CHAPITRE 7 : Mille heures
Ils débouchèrent sur une corniche évasée. L'air demeurait lourd. Une nuit équatoriale stagnait à l'extérieur, charriant nuages boursouflés et brouillard collant dont les lambeaux s'accrochaient aux environs. Cela sentait la terre riche et la végétation épanouie. Ce qui les avait régurgités était un flanc de montagne taillé en terrassements. Des contreforts monolithiques s'élançaient dans le vide, disparaissant dans l'abîme. Aélig inspira.
Revoir l'éclat des étoiles, même parcellaire, l'emplit d'une certaine sérénité. Elle essaya de ne pas prêter attention à la paroi noire derrière elle, en vain : celle-ci s'étendait sur des centaines de mètres à gauche et à droite, verticale et horizontale à l'infini, comme une muraille de Chine cauchemardesque.
— En tombant, il devint un mur, récita Aresh, qui avait également levé la tête.
Une écoutille de la taille d'une maison s'ouvrit à quelques centaines de mètres d'eux, déversant un torrent d'eau et de déchets méconnaissables. Le vacarme du jet sous pression couvrit le reste durant un long instant.
La cascade tarit enfin, mais l'écoutille bailla dans le vide une minute supplémentaire avant de se refermer, faisant trembler la roche aux alentours.
— J'adore cet endroit, dit Aélig.
Étouffant un rire nerveux, elle hoqueta.
— Tout va bien ? s'enquit Aresh avec indifférence.
— Non.
Elle se ressaisit. Ce n'était pas le moment de craquer. Une brûlure en dessous de sa gorge lui arracha un cri et elle plaqua ses mains dessus par réflexe. Fichée entre ses os, la pétale lui parut glacée.
— Ce n'est rien, dit Aresh. Concentre-toi et tu verras.
Mais Aélig ne voyait rien, mis à part un tracé vaporeux à peine perceptible à sa droite. C'étaient des pointillés plus qu'une ligne. Était-ce la fameuse carte dont lui avait parlé Aresh alors qu'ils étaient encore dans le siphon rouge ?
— Il est défaillant, ton GPS, dit-elle en serrant les dents.
— Il faut juste t'y habituer. J'ignore si c'est adapté à tes spécificités, pour être honnête.
— À savoir ?
— Pour commencer, tu n'es pas Thanyxte.
— Sans déconner, cracha-t-elle.
Et puis :
— Désolée. C'est juste que...
— C'est rien. T'es sur les nerfs, répondit Aresh, paisible.
Un doux euphémisme, mais Aélig ravala la réplique cinglante qui lui démangeait la bouche. Elle inspira une bouffée de cette nuit saturée d'humidité. Au loin se dessinaient les vagues contours d'autres mégastructures, parfois faiblement illuminées.
Une sorte de passerelle, taillée à même la matière sombre, se perdait dans les ténèbres tout le long de la paroi. Les pointilles scintillant dans son champ visuel prenaient eux aussi cette direction. Elle hésita à suivre Aresh. Le chemin était étroit, dépourvu de garde-corps, alors elle se colla au mur. Son regard fut irrémédiablement attiré par le vide tout proche. Le sol était trop loin pour être aperçu.
— À quelle hauteur sommes-nous ? lança-t-elle à son compagnon.
— Huit cent quarante-deux mètres.
— Pourquoi j'ai demandé ? gémit Aélig.
— N'y pense pas et avance.
Son parcours fut pénible. Le sentier rectiligne était étroit, lui laissant une mince marge manœuvre.
Ne trébuche pas, se répétait-elle.
Le calvaire fut cependant de courte durée, car elle finit par poser pied sur une série de plateformes hexagonales plus larges. Imbriquées les unes dans les autres, elles montaient jusqu'à une terrasse irrégulière. Elle y grimpa, soulagée de mettre plusieurs brasses entre elle et les abysses nocturnes. Aresh avait dit huit cent quarante-deux mètres. À quel point cette chose était-elle immense ?
Des blocs jonchaient le terrassement, formant des accumulations disparates, à l'instar d'un jeu de cubes géant et abandonné.
Un bassin évasé s'enfonçait dans la paroi d'en face, creusant un tunnel aux arêtes asymétriques. La trouée était remplie à ras-bord d'un liquide, et Aélig se figea.
— Ce n'est que de l'eau, commenta Aresh.
Elle ne bougea pas pour autant. La contournant, il alla s'asseoir à même le sol. Ainsi pliée, sa silhouette évoquait une sculpture ancestrale, érigée dans le même marbre sombre que son environnement. Elle n'osa pas lui demander la raison de leur arrêt. Sortant enfin de son immobilité, elle fit le tour de l'empilement géométrique le plus proche. Sa curiosité resta insatisfaite.
À l'autre bout de la plateforme, une seconde superposition de marches disparaissait derrière un angle acéré. Elle espérait qu'ils allaient poursuivre par-là, et non emprunter le tunnel inondé.
Un bruit spongieux venant du bassin la fit sursauter. Rampant dans les entrailles de la percée, quelque chose venait vers eux. Aresh n'esquissa nul geste. Un gargouillement chuinta de l'ouverture.
— C'est un compilateur, dit Aresh avec calme.
— C'est quoi, un compilateur ? siffla-t-elle en reculant. Pourquoi...
Elle se tût, car ce dernier se tractait désormais hors du tunnel. Cela ressemblait à une étoile de mer tenant une sphère piquée de rouge entre ses bras. Plusieurs injecteurs, remplis d'un liquide opaque, étaient fichés dans son corps synthétique, tout en plaques fibreuses et gaines élastiques. Le trou inondé était son nid, réalisa Aélig. L'anémone mécanique darda son œil rougeâtre au-dessus du bassin. Elle se cramponnait aux parois à l'aide de pseudopodes pourvus de ventouses. Un babil grésillant se fit entendre. Aélig recula encore.
Le compilateur balaya les alentours de son affreuse tête, s'arrêtant sur elle. Le babil se transforma en vagissement d'alarme.
Se redressant, le monstre cylindrique fit tournoyer sa corolle dans un glissement de servomoteurs invisibles.
— Dégage ! se mit à hurler Aélig.
La chose lui répondit en une série de syllabes inconnues, interférences et non des mots véritables. Aresh se mit enfin debout. Le compilateur en forme de ver marin poursuivit ses cris électroniques sur une note plus stridente. Puis il regagna le tunnel, serpentant en arrière et sifflant furieusement. Il disparut dans un éclat rouge.
— J'aime vraiment cet endroit, murmura Aélig en se laissant tomber sur le carré de pierre le plus proche.
Elle eut de nouveau envie de pleurer. La tête toujours tournée vers l'excavation, Aresh garda le silence.
— Il est enfoui très profondément à l'intérieur, commenta-t-il en revenant vers elle. Je ne sais pas ce qu'il veut.
Il s'assit non loin d'elle, les épaules voûtées et se mit à psalmodier d'un ton monocorde :
— Extraction du point de données alpha slash quatre slash six, lancement de la séquence gamma point deux, activation de la traction magnétique selon le schéma quatre-vingt-dix-sept point psi, priorité bêta...
Secouant sa tête dépourvue d'yeux, il se reprit :
— Et c'est ainsi depuis le début... lancement de la sous-routine additionnelle... depuis le creuset. Cela ne s'arrête pas. Des heures et des heures d'instructions aléatoires. Cela ne réagit à aucune de mes tentatives de contact. Ça s'est enfoui trop profond, et ça n'a pas parlé depuis trop longtemps. Ça brûle, ça construit et ça évacue, c'est tout. Une machine sénile.
Aélig se passa les mains sur le visage. Elle avait cru – espéré, même – qu'Aresh pourrait les guider dans cet enfer, mais il s'avérait qu'il était pratiquement aussi perdu qu'elle.
— Soixante-dix mille ans de silence, acheva-t-il. Cela expliquerait le fait que je n'aie accès qu'à la configuration des lieux.
— C'est déjà ça, répondit Aélig. Essayons d'être optimistes. Je voudrais juste... partir loin d'ici.
Aresh leva sa face aveugle vers elle, lui adressa un scintillement bref de l'icône triangulaire gravée sur son front.
— Je crains que cela soit impossible. Mes estimations indiquent que la mégastructure s'étend sur quarante-six millions de kilomètres de diamètre.
— Quarante-six millions de... répéta-t-elle, digérant l'information. Si je comprends bien, ce gros truc stupide est de la taille d'une planète ?
— C'est la planète, plus exactement, précisa Aresh. Il reste des traces de minéraux naturels dans la matière, alors je suppose que c'est une sorte de... de technoformation. Une conversion de masse totale, ou presque. Dans les anciens mythes Thanyxtes, elle portait le nom de Thelxinoe et se serait effondrée sur elle-même il y a des siècles.
— Jamais entendu parler de ça, soupira Aélig.
— C'est normal. Ils gardent jalousement leurs histoires. Et celle de Thelxinoe est tombée dans l'oubli depuis longtemps, alors...
Il fit un geste signifiant son désarroi.
— Je suis désolé. Je ne sais pas ce que cette chose veut de nous.
— Mais elle est comme Nazarah, non ? Cette usine démente...
Sa voix se brisa quelque peu. Elle ne voulait pas y repenser, même si ses souvenirs étaient flous. Elle était morte, là-bas, elle le savait.
— ... sur Kappa-Centauri, poursuivit-elle. Et toi, tu ressembles à ce Substitut qui a...
— Le Serveur Central Setesh ? la coupa-t-il.
— Oui. Mais t'as l'air... moins abîmé. Ils l'appelaient la Voix, je m'en souviens. C'est ce que t'es devenu, on dirait... cette structure, Zhu...
— Zhul'Umbra.
— Oui voilà. Zhul'Umbra. Elle est comme celle de Kappa Centauri. Elle pue comme elle.
— L'architecture est semblable, c'est vrai, mais l'essence est différente, répondit Aresh, hésitant de toute évidence sur ses mots. Naz'arah était... distordu, malade. Corrompu par la folie. Je n'ai pas l'impression que ce soit le cas ici.
Se disant, il toucha le sol de sa large paume, illuminant la surface d'une savante rosace verdâtre. Aélig fixa le motif éphémère, pensive.
— Ils sont donc deux, murmura-t-elle. Comment l'univers arrive-t-il à tolérer deux abominations de ce genre ?
— Je l'ignore. Si seulement... si seulement je comprenais mieux les instructions...
Tapotant la dalle la plus proche, il l'obligea à livrer une vision des environs. Des tunnels, des chambres, bardés de cuves, de chaînes d'assemblage automatisées et de salles incompréhensibles. Des siphons géothermiques. Des conduites d'évacuation, des turbines et des pipelines. Un fatras de technologie antique inextricable. En contemplant cette bouillie illisible singeant un plan holographique, Aélig songea aux ordres qu'entendait son compagnon.
Elle se demanda à quoi pouvait bien ressembler la voix de ces lieux. Elle l'imagina caverneuse et toxique, froide comme une lumière de néon, tranchante comme le morceau d'acier planté dans sa colonne vertébrale, délivrant des commandes sans aucun sens en continu.
— Ce secteur a été colonisé, dit soudain Aresh. Voilà pourquoi on nous envoie dans cette direction.
Il indiqua un mince halo orangé, miroitant au bout du labyrinthe local. Aélig comprit qu'ils allaient devoir s'enfoncer à l'intérieur de la mégastructure une fois de plus.
— Ce n'est qu'à mille trois cent quarante heures d'ici, commenta-t-il. Nous sommes tout près.
Cela représentait plus d'un mois et demi de marche, mais Aélig ne dit rien. Le temps passait étrangement ici, elle l'avait déjà remarqué – à moins que ce fusse sa perception de celui-ci qui était devenue différente. Elle ignorait combien d'heures, de jours ou de mois s'étaient écoulés depuis son réveil dans le hangar plein d'eau. Cela n'avait pas d'importance. Elle se demandait cependant qui avait jugé les lieux habitables.
Elle posa la question à Aresh alors qu'ils quittaient le terrassement pour emprunter les plateformes menant plus haut.
— Pas des ennemis, se contenta-t-il de répondre.
Inconsciemment, Aélig effleura le petit boîtier incrusté entre ses clavicules. Elle eut l'impression qu'il pulsait comme un cœur miniature. C'était une sensation rassurante.
Leur ascension les mena à une espèce de mesa. À cette hauteur, la brise se transformait en vent plus soutenu, brassant un air plus rare et piquant – un air de haute montagne. Les nuages brumeux glissaient contre les promontoires environnants. Des chapelets de nodules lumineux délimitaient les bords de cette piste nue, faisant écho aux grappes d'étoiles dans le ciel désormais dégagé de toute pollution visuelle.
La mégastructure se prolongeait ici en d'immenses tours sans entrée apparente, bardées de bosquets d'antennes et de générateurs clignotants. Des bobines de la taille d'un tronc d'arbre bourdonnaient faiblement, envoyant elle ne savait quelle impulsion au sommet de ces cheminées titanesques. Ils longèrent la plaine industrielle sur des kilomètres. Les tours et les constructions géodésiques se succédaient en une répétition obsédante. Parfois, les rafales de vent devenaient si intenses qu'Aélig peinait à marcher droit, et ils cherchaient alors refuge aux pieds des colonnes colonisées par les capteurs.
— Ce n'est pas naturel, lui dit Aresh. Le vent forcit par cycles, toutes les quatre heures et trois minutes. Je pense que c'est pour refroidir les tours.
Ces ouragans miniatures cessaient au bout d'une dizaine de minutes, leur permettant de continuer leur progression.
Ils quittèrent la mesa pour une série de plateformes plus petites, parasitées par des fougères aussi hautes qu'Aresh. Aélig trouvait ce mélange de minéral et de végétal assez esthétique, si elle mettait de côté les excrétions électrotechniques pourrissant toute la structure.
Ses pensées s'embrumèrent. Un pied devant l'autre.
Elle foulait du marbre, puis de l'herbe, de l'humus, du sable, enfin. Elle traversa des ponts composés de tuyères débordant de mousse ignifugée, des ravins et des salles remplies de containeurs d'azote, à l'atmosphère aussi gelée que le cœur d'un glacier. Elle franchit des puits géothermiques résonnant de la pulsation d'une forge d'Héphaïstos cachée dans une gangue de lave durcie. Elle vit des machines en assembler d'autres dans une ronde incessante de processus automatiques. Elle assista à un ballet infernal de bras et de membres penchés sur un tapis roulant sans fin, s'agitant dans un fracas musical de pompes et de pistons. Aélig se surprit à compter les heures. Neuf cent dix-huit. Une farandole de batteries incrustée dans la paroi, désactivées. Neuf cent soixante-deux. Une pente formée par des tuyaux aussi mous que de la chair, dégoulinant de gel noir. Un boyau. Mille quatre-vingt-trois. Un bassin de la taille d'un stade de football, surplombé par une pyramide inversée, reliée au plafond par des poches distendues. Dans une pulsation, la masse envoyait un laser vert dans les profondeurs, sondant les eaux avec une régularité de métronome.
Mille trois cent quarante.
Une montée de marches vers une ouverture triangulaire, dans la nuit qui ne s'arrêtait jamais.
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