1.1 ~ La Tour
Solana se trouvait dans sa pièce favorite du palais, la bibliothèque, lorsque des cris lui étaient parvenus. Craignant une nouvelle manifestation des mécontents qui agitaient la capitale de l'Impire de Terranée, elle était allée s'enquérir auprès de son garde des raisons de toute cette agitation. Agape, pour toute réponse, s'était déplacé pour ouvrir l'une des immenses fenêtres donnant sur une artère pleine de vie de la ville, laissant le vent apporter à Solana sa réponse.
Celle-ci sentit son sang bouillir lorsqu'elle comprit. Ces passants ne s'insurgeaient pas des dernières mesures économiques de l'Imperator. Non, ils la louaient, elle. Ces louanges du peuple, son peuple, l'emplirent de fierté avant qu'elle ne réalise pourquoi elle était soudainement l'objet de tant d'adoration. Elle, se fiancer ? Elle, épouser un Emirouite ? Solana sentit des larmes poindre sous ses paupières scellées par l'émotion.
Solana était l'héritière du trône de l'Impire, représentante de la puissante famille Litan qui siégeait sur le trône de Solis depuis des siècles. Elle avait compris dès son plus jeune âge que sa vie et sa personne appartenaient à ses futurs sujets, et qu'elle n'aurait pas la liberté de faire des choix concernant son avenir. Solana était consciente que c'était la seule manière de garantir aux Terranéens leur sûreté et la stabilité de leur Impire. Et Solana ne s'était pas plainte une seule fois, elle n'avait jamais ne serait-ce que rêvé à une existence plus libre, puisqu'elle savait qu'elle tenait le futur de l'Impire entre ses mains. Les responsabilités qui pesaient sur ses épaules, elle les accueillait avec fierté, étant donné qu'elles prouvaient que Solana était la seule personne à pouvoir aider les Terranéens.
Elle ne les avait jamais fuies, ces responsabilités. Elle avait toujours veillé consciencieusement au bien-être de la population. Mais cela, c'était trop. Bien trop.
Pourtant, le mariage avec l'héritier des Emarats ne lui semblait pas repoussant. Elle avait toujours su qu'elle devrait renforcer une alliance avec une puissance importante, alors que le nombre des soutiens de son père se réduisait de jour en jour. Mais ce qui motivait ce sentiment d'injustice, d'horreur qui lui serrait la gorge, c'était la manière dont elle apprenait ces fiançailles. Solana avait toujours su qu'elle serait amenée à diriger l'Impire, à porter sur ses épaules tous les fardeaux de son peuple. C'est pourquoi elle ne comprenait pas pourquoi son père l'excluait systématiquement de ses décisions.
Solana ne se faisait pas l'illusion de croire qu'elle aurait eu son mot à dire sur le choix de son futur époux. Elle aurait seulement aimé qu'une fois, juste une fois, son père l'invite à réfléchir avec lui sur ce sujet qui la concernait de près.
Alors que son cœur se fissurait sous l'impact de cette preuve du désintéressement de l'Imperator, elle réalisa que ses joues étaient humides. Elle leva les yeux vers Agape, son garde, qui la regardait sans ciller de ses yeux si dérangeants. Elle n'aurait pas dû pleurer devant lui. Elle n'aurait pas dû laisser voir ses émotions ainsi. Solana savait très bien comment fonctionnaient les serviteurs. Celui-ci allait répéter le moment d'abandon de l'Imperatorina à ses amis, qui allaient à leur tour en faire profiter d'autres employés jusqu'à ce que la totalité du palais soit au courant que Solana Litan n'était qu'une pleurnicheuse. Elle avait déjà pour réputation d'être faible et cet incident n'allait rien arranger.
Elle planta ses yeux dans ceux, du rouge sang sevadain, d'Agape. Elle ne faisait pas confiance à ce garde que son père lui avait imposé. Elle savait qu'il était le meilleur spadassin de la garde royale, et qu'il avait renoncé au titre de Duc de Sevada pour la servir. Ce qu'elle ne comprenait pas, en revanche, c'était pourquoi. Et ces motivations inconnues lui faisaient peur. Elle l'imaginait la trahir, tout raconter de ses habitudes à sa sœur, loin en Sevada.
Elle lui décocha un regard assassin, voulant le réduire au silence, avant de se rappeler qu'il ne pouvait pas la voir. Ses yeux si caractéristiques de son Duché d'origine, s'ils semblaient la fixer, ne voyaient qu'un océan de ténèbres. Solana décida de ne rien dire, espérant que son moment d'abandon avait échappé à son garde aveugle.
Elle finit par tourner les talons. Prévenant Agape qu'elle quittait la bibliothèque, elle s'engagea dans une des galeries qui parcouraient le palais, sans oublier de sécher sa peau humide. Une fois dans le couloir, la tranquillité relative de la bibliothèque disparut. Les courtisans qui flânaient en se chuchotant les derniers potins se retournèrent vers elle. Solana avait été habituée très tôt à cette attention omniprésente que lui accordaient les personnes influentes. Elle représentait l'avenir de l'Impire, le pouvoir naissant, et tous cherchaient à lui plaire ou à lui soutirer une information, selon les moments. En tout cas, elle ne pouvait pas faire un pas dans le palais sans être abordée par un des membres de la cour, et ce jour précis ne faisait pas exception.
— Quelle surprise, très chère ! Vous nous avez si bien caché cette nouvelle alliance. Tous mes vœux pour vos fiançailles, et puissent-elles apporter richesse et pouvoir à notre Impire !
La femme qui venait de s'adresser à Solana lui avait agrippé le bras, peut-être pour s'assurer qu'elle l'écouterait. L'héritière se sentit agressée. Richesse, pouvoir. Les courtisans – qui relevaient plus de la vermine qu'autre chose – ne pensaient qu'à ces mots-là. Qu'en était-il de stabilité, de paix ? De ces choses dont l'Impire avait vraiment besoin ? Solana exécrait ces femmes superficielles qui gravitaient autour du trône avec pour seule ambition de rapprocher leur orbite. Mais s'il y avait une chose que son père lui avait apprise, c'était que ces microbes avaient leur utilité, puisqu'ils apportaient du soutien à la couronne et légitimaient ainsi l'autorité de la famille Litan depuis des générations. Alors que Solana cherchait un moyen de se dégager sans froisser l'intrigante, Agape, qui avait visiblement réussi à suivre le bruit de ses pas dans la galerie bondée, broya sans ménagement le bras de la femme de sa main gantée.
— Je vais vous demander de lâcher l'Imperatorina. Veuillez ne pas la ralentir.
La courtisane relâcha Solana, mortifiée. Pour une fois, celle-ci fut reconnaissante à Agape pour son intervention. La présence du garde redevenu muet mais néanmoins menaçant lui permis de se frayer un chemin à travers la foule. Peu de Solisiens avaient déjà vu un natif de Sevada. Ce Duché, le plus éloigné de la capitale, était aussi le plus secret et le moins bien considéré par le pouvoir. Ainsi les Sevadains occupant des positions à la cour étaient-ils peu nombreux, ce qui rendait Agape encore plus impressionnant. Mais il n'avait pas besoin de son physique atypique pour réduire à l'état de larves contemplatives les courtisans. Son aura d'autorité et le récit bien connu de ses exploits d'escrime suffisaient généralement à instiller de la peur dans le coeur de ceux qui avaient à faire avec lui.
Solana profita de l'allée qui s'ouvrait devant elle pour parcourir à toute vitesse une grande partie du palais. Ces murs dorés, ces arches ouvragées, ces tentures éclatantes qui composaient le paysage dans lequel Solana avait passé toute sa vie lui paraissaient soudain étrangers, comme si l'héritier emirouite, en gagnant le droit de l'épouser, avait obtenu également tout ce qui touchait de près ou de loin à sa vie. Ces couloirs dans lesquels elle avait couru lorsqu'elle était enfant, puis qu'elle avait parcourus une pile de livres dans les mains entre deux leçons d'économie avec son précepteur lui semblaient contaminés par un soupçon de bizarrerie, une influence étrangère. Ces lieux étaient les mêmes, et pourtant ils avaient radicalement changé.
Une porte, une simple porte. Solana était arrivée devant une simple porte. Enfin, simple, tout est relatif. Elle mesurait bien une dizaine de mètres de hauteur et ses dorures devaient égaler le poids d'un de ces mythiques éléphants des Emarats. Mais Solana n'avait bien évidemment pas marqué une pause, son élan consumé, car elle avait été intimidée par cet étalage de richesses. Elle n'avait pas laissé Agape la rattraper car elle était estomaquée par tant de beauté. À vrai dire, ce luxe était devenu banal pour celle qui vivait enfermée dans le palais depuis sa naissance. Non, tout le problème résidait dans cette porte. Cette simple porte.
Cette porte derrière laquelle attendait son père, l'Imperator. Cette porte derrière laquelle elle était l'Imperatorina, sujette déposant une plainte. Cette porte derrière laquelle elle ne pouvait se permettre le moindre écart, derrière laquelle les liens familiaux passaient après les liens féodaux. Ce n'était pas comme si le reste du temps Earol Litan s'efforçait d'être un père. Il était Imperator à n'importe quel moment, faisant passer le bien de ses sujets avant celui de sa propre chair. Mais cette porte était un symbole, un symbole de tout ce qui l'étouffait.
Elle ne pouvait se permettre de laisser une nouvelle fois ses larmes couler. Elle ne pouvait se permettre de souffrir une humiliation devant les conseillers et les curieux rassemblés dans la pièce, alors que son père venait, en ne l'informant pas de ses projets, de saper son autorité. Elle devait se calmer. Elle sentait le regard albinos d'Agape posé sur elle. Un regard bien puissant, pour quelqu'un dont les yeux ne voyaient pas. Il posa une main tremblante, hésitante, sur son bras. Une main blanche comme de la neige un matin d'hiver, blanche comme une coquille nacrée, blanche comme une perle ornant un des colliers dont l'entourage de Solana raffolait tant. Une main qu'elle savait pourtant capable d'ôter une vie d'un geste assuré. Une main dont la légèreté contrastait avec la force.
Solana prit conscience qu'elle était comme cette main. Elle était forte, elle aussi. Si elle semblait douce, si elle semblait polie, si elle semblait précieuse, elle n'en était pas moins puissante, elle n'en était pas moins tranchante. Elle était l'héritière du trône terranéen, elle était la descendante de la dynastie Litan. Et elle n'allait pas laisser quelqu'un d'autre, fût-il l'Imperator, décider pour elle.
Sans se formaliser du geste de son garde, elle poussa la porte, cette simple porte en vérité, et pénétra dans la salle du trône. Elle remonta le tapis rouge à pas décidés, sans jeter un regard aux courtisans agglutinés dans les alcôves tels des parasites avides de sensations. Après avoir été annoncée par le héraut et rejointe par Agape, elle s'approcha de l'Imperator Earol Litan, souverain de l'Impire de Terranée.
Imposants étaient l'homme et le trône. Tout autant ensevelis sous les dorures l'un que l'autre. Malgré la lumière qui se dégageait des chandelles et du regard de l'Imperator, ils transparaissaient de froideur et d'austérité. Le vacarme incessant de Solis se transformait seulement autour d'eux en un silence feutré. Silence de respect, de crainte aussi. Crainte de cet homme, simple mortel qui pourtant régnait sur une dizaine de millions d'habitants. Crainte de celui qui voyait tout, entendait tout, savait tout. Crainte du représentant terrestre de la déesse Sol en personne.
Il attendait, silencieux. Son visage de marbre ne laissait passer aucune expression. Certaines vieilles personnes au château avaient affirmé à Solana qu'au début de son règne, Earol Litan n'était pas aussi introverti. Ils parlaient de grandes fêtes, de rires dans les salles du palais, de voyages dans des contrées mystérieuses. Mais la mort de sa femme avait changé l'Imperator, et maintenant il n'était pour Solana que cette statue de glace sur son trône.
— Imperator, fit-elle d'une voix forte. J'ai entendu une rumeur concernant des fiançailles avec l'héritier de l'Emar. Je ne peux que conclure que ce sont des spéculations, puisque j'ose espérer que vous m'en auriez parlé avant...
— Solana, cesse ta comédie.
La voix de son père cingla l'air glacial. Humiliation, désespoir. Lui qui avait toujours maintenu une distance entre eux utilisait pour la première fois son prénom, pour l'infantiliser, la rabaisser. Elle sentit ses larmes poindre, et consacra toute son énergie à les empêcher de couler. Quoiqu'il se passe, l'Impertorina Solana Litan ne pleurait pas devant ses sujets.
— Je croyais t'avoir éduquée avec les valeurs de notre famille. Mais visiblement, je me suis trompé, et tu n'es qu'une enfant gâtée qui ne peut souffrir de sacrifier ses rêveries d'un amour véritable pour son peuple. Croyais-tu vraiment, en ces temps troublés, que tu pourrais faire ce que bon te semble ?
Solana suffoquait. Chacun des mots, chacune des phrases de son père était une flèche acérée, et l'armure qu'elle s'était forgée pendant tant d'années dans la fosse aux serpents qu'était la cour semblait tout à coup inutile.
— Tu pensais vraiment réaliser un mariage d'amour ? Alors que notre Impire a tant besoin d'alliés ?
— J'espérais seulement que vous m'en parliez avant, laissa-t-elle échapper d'une voix bien trop faible. Je mérite d'être associée aux décisions qui me concernent. N'avez-vous pas choisi votre propre mariage ?
Solana tenta de reprendre ses mots, mais il était trop tard. Au-delà de sa rhétorique déplorable, il n'y avait pas de pire moyen qu'évoquer Paloma Litan lorsqu'on souhaitait obtenir quelque chose de l'Imperator.
— Va-t'en. Je ne pensais pas que ma propre chair pouvait tomber aussi bas.
Ne pas laisser les larmes couler. Ne pas s'effondrer. Solana ne pouvait que se contenir. Elle savait que laisser sortir ne serait-ce qu'un simple sanglot signifierait sa perte. Alors elle inspirait, expirait, et se concentrait. Ne pas s'effondrer. Elle sentit quelqu'un lui agripper le bras et la tirer vers la sortie. Solana n'opposa aucune résistance. Elle ne pensait qu'à une chose.
Ne pas s'effondrer.
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