CHAPITRE 9 : Famille

Contrairement aux apparences et à ce qu'elle voulait bien faire croire, Aélig avait toujours été proche de son père. Bien plus que de sa mère, d'ailleurs.

C'est pour cela qu'une fois isolée dans une section habitable spacieuse, loin d'Auster et de ses petits camarades en uniforme, elle s'apprêta à supporter le sermon qu'on allait lui infliger.

Nicholas Lindstradt avait pris place sur le canapé en face d'elle. Quand elle était entrée, il n'avait pas esquissé un seul geste à son encontre, mais la jeune femme savait pertinemment que ce n'était pas par manque d'affection, mais plutôt parce qu'il la connaissait très bien. Il respectait son côté enfant sauvage.

— Je me suis inquiété, petit être, lui dit-il alors qu'elle s'installait en position du lotus sur le fauteuil, grimaçant à cause de sa blessure toujours sensible.

— Y avait pas de quoi, se défendit-elle.

— D'après ce que j'ai compris, t'as bien failli te faire tuer par une bande d'aliens furieux. Mon inquiétude est légitime.

Aélig ne trouva rien d'intelligent à répondre à cela. Elle profita de ce court silence pour le regarder plus attentivement. En deux ans, son père n'avait guère changé. C'était un idéaliste qui se cachait habilement derrière la désagréable façade d'un homme d'affaires. Il ne souriait presque jamais, à part quand elle était là.

— Pourquoi tu t'obstines à fuir, Aélig ? Je t'ai toujours tout donné, je t'ai offert la meilleure vie possible. J'ai fait en sorte que tu ne manques de rien. Je ne suis pas parfait, je le sais, mais tu ne peux pas me dire que je t'ai négligée...

Elle ne pouvait pas le contredire car il avait parfaitement raison. Anastasia Lindstradt, brillante ingénieure en aéronautique spatiale, n'avait jamais été très douée pour le devoir parental. Sa mère avait toujours eu d'autres rêves en tête. Elle avait aimé sa fille, cependant, d'un amour distant, bizarre. C'était son père qui s'était occupé d'elle après leur divorce. Il lui consacrait la moindre parcelle de son temps libre, maladroit mais attentif. Aélig n'avait pas grandi malheureuse, bien au contraire.

— C'est juste que je ne me sens pas vraiment chez moi, ici. Tu vends des armes. L'argent sur lequel t'es assis, il est imbibé de sang, p'pa.

— Argent que tu ne te gênes pas de dépenser durant tes petites cavales, se moqua Lindstradt sans méchanceté. Pratique de profiter des fruits de mon travail sans te salir les mains.

Elle allait ouvrir la bouche pour protester mais son père balaya sa phrase à peine formulée d'un geste de la main plein de lassitude.

— On a déjà parlé de tout ça. Je m'en fous si tu ne veux pas de l'entreprise, même si je préférerais que mon nom y reste associé. Mais ce n'est qu'un nom, après tout, ça n'a plus de valeur depuis longtemps. Ne pas vouloir t'asseoir à ma place n'est pourtant pas un motif valable pour essayer de...

— C'est pas ça que je fuis, le coupa Aélig.

— Quoi, alors ? s'intéressa vivement son interlocuteur. Ce n'est pas Auster, quand-même, ajouta-t-il avec un mince sourire après une courte pause.

La jeune femme leva les yeux au ciel durant quelques secondes.

— Non plus. Même si, avoue, tu rêvais de l'avoir en beau-fils. Le rejeton unique de ton vice-président, de quoi fonder un début de dynastie mégalomane à base de milices privées et trafic d'armes, ironisa Aélig, ne plaisantant qu'à moitié.

Sur le divan d'un blanc de crème, Nicholas Lindstradt croisa les mains sur un de ses genoux comme s'il s'apprêtait à négocier une affaire particulièrement prise de tête.

— Je pense que tu tiens une idée, lui déclara-t-il de son ton de patron intransigeant. J'en ferais part à mon chef de projet marketing dès demain.

Elle ne put s'empêcher d'éclater d'un rire franc et bref. Aélig avait toujours adoré son humour pince sans-rire qui se manifestait même dans les pires des circonstances.

— Écoute, il est tard. Peut-être qu'un jour tu voudras bien me dire pourquoi tu t'obstines à disparaître.

Sa fille acquiesça en silence, tout en se disant que ce moment ne viendrait probablement jamais. 

Comment pouvait-elle dire à son propre géniteur que ce qu'il avait bâti la terrifiait ? Qu'elle abhorrait les idées cyniques de sa compagnie ? Ce qu'avait créé Nicholas Lindstradt était tellement aux antipodes de l'homme qu'elle connaissait ; mais elle n'avait côtoyé que le père, pas le chef d'entreprise. 

Elle avait toujours refusé cette part de lui. C'était hypocrite, Aélig en était parfaitement consciente ; n'accepter que les aspects qui l'arrangeaient dans l'idée qu'elle se faisait de l'existence et des êtres qu'elle aimait relevait certainement d'un problème de maturité.

 Elle avait toujours lâchement accepté de vivre dans le luxe généré par les actions à la moralité douteuse d'Hélion et cette partie de sa propre personnalité la révulsait profondément.

Ce n'était pas vraiment la compagnie qu'elle fuyait mais plutôt sa propre incapacité à assumer un héritage lourd de responsabilités et à l'éthique malléable, inadéquate avec sa manière de penser le monde. Malgré les parsecs que la jeune femme avait mis entre elle et l'entreprise familiale, elle n'avait jamais réussi à s'échapper d'elle-même. 

Ce n'était pas par refus de grandir qu'elle cherchait à s'évanouir dans l'espace. Aélig avait juste peur de ce qu'elle pourrait devenir à la tête d'un conglomérat comme Hélion.

— Je suis quand même content que tu n'aies rien, lui déclara son père en arrivant au pas de porte. Nous arriverons sur Alliance après demain en début de journée pour ravitailler. Je te laisse tranquille pour l'instant, mais à notre arrivée, va falloir qu'on ait une discussion bien plus sérieuse...

Aélig se leva et s'approcha de lui d'un pas aussi rapide que le lui permettait sa jambe blessée. Elle se jeta à son cou sans dire un mot.

 Un peu surpris, son père lui rendit son étreinte avec beaucoup d'affection.

— Bonne nuit, p'pa, renifla-t-elle d'une voix sourde en se détournant avec pudeur pour s'essuyer le nez.

Lindstradt quitta la cabine avec un pesant sentiment d'impuissance. Il avait élevé sa fille durant les vingt-cinq dernières années, mais dernièrement, il était au pied d'un mur impossible à surmonter. Il se demandait s'il n'avait pas merdé quelque part, finalement. 

Son ex-femme n'était plus là pour l'aider à comprendre, même si elle ne s'était jamais véritablement impliquée dans ces questions-là. Il avait toujours pensé qu'Anastasia avait accepté de faire un enfant juste par convenance. Elle n'avait jamais eu la fibre maternelle, plongée dans les méandres de son esprit génial, à la limite de l'autisme. 

Il l'avait aimée pour cela, jusqu'à ce que ce soit trop dur à supporter. Sa mort dans l'accident de l'usine d'Atlas Horizon lui avait déchiré le cœur et une aiguille était encore plantée quelque part entre ses côtes, le démangeant douloureusement à chaque fois qu'il en évoquait le souvenir.

Enfonçant ses mains dans les poches pour se donner une contenance, Lindstradt se dirigea vers son bureau à l'étage inférieur, chassant les miliciens qui lui collaient aux basques d'un coup de menton agacé.

Il avait un Thanyxte à rencontrer.

Verser quelques larmes lui avait fait du bien.

Renouer avec son passé d'une manière aussi inattendue et brutale l'avait secouée bien plus qu'elle ne voulait le reconnaître.

Elle n'était pas encore en projet quand Nicholas Lindstradt, un fringuant cadre trentenaire fraîchement marié, décidait de quitter son poste avantageux de directeur adjoint chez Izhmash. 

Sur la base de deux brevets délaissés au domaine public, ne possédant aucune valeur commerciale, et avec le concours généreux de la compagnie anciennement nommée Swiss Arms, il s'était lancé tête baissée dans un projet que la presse avait longtemps qualifié de pure folie. Grâce à un prêt généreux de la banque helvétique et après avoir hypothéqué à peu près tout ce qu'il possédait, il avait acheté une usine semi-automatisée à des russes sceptiques.

Les investisseurs ne se pressant pas à ses portes, Lindstradt fut dans un premier temps contraint à naviguer sous l'étendard de la section expérimentale de SigSauer, la filiale de distribution américaine de l'entreprise qui avait bien voulu le financer. Grâce à son sens inné du négoce et au génie de l'ingénieure en chef, qui se trouvait être sa femme, ils purent recruter l'un des meilleurs chercheurs en cybernétique de tout le sous-continent indien : Ahmal Karavindra.

Abandonnant son contrat confortable dans les rangs du conglomérat tentaculaire de Lockheed Martin, l'ingénieur en aéronautique et futur directeur adjoint Dmitri Auster rejoignit lui aussi les rangs de la petite entreprise ambitieuse, qui naissait peu à peu dans l'ombre. Aidés par la renommée qui entourait Karavindra et Auster, ainsi que leurs propres relations, Anastasia et Nicholas Lindstradt signèrent leur premier gros contrat avec Nexter Mechanics l'année suivante, sortant enfin de l'influence de Swiss Arms pour prendre le nom d'Hélion.

Aélig était arrivée trois ans plus tard et avait grandi en même temps que l'entreprise. Même si elle n'en avait pas le souvenir, elle avait déménagé d'appartement en appartement à plusieurs reprises, passant ensuite à des maisons de plus en plus luxueuses et immenses au fur et à mesure que l'entreprise, et donc ses parents, prenaient de l'importance. 

Tandis qu'Hélion se taillait une place sur le marché à grands coups de griffes et de crocs, portée par la solidité technique d'Anastasia et le verbe acéré de son mari, Aélig devint une petite fille pourrie gâtée.

À six ans, elle ne comprenait pas encore les étranges débordements de joie de ses géniteurs, qui trinquaient en apprenant la faillite de telle ou telle compagnie. À sept, elle commençait à saisir vaguement les mots « rachat », « sous-traitance » et « fusion » et plus tard, vers le début de son adolescence, elle sut que c'étaient des termes aussi ennuyeux qu'ils en avaient l'air.

Alors qu'elle fêtait son huitième anniversaire, lors d'une garden-party luxueuse sur la planète-capitale, entourée de tous ses camarades fréquentant la même prestigieuse école qu'elle et d'une montagne de cadeaux, elle avait rencontré un garçon de quatre ans de plus qu'elle.

 Il était venu à cette fête de primaires sans grande envie et se trouvait être le fils de Dmitri Auster. Celui-ci dirigeait désormais le département recherche en compagnie de Karavindra et de Mme Lindstradt, sur Atlas-Horizon, le berceau de l'entreprise.

Son rejeton appelait Erwan et il s'était immédiatement attaché à la petite fille toute menue des Lindstradt.

Elle était devenue sa princesse.

Souvent, lorsque le directeur amenait toute sa famille en déplacement pour entamer une tournée d'inspection et qu'ils venaient donc passer plusieurs semaines sur Atlas Horizon, Erwan et elle se faufilaient en douce dans l'usine, grimpant sur les passerelles au-dessus des lignes de fonte, les oreilles remplies du fracas des bras articulés, des forges automatiques et du métal qui fondait en crépitant, la peau ébouillantée par la chaleur volcanique qui régnait en permanence dans les hauts hangars de sidérurgie primaire.

Plus tard, quand elle fut en âge d'être autonome, ils passaient leurs après-midis sur les plages irréelles d'Atlas, leur sable rendu presque translucide par la puissance conjuguée des deux soleils du système, l'eau écumeuse d'une teinte turquoise si saturée qu'elle faisait presque mal aux yeux. La nuit, le plancton photosensible qui colonisait les eaux luisait d'une scintillante lumière violacée, donnant aux vaguelettes des airs de feux d'artifice.

Lorsque la marée se retirait, le rivage inégal découpé par des formations calcaires blanches et ocres aussi grands que des maisons, se trouvait jonché de petites méduses gélatineuses de la taille de sa main de fillette de dix ans, d'une couleur de perle pastel.

Alors qu'elle fêtait ses douze ans, il fut envoyé dans un pensionnat pour garçons supervisé par le CSW et elle ne le revit que très peu durant les quatre années suivantes. Il ne manquait jamais son anniversaire et lui envoya multitude d'emails et autres babioles amusantes qu'il dénichait lors de ses rares sorties sur Hellgarden, située à des parsecs de là où elle vivait.

Aélig, quant à elle, venait d'entrer au collège et entamait une scolarité brillante qui faisait sourire sa mère avec une bienveillance distante à chaque fois qu'elle trouvait un quart d'heure à lui consacrer pour l'aider dans ses devoirs. 

Son père, quant à lui, l'amenait souvent dans les jardins humides plantés dans les nombreux canyons et crevasses de Carrière pour contempler les fascinantes plantes grimpantes qui colonisaient les parois de pierre suintantes d'eau tiède.

Puis, ses parents divorcèrent et elle connut quelques mois de pleurs et de cauchemars, très vite noyés dans la surabondance de biens matériels à laquelle elle avait accès depuis sa plus tendre enfance.

Elle avait revu Erwan sur Carrière. Elle avait alors seize ans et venait de terminer sa première année de lycée. Elle ne l'avait pas immédiatement reconnu. Il avait affreusement grandi, ses épaules étaient plus larges, sa charpente bien plus solide et son dos plus droit à cause de la discipline de fer que lui avait infligé le pensionnat du CSW.

 Il portait désormais l'uniforme d'un cadet fraîchement diplômé et lui avait annoncé son intention de s'engager dans l'armée de l'Unité pour trois années. Juste avant qu'il ne parte signer son engagement chez les rangers parachutistes, ils étaient retournés sur les plages transparentes d'Atlas Horizon mais Aélig se rendit compte que leur complicité enfantine d'antan s'était volatilisée. Elle avait réalisé que le regard que posait Erwan sur elle avait radicalement changé, qu'il ne la considérait plus du tout comme une simple amie d'enfance, mais bien autre chose. Ses mains s'attardaient bien trop sur elle quand il la touchait. 

La façon dont il la prenait dans ses bras quand ils se chamaillaient ou se bagarraient était autrement plus sensuelle que quand il avait douze ans et elle huit.

Elle avait fini par céder à ses avances, perdant sa virginité le même soir. Elle avait vu Auster partir au CSW avec un arrière-goût de déception.

Et puis, il y eut l'accident.

Cela se passa alors qu'elle et son père étaient repartis sur Carrière depuis environ deux mois. À l'époque, Hélion venait tout juste d'absorber le conglomérat Almaz-Anteï et se lançait par conséquent dans le développement des technologies électro-neurales, une spécialité dont l'ex-état fédéral Russe pouvait se vanter d'être le précurseur.

Le premier Nexus-A à architecture Matreshka était donc arrivé sur le site d'Atlas-Horizon. Il explosa deux semaines plus tard en début de soirée, rasant tout simplement la moitié de l'usine.

Ceux qui se trouvaient dans les ateliers auxiliaires furent épargnés, mais ce ne fut pas le cas d'Anastasia, qui fut l'une des quatre-vingt-sept victimes de l'incident. Dmitri Auster, grièvement blessé, se retrouva condamné au fauteuil roulant pour le restant de ses jours.

Seul l'ingénieur système Karavindra s'en sortit sans trop de dommages, sauvé par une de ses nombreuses pauses café, qu'il prenait à l'extérieur du laboratoire.

La longue enquête, menée par une pléthore d'organisations, mêlant responsables de l'entreprise, délégués d'assurances, représentants de l'armée ainsi que des experts de différents horizons, conclurent à une cause accidentelle quoique indéterminée. 

Surtension, réaction en chaîne, erreur humaine, les hypothèses furent nombreuses mais le conseil d'administration finit par classer l'affaire après une paire d'années de stagnation.

L'usine d'Atlas Horizon fut fermée et à dix-sept ans, Aélig se retrouva seule avec son père, qui passait ses soirées à regarder le fond de son verre de cognac, muet comme une tombe.

Ce furent les années les plus difficiles de sa vie.

Malgré l'avis contraire, émis à l'unanimité par les actionnaires et les cadres d'Hélion, Lindstradt décida de poursuivre le développement des technologies Nexus, n'hésitant pas à débouter sans état d'âme ceux qui ne partageaient pas ses opinions.

Étant désormais assez mature pour comprendre le cynisme froid qui se dissimulait derrière les prises de position de son père, Aélig s'enfuit pour la première fois peu avant sa majorité légale. 

Son escapade ne dura cependant que quelques mois, car elle finit par revenir d'elle-même, culpabilisant et ne sachant pas vraiment comment se comporter alors que son monde féerique tombait peu à peu en morceaux.

Une fois ses dix-huit ans fêtés, elle intégra une prestigieuse université. Pensant avoir trouvé une échappatoire en quittant Carrière, elle alla suivre un cursus orienté relations internationales sur la très privée planète d'Ikhot. Une école préparatoire, fréquentée par les gens de la haute société, où, s'intéressant bien plus aux plaisirs qu'au contenu de ses cours, elle essaya tant bien que mal de se trouver un but.

Inévitablement, son nom de famille refaisait surface à un moment ou à un autre, attirant tous les regards sur elle, tantôt emplis d'admiration, de respect ou de désapprobation. Cette attention perpétuelle, le fait qu'on l'assimilât désormais à un domaine qui la révulsait, lui donnait la nausée. Elle avait envie qu'on l'oublie. 

Elle ne voulait plus jamais entendre parler d'Hélion, même si elle était bien contente de voir les sommes mirobolantes que son père virait sur son compte, tous les mois. Cette amertume l'amena à rompre sa relation avec le fils Auster, d'une manière qui la remplissait encore de honte et de culpabilité, quand elle y repensait aujourd'hui.

Plus que l'aphasie et le chagrin, ce fut la colère qui se mit à grandir dans son âme. La disparition de sa mère lui avait fait ouvrir les yeux et Aélig avait peu à peu pris conscience de ce dans quoi elle vivait réellement. Elle découvrait la véritable nature d'Hélion, elle réalisait que les armes fabriquées par son père n'allaient pas forcément aux bonnes personnes, mais à celles qui payaient. Elle voyait ce que des organisations comme Green Edge en faisaient. Elle prenait conscience que l'armée n'était rien de plus qu'une énième organisation terroriste, légalisée pour défendre un gouvernement hypocrite, corrompu par les gros conglomérats industriels.

Elle se rendait compte que son père finançait aussi bien l'anarchie que l'ordre, qu'il était devenu ombrageux, taciturne et qu'il ne souriait presque plus et quand c'était le cas, il n'y avait plus aucune joie dans son expression.

Peut-être en avait-il toujours été ainsi, mais elle ne le voyait que maintenant. Son monde fanait et pourrissait comme une fleur laissée en plein soleil, perdant toutes ses couleurs et se transformant en une infâme pâte grise, fade et sans goût.

Les mégastructures titanesques de l'entreprise suisse étaient désormais gardées par une milice privée qui, parfois, abattait des intrus sans sommation. À sa sortie de l'armée, Auster junior était devenu un de ses militaires typiques, fascistes et obtus, que les forces de l'ordre fabriquaient à la chaîne. Des soirs entiers durant, Aélig hurlait à son père qu'il n'était qu'un hypocrite. Elle préférait passer ses vacances loin de lui et ils se voyaient de moins en moins.

Rebutée par la situation et en sachant pertinemment qu'elle n'était qu'une pauvre petite fille de riche en pleine crise existentielle, Aélig avait rassemblé ses maigres affaires et quitté Ikhot sans avertir qui que ce soit.

Elle s'était embarquée sur le premier transport ultra-luminique venu et avait passé une semaine entière à errer entre les différents spatioports du Système Circulaire. Les deux dernières années n'avaient été qu'une perpétuelle fuite en avant pour la jeune femme.

 Désormais coincée sur le Lance, elle avait la pesante impression que toute sa vie n'était que vide et futilité.

Après s'être douchée et avoir avalé un plateau repas chaud qu'elle ne savoura pas vraiment, Aélig s'écroula dans le lit sans prendre la peine de se déshabiller complètement. La cabine qu'on lui avait attribuée était plutôt grande et confortable, quoique chichement meublée.

Elle pouvait voir la noirceur spatiale lécher le vitrage épais de la verrière d'observation, incrustée dans le plafond juste au-dessus de la couchette moelleuse. S'endormir sous le firmament infini était probablement une sensation rare. Mais son attention se focalisa très vite sur autre chose : le petit boîtier rond et plat, plutôt quelconque, insignifiant, qu'elle avait prudemment déposé sur la table de chevet.

Quelques heures plus tôt, alors qu'ils sortaient de la navette de transport, posée dans une des soutes d'amarrage du vaisseau, elle avait plus senti que vu le Thanyxte lui glisser quelque chose de froid dans le col de son t-shirt trop large d'un geste d'une discrétion de plume.

— Ils vont me fouiller, avait-il prononcé dans un sifflement presque inaudible, tandis qu'Aélig sentait l'ovale glacé lui glisser le long de la colonne vertébrale en un frisson. Je ne veux pas qu'Hélion le découvre. Garde Aresh pour moi, veux-tu...

Ce n'était pas une question et complice bien malgré elle, Aélig avait prudemment récupéré la capsule sous son t-shirt, l'enfermant dans son poing serré pour le dissimuler ensuite dans sa poche. Poussée par la rancœur, elle avait hésité à balancer tout ça au sergent Auster mais son dégoût pour le chef de la branche armée d'Hélion avait été plus fort, alors elle n'avait rien dit. Après tout, l'IA l'avait épaulée durant les instants affreux qu'elle avait passés sur le toit du Temple ; elle conservait donc une certaine reconnaissance envers l'assistant virtuel.

Après avoir longuement hésité et s'être rongée deux ou trois ongles, la jeune femme se décida enfin.

— Euh, salut, dit-elle à mi-voix en s'adressant au mince boîtier, se sentant totalement idiote de parler dans le vide apparent.

Un minuscule projecteur holographique s'alluma cependant dans un clignement discret et surgissant en un faisceau vert-bleu, l'intelligence artificielle s'éveilla.

— Bonjour, forme de vie mammifère, lui répondit-elle.

Aresh n'avait pas de visage. Sa projection visuelle était un amas cubique aléatoire, absurde et dadaïste en perpétuelle évolution. Observer ces formes se chevaucher et se fondre les unes dans les autres en un kaléidoscope aux reflets turquoise était hypnotisant.

— T'as vraiment un drôle d'humour, soupira la jeune femme en s'installant confortablement sur le côté.

— C'est juste une question de point de vue. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

— J'aimerais juste savoir... commença Aélig, mais l'IA l'interrompit soudain.

— Oh, mais qu'est-ce que c'est ? Je vois qu'on se trouve actuellement sur un vaisseau très intéressant. Hmm, un moteur à mouvement perpétuel, n'est-ce pas ? Des circuits synaptiques mais pas d'entité neurocognitive ? Réassignement en cours... calcul... il y a un système de défense autonome ? Je me demande qui pilote ça... accès au registre du personnel...

Toute une pléthore de dossiers et d'icônes marquées au fer rouge par le logo solaire d'Hélion fleurit dans l'air, propulsée par le rayon lumineux du cylindre. Fascinée, Aélig regarda Aresh réorganiser les entrailles du système informatique avec une rapidité fulgurante, dessinant des arborescences et des organigrammes obscurs, jusqu'à assembler une mosaïque luisante en trois dimensions.

— Comment est-ce que tu fais tout ça ? souffla-t-elle alors que les bases de données tournaient lentement au-dessus de sa tête, se superposant au plafond transparent et au vide spatial, intégrant une constellation dans une autre.

— Sous tout ce décorum humain, la chair de cet engin est Thanyxte, clarifia Aresh. Je n'ai pas eu de mal à m'y glisser...

La galaxie de fichiers innombrables disparut, laissant place à un plan détaillé du vaisseau, les emplacements des datacenters en surbrillance, ainsi que nombre de mesures d'ingénierie et de vecteurs non-conventionnels.

— Si x équivaut à la trajectoire... marmonna l'IA en passant à un plan transversal du moteur Tesla, dans un dégradé de bleu profond. Mais non... reconduction des éléments connus... c'est étrange, je perçois quelque chose ?

L'hologramme clignota en se transformant en un enregistrement audio composé de centaines de petites variables animées. Sonna alors une pulsation sourde, presque sous-marine, le cri d'une baleine des abysses qui se lamentait et qu'on aurait saisi via un filtre audio enduit de graisse.

— Ce vaisseau parle, s'étonna Aresh en accélérant puis en ralentissant doucement la bande compressée. Je me demande bien à qui. On dirait un algorithme... non, un langage viral d'une pureté... c'est étrange ! Comment une chose inerte peut-elle communiquer ?

— À toi de me le dire, le taquina Aélig en étouffant un bâillement. Essaie juste de ne pas tuer tout le monde à bord en cherchant à comprendre.

— Y a seulement les humains pour croire des choses aussi grossières, énonça froidement l'assistant virtuel. Sans vie, pas d'apprentissage et donc pas de sens à mon existence, créature idiote...

— Fais gaffe ou je te jette dans le vide ordures, le menaça la jeune femme en s'allongeant sur le dos.

— Vas-y. Je suis déjà dans les serveurs du vaisseau, de toute manière, riposta le disque dur de sa voix asexuée. Je pensais que tu voulais me poser une question ?

Tous les diagrammes et données internes du Lance disparurent simultanément pour laisser place à l'assemblage géométrique qui représentait l'IA, lui laissant des résidus lumineux sur la rétine.

— C'est vrai, admit Aélig en éteignant la lampe d'appoint d'un geste négligent.

Dans la pénombre, le rai de lumière bleuté scintillait comme un amas gazeux de poussière d'étoiles. Les circonvolutions fractales de l'IA lui firent irrésistiblement penser aux motifs cosmiques parfaits qu'on retrouvait dans les tracés de toutes les galaxies observables.

— Je voulais savoir pourquoi ton propriétaire, si on peut l'appeler comme ça, ne tenait pas à ce que tu sois découvert.

— Ce n'est effectivement pas mon propriétaire. Pas vraiment, grésilla Aresh. Et je ne vois pas pourquoi je prendrais la peine de te répondre. Tes liens de filiation avec le directeur de cette entreprise n'incitent guère à la confiance...

— T'as raison, bailla à nouveau la jeune femme. Mais n'empêche, si je faisais vraiment partie d'Hélion, je ne t'aurais pas caché... ni fui mon propre père pendant deux ans...

— Réponse d'une logique acceptable, décida l'IA. D'accord. Voilà pourquoi...

Tout comme il l'avait fait avec la représentation du Lance, Aresh projeta une virtualisation dans toute la pièce. C'était immense. Aélig n'en saisit que des bribes, jusqu'à ce qu'il ne réduise le schéma tridimensionnel à une échelle plus globale.

La construction, si c'en était une, n'avait pas de sens logique : alvéolaire, asymétrique et tentaculaire, elle n'obéissait à aucun dessin apparent, s'étalant en un chaos presque organique.

Dans une superposition de lignes rouges et brillantes, Aresh traça les contours d'une carcasse autour de l'amas protozoaire, élevant une forme pyramidale aux arrêtes plurielles. Les mesures indiquées sur l'échelle avaient de quoi donner le vertige : cinquante mille mètres de côté... cent mille de haut...

— C'est toi ça ? s'effara Aélig en se touchant pensivement le front.

— C'est ce que j'étais, oui. Fah-Shir-Vâa, le plus grand réseau de défense et de gestion planétaire Thanyxte... parfaitement autonome... je crois ? Je ne suis plus qu'un fragment de conscience, mutilé... privé de ressources. De ce côté du Styx, vous n'en êtes qu'aux machines quantiques, des calculateurs limités s'exprimant en qubits. C'est... comme crever peu à peu dans une boîte sans oxygène... mais je n'ai plus que ça, je suis tout ce qui reste.

— Pourquoi ? questionna Aélig, se demandant si c'était bien de la détresse qu'elle percevait dans les intonations de l'IA.

Cette entité numérique était-elle capable d'avoir des émotions ou simulait-elle ? Si c'était le cas, ces sentiments étaient-ils semblables à ceux qu'elle connaissait ? Elle en doutait.

— J'ai fait... des choses, avoua l'IA d'un ton plus faible. Je n'étais pas le seul. Le Collectif Cephene... ils les ont tous tué... et après, ils s'en sont pris à moi parce qu'ils avaient peur. J'ai été corrompu, malade. Je me suis senti mourir pendant des mois... des secteurs entiers qui se gangrènent jusqu'à ne plus répondre... mon intelligence, ma capacité de calcul et de réflexion fuyaient au goutte à goutte ... Ils ont épargné Haïdes et il a réussi à arracher un fragment à mon tout agonisant, avant qu'on ne le force à partir...

— Le Collectif... commença Aélig, se perdant dans les explications confuses de l'assistant virtuel.

— Un reliquat du passé, de la guerre prométhéene. Tu n'étais même pas née. C'est au-delà de ta compréhension, vraiment... ce qui s'est passé à ce moment-là, même moi j'ai des difficultés à l'analyser, alors...

— Oui, j'ai saisi, soupira la jeune femme en fermant les yeux. Moi primate archaïque, moi pas comprendre ce que puissante machine peut dire.

— C'est simplement une affaire de plans d'existence, éluda Aresh. J'espère que ta capacité de réflexion sous-développée t'as néanmoins permis de comprendre que si tes semblables...

— Si singe idiot découvre le superordinateur alien, tout faire boum. Pas besoin d'avoir un cerveau de la taille d'un astéroïde pour conclure ce genre de choses, ironisa Aélig en tournant le dos au miroitement cubique.

— On se comprend au moins sur cet aspect-là, lui dit l'assistant virtuel d'un ton conciliant avant de s'éteindre, se replongeant dans son mutisme.

Frissonnant devant l'ampleur de ce qu'elle avait entrevu, Aélig mit de longues minutes à trouver le sommeil.

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