1.3 ~ Le Roi
La colère de Balden lorsqu'il avait appris la nouvelle avait fait trembler les murs de la citadelle d'Agrivia. Les domestiques, pourtant habitués à ses sautes d'humeur, en frissonnaient encore. Un silence de plomb reposait depuis sur la bâtisse, seulement troublé par les pas furtifs des serviteurs assez courageux pour se hasarder à croiser l'héritier du Duc dans les couloirs.
Ils ne risquaient rien, cependant. Balden s'était immédiatement enfermé dans sa suite. Après avoir traversé en trombe la magnifique salle de réception, il avait fait irruption dans sa pièce d'entraînement, intimant d'un grognement au maître d'armes qui polissait les lames de sortir. Celui-ci ne se fit pas prier, et alors que la porte se referma dans un grand fracas, Balden s'empara de son épée préférée.
Il fit quelques torsions du poignet avec un hachoir que la plupart des hommes de l'Impire et même d'ailleurs auraient eu du mal à soulever à deux mains. Puis, poussant un cri de guerre, il fonça sur un des mannequins en paille qui jonchaient la pièce. Il s'affaira ensuite à le taillader, avant de passer au suivant, laissant derrière lui uniquement de la poussière.
Il assénait les coups sans retenue, tentant de se vider l'esprit. Tentant d'oublier que cette garce d'Imperatorina avait décidé de céder devant les beaux yeux d'un Emirouite. Tentant d'oublier que la place de futur Imperator était en train de lui passer sous le nez. Pourtant, il était le seul à être assez digne pour prendre place sur le trône d'argent et de dorures.
Un coup dans le bras du mannequin. Il était le fils aîné du plus puissant Duc de l'Impire de Terranée. Deux coups. Il était le capitaine de la plus grande force armée du pays. Trois coups. Il était le seul héritier en âge d'épouser Solana Litan. Balden était prédestiné par sa naissance à accéder au trône du Duché de Creüse, le plus riche et le plus florissant de tous. Mais il n'était pas de ceux qui se contentaient du titre de Duc. Il avait toujours su qu'il serait Imperator. Il ne pouvait pas se plier à la volonté d'un vieil homme aigri, d'une Imperatorina élevée avec une cuiller d'argent dans la bouche, ou d'un étranger surgissant de nulle part.
Jusqu'à présent, rien n'avait contrarié ce plan. Balden devenait de plus en plus fort, de plus en plus grand. Il avait remporté quelques petites victoires à la tête de l'armée de Creüse contre des barbares venus des Emarats, rien de bien exceptionnel mais il ne pouvait faire mieux avec la politique repliée sur l'Impire d'Earol Litan. Sa renommée, son soutien parmi son peuple, ses qualités, tout le désignait pour siéger sur le trône et commencer une dynastie Agrivides.
Et pourtant, un Emirouite lui volait la place. Alors il s'acharnait sur les mannequins, les réduisait en charpie l'un après l'autre.
— Mon capitaine ? Votre père vous demande.
Balden se retourna pour faire face à l'un de ses officiers. Contre toute attente, cette irruption doucha sa colère et l'aida à retrouver ses esprits. Alors que les autres héritiers des différents Duchés se complaisaient à attendre la mort de leurs parents, Balden se faisait déjà un nom. Le titre de capitaine de l'armée de Creüse, il l'avait gagné à coup de duels acharnés, de soirées passées à se vider de son sang devant son maître d'armes. Il n'était même pas gêné que son sujet le voit baigné de sueur, sa chemise grande ouverte laissant apparaître ses pectoraux lardés de cicatrices. Chacune de ces traces témoignait d'une fois où il avait risqué sa vie pour ses hommes, et ceux-ci le savaient, lui rendant en retour une loyauté allant jusqu'au fanatisme. Balden n'était pas qu'un prétendant au trône rayé de la liste. Et il allait le faire savoir.
— Je te suis, asséna-t-il d'une voix saccadée par l'effort qu'il venait de fournir.
Et, sans prendre la peine de se rhabiller, il alla voir son père. Sur le chemin, Balden croisa plusieurs nobles creüsois. Il ne leur accorda pas un regard alors que ceux-ci, scandalisés par son apparence négligée, ne pouvaient manquer de frémir devant l'aura de puissance qui s'échappait de l'héritier. Balden était dangereux, et il lui plaisait que tous le sachent, alliés comme ennemis. On ne peut jamais savoir quand l'un deviendra l'autre. Alors il carrait ses épaules musclées et rejetait ses longues tresses brunes en arrière, refusant de se cacher.
Rejoignant son père au bord d'un balcon surplombant la ville d'Agrivia, Balden donna congé à son garde. Il se pencha au-dessus de la rambarde. La capitale du Duché de Creüse passait souvent pour la plus belle ville de l'Impire, et Balden était convaincu que cette description était encore en-dessous de la réalité. Sous un ciel qui semblait figé dans une aube éternelle, elle s'étendait sur des kilomètres. Les bâtisses de pierre rivalisaient d'élégance, et la joie de vivre transparaissait dans chacune des interactions que les habitants avaient. Ici, nulle pauvreté. Le Duché que tous considéraient comme le berceau agricole de l'Impire avait mis ses richesses au profit de ses habitants depuis bien longtemps. Balden était fier de cette ville, de ce Duché, et de son peuple.
— Elle est belle, n'est-ce pas ?
Balden se tourna vers son père, le Duc Baldor Agrivides. Malgré son âge important, Baldor semblait toujours capable de renverser des montagnes. Ses tresses poivre et sel encadraient un visage dur mais ouvert, qui représentait pour Balden la sagesse et la justice. Oui, Balden admirait son père, cet homme qui avait réussi à redresser le Duché et qui avait fait de lui la terre florissante que Balden avait devant les yeux. Qui avait préparé le terrain pour que son fils aîné puisse satisfaire ses ambitions. Balden savait ce qu'il lui devait, et lui réserverait une place de choix lorsqu'il accéderait au pouvoir.
— Père, j'ai appris la nouvelle, comment se fait-il... lâcha-t-il, incapable de se contenir plus longtemps.
— Balden, tu viendras avec moi pour la réunion à Solis. Ce n'est pas en se lamentant que nous allons ramener Earol à la raison, mais en lui montrant son erreur.
Balden ne s'étonna pas du calme de son père ni de sa conviction de pouvoir faire changer l'Imperator d'avis. Mais s'il respectait cette loyauté, il douta pour la première fois de la parole du Duc de Creüse. Baldor restait enfermé dans la citadelle avec ses conseillers, prenant des mesures grâce aux chiffres de rapports et aux statistiques, suivant la même politique depuis des dizaines d'années. Le temps n'était pas aussi figé malheureusement, Balden sentait que le vent tournait. Earol Litan ne voulait plus être soumis à Creüse et laisser le Duché augmenter son influence. S'il avait toujours écouté son vieil ami Baldor, il n'en serait peut-être pas de même cette fois-ci. Seulement, Balden ne voulait pas contredire son père. Et il était possible qu'il se trompe, qu'il s'alarme pour un rien. Il préféra ne pas s'attarder sur la question.
— Chiara et Aëlle seront-ils du voyage ? demanda-t-il à la place.
— Non.
La sécheresse du ton de son père ne surprit pas Balden. En effet, sa sœur avait beau ne pas être idiote, elle restait une femme, plus habituée à la gestion des domestiques qu'aux réunions stratégiques. Pourtant, Balden n'avait pas une mauvaise opinion de Chiara, mais elle appartenait au sexe faible et ne serait qu'un fardeau inutile. Il n'en était pas de même pour Aëlle. Baldor méprisait peut-être son second fils, mais Balden le haïssait. S'ils ne vivaient pas dans deux parties différentes du bâtiment et si son frère n'était pas d'une discrétion absolue, il ne respirerait plus depuis longtemps.
— Va te préparer. Nous partons ce soir.
Balden salua son Duc et allait quitter le balcon lorsque son père lui agrippa le bras.
— Et Balden ? Tâche de faire bonne impression.
— Je fais toujours bonne impression, rétorqua-t-il avec un sourire en coin.
— Je sais, mon fils. C'est pour ça que j'ai confiance en toi.
Cette déclaration remplit Balden d'une chaleur plus forte encore que celle du soleil qui surplombait la ville d'Agrivia, nappant la scène d'une lueur dorée. Balden avait soif de pouvoir, il était vrai, mais ce qu'il désirait plus que tout, c'était l'approbation de son père.
Le jour de la réunion des Ducs dans la capitale, alors que le soleil laissait l'Impire à la garde de la lune, la foule était en fête. De la fenêtre de son carrosse, Balden pouvait voir les Solisiens rire, s'embrasser, chanter et danser sous les lumières de lampions multicolores. Ce spectacle d'ignorants se réjouissant d'une décision qui mettait l'avenir du pays en péril aurait dû le mettre en rogne, mais il ne pouvait qu'être attendri devant tant d'allégresse. Cela lui rappelait la fête des moissons à Agrivia, lorsque les femmes sortaient du four des brioches toutes chaudes que les Creüsois se partageaient en célébrant la déesse Ferilis jusqu'à tard le matin. Les danses populaires auxquelles il se joignait chaque année, l'ambiance féerique de l'aube renforcée par les grammes d'alcool qui s'accumulaient dans son sang...
— Balden ? Nous sommes arrivés.
L'apparition des Agrivides sur les marches du palais de l'Imperator attira toute l'attention. Les courtisans connaissaient la puissance de Baldor Agrivides, Duc de Creüse. Ils découvraient ce soir à ses côtés son fils Balden, dont la renommée était déjà grande dans tout l'Impire. Bien loin du faste des tenues de la cour, Balden avait revêtu son uniforme de capitaine. L'armure noire rutilante faisait passer les vêtements bariolés de son entourage comme des costumes de cirque. Elle mettait en valeur sa silhouette musclée, lui attirant de nombreux regards parmi l'assistance. Le seul auquel il prêta attention, ce fut celui plein d'approbation que lui lança son père et qui redoubla son assurance.
L'intérieur du palais était encore pire que ce à quoi Balden s'attendait. Il avait l'impression de se faire enfermer dans un des bijoux de son ancienne gouvernante. Il se demanda si l'Imperator faisait exprès d'afficher ses richesses alors que les Solisiens mouraient de faim au milieu des pavés froids des rues. Souhaitait-il une révolte ?
Il suivit son père à travers le labyrinthe de tentures oppressantes et de sculptures dont ne serait-ce qu'un bras suffirait pour entretenir son armée pour une année. Balden avait toujours été persuadé que la richesse de Creüse venait de la gestion exceptionnelle de son père, mais il commença à se douter que la Litanie pourrait être aussi florissante, si seulement l'Imperator se donnait la peine de dépenser l'argent qui atterrissait dans ses coffres pour autre chose que de la décoration.
Les Agrivides finirent par déboucher sur la salle de réunion. Autour d'une grande table étaient disposés six fauteuils, sans oublier le trône ornementé qui présidait l'installation. Une foule discutait par petits groupes debout, sans toucher aux rafraîchissements qui jonchaient la table. La méfiance presque palpable était sûrement la cause de cette retenue.
Balden repéra sans problème l'Imperator Earol Litan, souverain de Terranée. S'il ne discutait qu'avec peu de personnes, l'attention de tous les autres, masquée ou non, était tournée vers lui. À ses côté se trouvait l'Imperatorina. Au milieu de tant de gens puissants, elle semblait presque une petite fille, fondue dans l'ombre de son colosse de garde sevadain. Elle rappelait un peu à Balden sa soeur Chiara. Il faillit se laisser attendrir par cette jeune femme dont le destin allait être scellé par la réunion, lorsqu'il croisa son regard. L'intensité de ses yeux le fit frémir. L'Imperatorina n'avait rien de la douce et fragile Chiara, il ne devait pas l'oublier. Même si Balden était convaincu que les femmes n'avaient pas leur place sur l'échiquier politique, il savait que certaines d'entre elles étaient tout aussi dangereuses que les hommes. Plus même, car personne ne se méfie d'une dague déguisée en pierre précieuse.
En parlant de femme mortelle, Balden remarqua au milieu de tous les conseillers de l'Imperator la Duchesse Valana Hakeat. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle était comme lui, une héritière attendant son heure. Mais le destin l'avait propulsée au pouvoir plus tôt que lui, et il fallait avouer qu'elle s'en sortait divinement bien. Splendide dans sa robe moulante assortie à ses yeux, elle attirait les regards de tout les membres de la réunion. Ses cheveux ondulaient sur son dos aussi blanc que le marbre des statues qui pavaient le chemin jusqu'à la salle. Tous souhaitaient lui parler, et s'en repentaient aussitôt qu'ils se trouvaient sous les feux de son regard puissant. Balden finit par attirer son attention en la dévisageant et elle lui fit signe de s'approcher avec un sourire félin, mais il préféra incliner la tête en sa direction poliment pour la saluer avant de suivre son père qui échangeait des banalités avec les autres membres de l'assemblée.
— Ah, Baldor, cher ami ! s'exclama l'Imperator. Tu es arrivé. Nous pouvons commencer cette réunion, pour éviter de finir à l'aube.
Et, sans plus de cérémonie, il prit place sur le trône imposant avec un soupir de satisfaction. Son apparence affable était démentie par la froideur de ses yeux, et son sourire n'atteignait pas son regard. Il semblait prêt à se battre. Cela n'était pas plus mal pour lui s'il comptait se défendre face à la famille Agrivides, considérait Balden.
Les différents Ducs s'assirent sur les fauteuils autour de la table. Baldor de Creüse, dans ses vêtements simples et sur sa chaise rustique, était tout aussi imposant que l'Imperator auréolé d'or à sa droite, à la grande satisfaction de Balden. En face de son père, Valana semblait déjà s'ennuyer, mais Balden capta plusieurs regards intenses qu'elle échangea avec le garde du corps de l'Imperatorina. Celui-ci semblait venir de Sevada, peut-être se connaissaient-ils ?
Le fauteuil vide de la Duchesse des Caribes paraissait narguer l'assemblée. En même temps, Balden s'était douté qu'elle ne viendrait sûrement pas. Le Duché des Caribes n'avait jamais eu de prétentions au trône, et il était peu concerné par l'alliance avec les Emirouites, se situant de l'autre côté de l'Impire. Les Caribes avaient de toute façon toujours été un Duché à part, isolé, particulier, presque détaché du pouvoir impirial.
En revanche, les deux derniers Duchés avaient fait acte de présence. Le Duc d'Anglis, flamboyant dans son costume traditionnel noir, parlait fort et riait à gorge déployée à chaque fois qu'il le pouvait. Stewen n'avait pas d'héritier, et il commençait à vieillir. Balden savait que se trouver une épouse comptait au nombre de ses plus importantes priorités, même si peu de jeunes femmes accepteraient de rejoindre son gris et pluvieux Duché. À l'inverse, les représentants de l'Ostanie étaient aussi muets que de coutume, répondant à peine lorsque les autres leur adressaient la parole.
— Je déclare ouverte cette réunion extraordinaire des Ducs et Duchesses concernant l'alliance avec les Emarats. Qui souhaiterait prendre la parole en premier ?
Balden, placé debout derrière son père, le regarda se lever lentement. Toisant l'assemblée, le Duc de Creüse prit une inspiration avant de pointer son regard aussi aiguisé qu'un coutelas dans celui de l'Imperator. Baldor Agrivides ne demandait pas la parole, il la prenait, et les autres n'avaient pas d'autre choix que de l'écouter.
— Il est temps de cesser cette mascarade, Earol. Je te conjure de revenir à la raison. Tu sais que ton pouvoir est fragile, ce n'est pas le moment de créer de nouvelles alliances mais de consolider les anciennes.
— Quelles anciennes ? s'exclama l'Imperator en haussant le ton.
— Les alliances qui composent l'Impire lui-même, entre les Duchés par exemple.
— Les Duchés ne sont pas des alliés de Solis. Ils sont des parties de l'Impire, et les Ducs sont des sujets comme les autres que j'ai choisi pour diriger, en mon nom, un bout de l'Impire.
Chaque mot de l'Imperator agissait sur Balden comme une gifle. De quel droit leur parlait-il ainsi ? La famille Litan avait accédé au pouvoir des générations plus tôt grâce au concours des Agrivides, et elle leur devait son trône !
— De plus, l'alliance avec les Emarats devrait à terme permettre le retour des émigrés emirouites présents à Creüse dans leur pays.
— Mais ce sont des réfugiés ! s'indigna Balden. Et Creüse ne s'est jamais plainte d'eux. Au contraire, ils participent au développement économique du Duché et, comme les Duchés sont des parties de l'Impire ainsi qu'il a été très justement rappelé, de l'Impire lui-même !
— Il est néanmoins du devoir de l'Imperator de veiller à ce qu'un équilibre soit conservé entre les Duchés, et les émigrés emirouites creusent le fossé entre Creüse et ses voisins.
Balden entendit pour la première fois la voix de l'Imperatorina. Outre le fait qu'elle s'obstinait à désigner les réfugiés comme de simples émigrés, elle était soit très innocente soit très maligne. Il n'existait aucune équilibre entre les Duchés, et tous le savaient pertinemment. Ce retour des réfugiés aux Emarats ne restaurerait pas une égalité inexistante, mais empêcherait simplement Creüse de se développer suffisamment pour devenir une menace pour le pouvoir impirial.
Balden voyait déjà son père retomber dans le mutisme. Aucun des autres Ducs ne s'éleva pour protester contre l'occupation du trône par un étranger, et l'Imperator savourait visiblement sa victoire. Il aurait pu craindre, en contrariant autant les Ducs, de les amener à se soulever contre lui. Mais une révolution ne se ferait pas sans leader, et le seul qui pourrait assumer ce rôle, Baldor Agrivides, resterait toujours fidèle à la famille Litan. Balden le savait pertinemment.
Et cela l'agaçait prodigieusement.
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