'était bien son grand frère. Bien sûr, Balden avait ses défauts, comme tous les humains. Mais il était fondamentalement, exagérément, profondément une bonne personne. Lorsque Chiara se faisait mal, il était là en premier pour essuyer ses larmes. Lorsqu'elle doutait, il la conseillait. Lorsqu'elle essayait, il la soutenait. Lorsqu'elle souhaitait, il lui donnait. Lorsqu'elle rêvait, il la protégeait.
— Mes enfants.
Le Duc de Creüse couvait son fils et sa fille enlacés d'un regard chaleureux. Il se joignit un instant à leur étreinte avant de retrouver son sérieux.
— Je vais m'absenter quelques temps.
— Et où allez-vous, père ?
Chiara soutint le regard désapprobateur de Baldor. Il n'aimait pas être interrompu, et surtout par elle. Mais Chiara savait qu'elle bénéficiait de ces informations uniquement grâce à la présence de Balden à ses côtés, et que les mots de son père étaient bien évidemment réellement destinés à ce dernier. Elle devait donc profiter de ce moment pour tenter d'en apprendre le plus possible.
— Pour faire plier l'Imperator, il me faut du soutien, continua Baldor en se tournant ostensiblement vers son fils. Les Ducs présents à la réunion ont bien fait comprendre de quel côté ils se rangeaient. Il ne me reste donc plus qu'une alliée potentielle, et je me dois d'aller lui rendre visite.
Chiara sut avant de le voir qu'un éclat de dégoût avait envahi les prunelles de Balden, écho de la douleur qui transparaissait dans la voix de Baldor. Le Duché des Caribes s'était toujours tenu à l'écart des affaires de la cour. Méprisé ouvertement par le reste des provinces, il avait pourtant réussi à se développer grâce au commerce maritime, obligeant désormais Baldor à le prendre en considération lors de ses calculs. Mais la famille dirigeante, les Dove, avaient tant souffert d'avoir été mis à l'écart que Chiara se doutait bien que la Duchesse Nethe n'aiderait pas Baldor de bon coeur. La confusion qui l'animait se reflétait chez son frère, avant qu'une illumination soudaine ne le laisse sans voix.
— Vous pensez à une union...
— C'est le seul moyen de s'assurer de la loyauté des Caribes.
— Mais père... balbutia Balden.
— C'est pourquoi je me ferais accompagner de Aëlle.
Chiara s'en voulut de pousser un soupir de soulagement. Si le mariage se concluait avec l'héritière de Nethe Dove, elle ne verrait plus souvent son frère, les Duchés de Creüse et des Caribes étant les plus éloignés de l'Impire. Mais une petite partie de son subconscient était heureuse que ce soit Aëlle et non pas Balden qui s'exile. Elle savait que ce n'était pas bien de penser ainsi, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Curieusement, à ses côtés, Balden ne se calma pas. Sa voix tremblait d'indignation.
— Mais nous n'allons pas nous unir avec les Dove ! Il doit y avoir un autre moyen...
— C'est le seul moyen, répliqua Baldor.
— Et Sevada ? Valana n'acceptera pas ce renforcement du pouvoir impirial.
— Le Duché de Sevada n'est même pas capable de juguler la famine parmi sa population. Je conviens que la Duchesse Valana fait ce qu'elle peut, mais cette bande de rats d'égouts ne peut nous être d'aucune aide.
Étrangement, Chiara surprit une lueur assassine dans les yeux de Balden, mais lorsque celui-ci répliqua, toute trace de haine avait disparu.
— Et Anglis ? Leurs machines sont redoutables.
— Mais Stewen ne s'engagera pas. Pas avant d'être sûr de gagner, en tous cas. Et les Ostans sont aussi ouverts qu'une porte de prison. Non, Balden, les Caribes sont la seule option qu'il nous reste et si je répugne tout autant que toi à salir notre lignée, je suis prêt à faire le nécessaire.
— Non, vous ne l'êtes pas ! Une fois les Caribéens nos alliés, qu'allez-vous faire ? Attaquer Solis ? Assassiner l'Imperator ? Vous allez passer votre temps à attendre, alors que le trône nous glisse entre les doigts. Si encore vous acceptiez une alliance avec les Dove pour récupérer le pouvoir... Mais vous n'allez rien faire. Strictement rien !
Les paroles de Balden glacèrent Chiara. Il ne s'était jamais adressé ainsi à leur père, il n'avait jamais paru en désaccord avec lui. Pourquoi maintenant ? Alors qu'il s'éloignait avec un boucan infernal, et que Baldor paraissait fulminer sur place, Chiara réalisa que les choses étaient en train de changer pour de bon. Restait à savoir si elle allait pouvoir tirer profit de ce changement pour quitter la place de pion qui lui avait été assignée à la naissance.
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