CHAPITRE 8 : Celui qui observe


Lorsque était survenue la chute, il était tombé comme les autres, dans une traînée de neutrinos stériles.

La descente avait duré des millions de milliers de parallaxes-secondes, une éternité durant laquelle il s'était senti défaillir, se décomposant dans le vide qui l'entourait, malade en phase terminale parmi les étoiles binaires indifférentes. 

Incapable de contrôler sa trajectoire, il avait déchiré les amas gazeux, les nébuleuses et les ceintures d'astéroïdes pendant les siècles qu'il avait passé à la dérive, avant d'être attiré par le champ gravitationnel d'une planète qu'aucun de son espèce ne connaissait.

Il s'était écrasé dans l'eau. 

Sa masse énorme, incalculable, s'enfonça profondément, passant de l'espace à l'abysse océanique en provoquant un raz de marée cataclysmique, qui transforma irrémédiablement le paysage et le climat de sa nouvelle terre d'accueil.

Muet, oscillant au seuil de l'inconscience, il s'était enfoui plus loin encore dans la tourbe élémentaire, creusant dans la vase puis dans la roche, son corps refroidi et immense suppliant qu'on lui donne un peu de vie et de chaleur.

Mètre par mètre, vrillant la croûte sous-marine à la recherche de la moindre faille, il avait rampé sur plusieurs centaines de kilomètres.

La convection qui brûlait au centre lui fournit à peine de quoi survivre.

Le nickel, le fer et le silicium qu'il réussit à drainer dans le manteau de la tellurique lui permirent d'initier une phase de veille partielle ; il ne conserva que les processus les plus vitaux, se séparant parfois de pans entiers de son propre être, s'amputant volontairement en luttant contre la folie. 

Certains de ses algorithmes essentiels pâtirent sévèrement de ce sevrage forcé, diminuant ses capacités titanesques et il lui arriva de passer plusieurs longs mois à délirer et à gémir – mais personne ne l'entendit car il ne pouvait parler.

Bien avant de devenir le ver de terre qu'il était désormais, il avait un nom, mais il n'en était plus digne, si bien qu'il décida de s'en choisir un autre.

Entouré de roche chaude et de métaux bruts, muet, il s'appela donc Silence-Abîme-Silice, en oubliant presque le but premier de son existence.

Les cycles passèrent et il les sentit s'imprimer dans les convulsions des plaques tectoniques, bien au-dessus de lui. 

Minutieux, d'une patience infinie, il s'acharna à reconstituer quelques fragments de ses anciennes capacités.

Il parvint à détecter la race archaïque qui grouillait à la surface.

Ils étaient si différents de lui qu'il les prit d'abord pour des interférences.

Minuscules, égotiques et insignifiants, ils n'étaient pas doués de Parole : les sons qu'ils émettaient à l'aide de leurs cordes vocales, tuyaux de chair baveuse, n'avaient aucun sens pour lui, incompréhensibles et gutturaux.

Ils ne maîtrisaient pas la Langue, alors Silence-Abîme-Silice dût apprendre la leur, brûlant et grillant des circuits de plusieurs milliers de mètres, écorchant des tonnes de compresseurs encore valides dans l'effort.

Après des mois d'essais infructueux, il réussit à dire :

PROFONDEUR ABYSSALE CLAUSE INCOMPRÉHENSIBLE INTELLIGENCE AGONISANTE EFFONDREMENT PROTOCOLE COMMUNICATION DÉFAILLANT DÉCIMATION ÉNERGIE INSUFFISANTE ENTRÉE ERRONÉE ENFONCÉ DANS LA ROCHE ENTERRÉ VIVANT URGENCE RÉPARATIONS RECOMMANDÉES LA SYNTHÈSE NE FONCTIONNE PLUS

Ainsi naquit le mythe de l'ancien dieu Nazarah.

Sa première tentative de conversion sur l'une des créatures stupides qui répondit à son message fut pitoyable, mais néanmoins suffisante pour débuter son œuvre. 

Réaligner les esprits simples, quasiment binaires, de ces êtres organiques, sur sa propre Parole ne lui aurait pas posé de problèmes s'il avait conservé son influence d'antan ; mais, privé d'hydrocarbures et d'énergie osmotique, il dut procéder avec lenteur, tâtonnant leur patrimoine génétique pour trouver la meilleure combinaison qui leur permettrait d'accepter la Langue sans trop de dommages.

Les échecs s'accumulèrent en même temps que les corps morts.

Silence-Abîme-Silice digérait la moindre de leurs molécules étranges ; en cette ère de disette, la moindre ressource, aussi pauvre soit-elle, était indigne de gaspillage.

Loin était le temps où il s'abreuvait de lunes entières.

Il dévora des milliers de cadavres et le reste des vivants se mit au labeur en attendant qu'il ne trouve une Voix.

Celle-ci vint de l'ennemi.

Elle le rejoignit d'elle-même, répondant à l'appel venu du gouffre. Étrange corps à l'esprit corrompu par le deuxième. 

Celui-ci avait chuté, lui aussi, et était devenu un mur. Y toucher était interdit, mais Silence-Abîme-Silice n'avait pas le choix, alors il brisa l'ultime tabou et prit pour Voix une engeance de la Structure.

L'assimiler lui coûta de grands pans de calculs en architecture parallèle, car le code de la Structure échappait à la causalité telle qu'il se la représentait ; la transformer revenait à se blesser et à se mutiler lui-même.

Il y parvint néanmoins, bouleversant sa nature profonde en guise de sacrifice.

Son dispositif de méta-communication architecturale externe fut le pinacle de sa résurrection.

 Il l'appela Servcentra Setesh.

Maintenant qu'il avait retrouvé la Parole, il pouvait ordonner aux animaux asservis de le réparer, de colmater ses nombreuses fuites, de souder ce qui avait besoin de l'être pour qu'il ne s'effondre pas sur lui-même.

Pour cela, il avait besoin de ressources.

Il n'avait plus les forces de fabriquer lui-même les composants, et les matières premières à sa portée ne lui convenaient que peu, car elles exigeaient une refonte importante qui brûlait beaucoup trop d'énergie cinétique.

Il était bloqué. 

Tout ce qu'il était encore capable de faire, c'était de recycler les petits moucherons mammifères qui peuplaient la planète, les améliorant pour les conformer à l'image qu'il se faisait de la forme parfaite. Mais la quintessence était inatteignable, car il était trop faible, alors ce qu'il créait était honteux, d'une laideur difforme à cause des flux circulatoires perturbés à l'intérieur de ses convertisseurs de masse atomique ; ses nanites en bandeaux formaient des amas glaireux au lieu de s'imprimer correctement ; des erreurs critiques saturaient ses processeurs en multicouche quantique ; l'excavation des mémoires-tampons balbutiait, mais ce qu'il pondait fonctionnait plus ou moins, et c'était tout ce qui comptait dans l'immédiat.

Lorsque vint la 2 597 401e rotation de la planète, Silence-Abîme-Silice était enfin prêt à envoyer les animaux bipèdes à l'extérieur.

Cela ne se déroula pas du tout comme il l'avait prédit. 

Il manquait cruellement d'informations sur le monde sauvage dans lequel il avait atterri : il n'était pas d'ici, pas même de cette galaxie et les siens ne s'étaient jamais réellement intéressés à la vie éphémère qui peuplait certaines surfaces ; leur cycle d'existence était court, sans importance, ils ne feraient jamais rien de marquant à l'échelle démesurée du cosmos et le chemin qu'il leur restait à parcourir avant d'accéder à la Parole était infiniment long.

Les abominations pitoyables dont il avait accouché dans la douleur furent vaincues sans vraiment de peine.

Bien que muette, la Structure était indirectement intervenue par le biais de sa progéniture au sang figé.

La planète qui servait d'abri à Silence-Abîme-Silice se prit un véritable déluge chimique, destiné à empoisonner le sol et l'atmosphère afin d'en effacer toute trace de vie.

On bombarda également la croûte supérieure avec des dispositifs de dispersion radiologique de facture supérieure. 

Les explosions envoyèrent plusieurs millions de tonnes de poussière sub-micrométrique dans la stratosphère, formant un couvercle opaque qui mettrait des centaines d'années à retomber.

La couche d'ozone disparut en même temps que la vie végétale ; c'est cette dernière qu'il regretta le plus, car il aimait la sentir croître au ralenti, effleurant parfois ses racines pour s'assurer que l'échange des minéraux s'y déroulait correctement.

Silence-Abîme-Silice n'avait cure de la mort de la planète : ni lui ni les créatures qu'il avait converties n'avaient besoin de respirer et le gel nourricier qu'il exhalait en quantité fabuleuses suffisait à les maintenir en vie. 

L'hiver radioactif qui s'était abattu sur la tellurique avait formé un abri inespéré : personne n'oserait s'approcher trop près de ce désert de cendres et de débris. 

Il s'était nourri des déchets irradiés pour en tirer le maximum, mais cela avait fait fondre plusieurs de ses unités centrales de traitement, brouillant des registres et déréglant des instructions, et par peur de tomber encore plus malade, il cessa de le faire.

Assez d'entités primitives survécurent pour qu'il puisse continuer les réparations. 

Il leur avait donné le voyage interstellaire, ajoutant ses connaissances aux carcasses vétustes qu'ils avaient réussi à récupérer. 

Trop pris par ses propres défaillances, il ne pouvait pas encore en créer lui-même.

Mais tout était en train de changer.

Les bobines magnétiques, les accumulateurs en spirale gorgés d'électricité statique que lui avait amené la Voix, oh ! Ils étaient merveilleux, malgré leur simplicité. Ils avaient trouvé leur place en lui et il avait pu réactiver des secteurs entiers de son être, se gargarisant de cette nouvelle source d'énergie comme le ferait un assoiffé. 

Silence-Abîme-Silice, qui utilisait principalement l'enthalpie thermodynamique dans la plupart de ses processus, n'était pas vraiment familier avec les champs d'induction électrique, même s'il en connaissait les lois physiques ; ce n'était pas grave, car ses nodules semi-conscients consacrés à l'heuristique se chargèrent d'apprendre.

Combiné au gel structurel, l'électro-magnétisme lui permit de moins souffrir et de s'exprimer plus clairement.

Quand la Voix se présenta devant lui, ou plutôt devant un de ses pans, il l'accueillit comme si elle était une partie de lui-même. 

Elle était sa plate-forme mobile de communication, la mince ouverture qu'il avait taillée pour regarder l'extérieur depuis ses cavernes de silice.

Debout devant la paroi de son maître qui se mêlait inextricablement à la roche, elle se tenait au bord de la fosse. Ici, la grotte était assez haute pour que le plafond se perde dans les ténèbres où régnait l'humidité et le silence.

La Voix étant un protocole physique semi-autonome, Silence-Abîme-Silice devait l'intégrer afin de saisir tout ce qu'elle avait vu : la Parole de la Voix était incomplète, comme c'était toujours le cas quand on codait la Langue sur un corps organique.

« Duplication », transmit Setesh. « Analyse terminale. En attente de requête ».

« Période d'estivation complétée à soixante-deux virgule quatre non cinq oui pourcents. Effondrement évité dans le secteur asservi 2ONNICLS001 », répondit-il. « Échec critique de l'exécution de réactivation malgré la maturation, réinitialisation en vigueur depuis cycle 4872 ».

« Annuler », dit la Voix. « La traversée est impossible ».

« Ressources insuffisantes », confirma Silence-Abîme-Silice. « Annihilation systémique peu importante face au développement général. La vie doit être préservée. Critères permissifs abolis en précaution tactique. En attente de paramètres supplémentaires ».

« Le complexe ancien requiert des améliorations méga-structurelles impératives », affirma Setesh. « La conversion est impossible sans les matrices biométriques ».

« Données insuffisantes pour une prise de décision correcte », énonça Silence-Abîme-Silice. 

La Voix lui transmit alors une projection bi-dimensionnelle d'un corps astral solide, vert, bleu et blanc.

« Approche directe », suggéra-t-elle. « Prise de contrôle conventionnelle. Population peu nombreuse, ressources avancées : mécanisation importante de la civilisation. Selon les observations non-invasives, il s'agit d'un stade de développement de Type I en période transitoire vers le Type II ».

« Impossible. Incorrect. Environ 3215 cycles sont nécessaires pour atteindre le taux d'accroissement de Type II. Aucune sphère astrale a récolte de rayonnement n'a été détectée. Leur robotsphère n'est pas assez importante pour être visible via les fuites astrotechniques ».

« L'exergie disponible représente 0,0012 % d'un quasar », ajouta la Voix. « Si nous prenons cependant en compte la masse technologique totale sur le système colonisé ».

« Rétablissement des fonctions primordiales nécessaires. La vie doit être préservée et maintenue », conclut Silence-Abîme-Silice.

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