CHAPITRE 7 : La discorde


Sa cellule d'habitation se remplit du fracas métallique des portes qu'on ouvrait brutalement, puis du piétinement furieux de plusieurs paires de bottes militaires se répercutant en échos sinistres. 

Encore ensommeillée, Aélig se mit à hurler de terreur quand une poigne d'acier se referma sur son bras, l'arrachant du lit, et entraînant les couvertures emmêlées dans son sillage en un amas chaotique de tissu.

Quelqu'un beuglait tout près de là mais elle n'en saisit que des bribes. 

Un noir poisseux régnait dans la cabine et quand la lumière d'une lampe torche se fit enfin, elle trébucha et serait tombée si on ne l'avait pas rudement retenue ; la clarté qu'on lui braquait en pleine face la rendait aveugle, elle en avait mal à la rétine, comme si on venait d'y planter une paire de ciseaux.

— Où est-il ? l'apostropha un cri sec, alors qu'on la tirait en avant, lui serrant l'avant-bras à lui en faire des hématomes.

— Quoi, balbutia la jeune femme, luttant contre la panique.

Une silhouette en armure lui décocha un coup vicieux dans l'estomac et elle se plia en deux avant de vomir.

— Mais ça va pas la tête, s'exclama une deuxième voix, masculine elle aussi. Tu te crois au zoo, connard ?

— OÙ EST-IL, hurla une troisième personne, une femme cette fois-ci.

— On sait qu'il venait ici, on l'a vu sur les vidéos du poste de sécurité.

— Putain de milice, commenta quelqu'un qu'elle ne voyait pas.

Tremblant, s'essuyant la bouche d'une main incertaine, Aélig comprenait peu à peu ce qui se passait ici. 

Le CSW s'était introduit sur le Lance en douce au petit matin pour le fouiller. 

D'une manière ou d'une autre, ils avaient appris qu'Hélion cachait en son sein un homme qu'ils voulaient à tout prix récupérer.

— Vous n'avez pas le droit, s'écria-t-elle, sa peur se muant peu à peu en rage, amplifiée par la souffrance.

Tandis qu'un soldat en tenue complète la forçait à se remettre sur ses deux pieds, la jeune femme retrouva une vision plus ou moins claire, en partie à cause de la douleur intolérable qui lui sciait l'abdomen.

Les militaires étaient tous armés, parés à leur raid clandestin.

Au milieu de ces hommes au visage insaisissable à cause des casques tactiques, la face mate de la lieutenant-colonel Apkar se détachait avec la netteté d'une gravure à l'eau forte. 

Si aimable et polie la veille, elle affichait désormais une expression glaciale, de celles qu'arboraient les hypocrites quand ils montraient leur véritable nature au grand jour – fut-il artificiellement induit par un projecteur portable.

Elle dévisagea la fille de Lindstradt avec une moue oscillant entre la curiosité et le dégoût. 

Se rendant soudain compte qu'elle était en simple débardeur et petite culotte, scrutée sans vergogne par des regards invisibles, bien à l'abri de leurs visières de voyeurs, Aélig sentit la rougeur de la honte lui monter aux joues. 

Cette humiliation semblait beaucoup amuser Apkar.

— Je le demande une dernière fois : où est Cooper ? cracha cette dernière, ponctuant sa question d'un petit sourire supérieur.

Aélig se débattit en vain, n'arrivant pas à s'échapper de l'étreinte implacable qui lui emprisonnait le bras.

— Je n'en sais rien, répliqua-t-elle avec toute la rage dont elle était capable.

La militaire allait ajouter quelque chose d'un ton venimeux quand la radio d'un de ses hommes se mit à babiller si fortement dans son casque que tout le monde l'entendit clairement dans toute la pièce. 

Visiblement contrariée, Apkar se détourna de sa prisonnière aux cheveux défaits, apostrophant le soldat :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— L'équipe trois a trouvé l'animal, s'empressa de répondre son subordonné, nerveux. Il était près du bloc moteur. Ils ont réussi à le maîtriser...

— Étonnant, se félicita la lieutenant-colonel en mettant les mains sur les hanches.

Mais l'homme à la radio n'avait pas terminé :

— Ils sont en train de l'escorter vers la sortie et le raffut a rameuté du monde.

— La milice ? le coupa-t-elle.

— On a assommé ceux du poste de contrôle...

— Ce ne sont que des vigiles, ajouta un de ses collègues. Des agents de sécurité sous stéroïdes, rien de bien méchant.

Apkar balaya leurs justifications précipitées d'un geste agacé. 

La tension qui régnait dans la cabine aux meubles renversés monta d'un cran.

— On a plus rien à faire ici, décida la gradée.

Un court instant d'hésitation flotta dans les airs.

— Qu'est-ce qu'on fait d'elle ? demanda le soldat qui retenait Aélig.

Leur chef ne daigna même pas lui adresser un regard en tournant les talons.

— Laissez, dit-elle d'un ton détaché. Nous avons eu ce qu'on était venus chercher.

La poussant méchamment, le type en armure légère la fit tomber au sol avant de l'enjamber comme si elle n'était qu'un tapis sale. 

Alors qu'elle se redressait sur les coudes avec difficulté, les côtes endolories, Aélig entendit le soldat dire à un de ses compatriotes :

— Dommage que le viol soit sanctionné, je lui serais bien passé dessus.

Il s'en alla en lui adressant un baiser obscène qu'elle devina plus qu'elle ne le vit. 

Elle faillit en vomir une seconde fois. 

Répugnée, tremblante, elle réussit enfin à se mettre debout alors que le pas cadencé des plantons s'éloignait sur la passerelle.

À travers l'ouverture du sas bloqué filtraient des éclats de voix lointains. 

Ravalant ses larmes et son dégoût, Aélig se força à enfiler un pantalon et des chaussures, sifflant de douleur en palpant son abdomen meurtri avant de se précipiter à l'extérieur, s'orientant tant bien que mal dans la pénombre. 

Le groupe mené par la sorcière en uniforme avait disparu dans une coursive secondaire. À cause du point affreux qui lui broyait l'estomac, la jeune femme réalisa qu'elle était incapable de courir, arrivant à peine à marcher en s'appuyant parfois aux murs bariolés d'indications et de plans d'évacuation de cet étage.

— C'est inadmissible ! hurla une tessiture grave qu'elle reconnut comme appartenant à Azaan.

L'exclamation outrée fut suivie d'un bruit de bousculade, et la médecin de bord glapit avant de se taire.

— Avancez ! Ne la touchez plus ! Perdez pas de temps ! s'écria Apkar au loin et la passerelle s'emplit d'un écho de course précipitée.

Au fur et à mesure qu'elle progressait, Aélig se heurtait à des gens de plus en plus nombreux, la plupart en tenue de nuit et dépenaillés. 

C'était le chaos. 

Elle dut se plaquer contre une armoire électrique pour ne pas être fauchée par un mouvement de foule paniqué, bien trop à l'étroit sur les pontons de service du secteur résidentiel.

— Que fout la milice, putain ? s'indigna un homme, dont le patch sur sa tenue l'identifiait comme employé du centre de données télématiques. Ils ont fracassé le générateur circadien devant moi !

— Ils ont bloqué l'ascenseur aussi, annonça quelqu'un d'autre mais Aélig n'écoutait déjà plus les rumeurs qui bondissaient autour d'elle, se concentrant sur les battements anxieux de son propre cœur.

Elle ne savait pas quoi faire. Déjà bien secoué par son séjour sur cette colonie dévastée, l'équipage du vaisseau était en train de péter les plombs. 

Nageant à contre-courant dans la confusion qui animait le moindre corps vivant autour d'elle, elle se faufila jusqu'à un escalier de service seulement éclairé par des veilleuses rougeâtres.

Aucune alarme, pas plus que la lumière, n'avaient été allumées.

La descente lui parut interminable, car elle devait s'accrocher à la rampe pour ne pas trébucher, se maudissant intérieurement de ne pas avoir pensé à prendre une lampe torche.

Comme l'avait dit le professionnel du centre des communications, le CSW avait mis le système jour/nuit du Lance hors-service, si bien que les entrailles du navire s'en trouvaient plongés dans l'obscurité.

Plus bas, au deuxième niveau, celui du poste de pilotage semi-automatique, le silence était parfois rompu par des bruits de pas lourds. 

Elle poussa la porte battante munie d'une barre antipanique et déboucha dans une coursive aussi mal éclairée que le reste. 

Voyant une silhouette indistincte se précipiter vers elle, elle hurla en reculant, puis en claquant le battant sur la main que l'homme tendait pour la saisir.

— Putain ! s'égosilla une voix très familière à ses oreilles.

— Erwan ? s'étonna-t-elle en ressortant, à la fois surprise et soulagée.

— Qu'est-ce que vous avez tous à vous acharner sur ma main, commenta le chef de la sécurité en agitant cette dernière pour en chasser les fourmillements désagréables.

Vêtu de sa tenue noire, le gilet de protection en moins, Auster était dans un sale état, Aélig le devinait même avec le manque de clarté. 

Baigné par la lueur infernale des LEDS de secours qui tapissaient le sol aux pieds des parois, il était comme entouré d'un halo aux nuances cramoisies : le nez probablement cassé, le sang sur son visage se confondant avec le rouge de la lumière chiche, il avait un œil à demi-fermé mais, contrairement à elle, il se tenait sur ses jambes avec assurance. 

Le CSW n'avait pourtant pas ménagé ses efforts pour le mettre hors-jeu.

— Tu es tout seul ? interrogea la jeune femme, lui épargnant des commentaires inutiles sur son état déplorable.

— Oui. Nous étions quatre au poste, aujourd'hui. Ils ont pris ma radio, ont mis tout le monde KO et m'ont cassé la gueule, expliqua le sergent en posant une main sur sa ceinture. Me faire tabasser par des petits cons de la régulière, je ne pensais pas que ça allait m'arriver un jour.

— Snafu, commenta Aélig, reprenant la petite blague qu'elle avait entendue dans les rangs de la milice il y a quelques années.

Cela voulait dire : « Situation normal : all fucked up ».

— Ils veulent Cooper, ajouta-t-elle alors qu'Auster se mettait en mouvement.

Elle lui emboîta le pas.

— J'avais compris qu'ils ne venaient pas nous apporter le petit-déj, ironisa-t-il sombrement.

— Ils l'ont eu, je crois, précisa-t-elle, sentant la panique poindre dans le moindre de ses mots. Apkar est venue dans ma cabine.

— Salope, s'exclama Auster en accélérant inconsciemment l'allure. On aurait dû tout régler en interne... comment ont-ils su, pour Cooper ?

— Aucune idée, haleta Aélig, qui n'arrivait pas à suivre son rythme, pas loin de se plier en deux sous la souffrance.

— Tout va bien ? s'inquiéta le sergent en lui posant une main sur l'épaule après être revenu en arrière.

La jeune femme s'était arrêtée, à bout de souffle, crachant rageusement au sol.

— J'ai pris un méchant coup au bide, réussit-elle à prononcer, passant sous silence les intentions scabreuses de son agresseur. Vas-y. Je ne vais pas me perdre.

— Comme tu veux, accepta Auster.

Il se mit à courir sur les derniers mètres qui le séparaient d'un monte-charge que les militaires n'avaient pas eu le temps, ou les moyens, de désactiver, s'y engouffrant. 

Elle regarda l'ascenseur se mettre en branle, reprenant peu à peu ses esprits, espérant qu'elle ne saignait pas à l'intérieur.

Le CSW avait-il déjà amené Cooper en dehors du vaisseau ? 

La question sans réponse lui torturait l'esprit tandis qu'elle clopinait à son tour en direction des mâchoires d'acier closes. Vaguement, elle se demanda pourquoi le sort du mercenaire la préoccupait tant. 

À part quelques nuits fort plaisantes, elle n'avait rien partagé avec lui, rien vécu, rien ressenti en dehors du plaisir de la chair ; l'attachement qu'elle avait pour lui n'était que vague, alors d'où venait cette inquiétude ?

 Peut-être était-ce un sentiment plus général, celui qui envahit l'esprit et le corps quand des étrangers s'introduisent sauvagement dans votre intimité pour vous jeter du bas de votre couche et vous hurler à la figure ; c'était probablement normal de réagir ainsi, après tout, mais elle n'avait pas l'envie d'y réfléchir.

Son père était-il au courant de la situation ? Avait-il été frappé, séquestré ou pire encore ? Que pouvait faire Hélion face à cet abus de pouvoir ? L'entreprise était déjà dépassée par les événements depuis belle lurette, alors qu'allait-il se passer ? 

Les interrogations, bien trop nombreuses, l'étouffaient à l'en rendre folle.

Se mordant la lèvre jusqu'à s'en faire mal, elle attendit impatiemment que la cabine remonte avec une lenteur atroce.

Un silence glacial, troublant, régnait dans cette partie du vaisseau, les murs épais dévorant les sons du niveau supérieur et cela ne faisait qu'exacerber son angoisse.

Alors que le monte-charge qu'avait emprunté Auster quelques minutes auparavant s'arrêtait enfin à sa hauteur dans un bringuebalement de ferraille, le couloir se remplit soudain d'un fracas de portes qu'on ouvrait à la volée.

— N'avance pas ! cria quelqu'un d'une voix débordante de panique.

Reconnaissant l'uniforme bichrome de l'armée, Aélig étouffa un gémissement et chercha un endroit où disparaître en tambourinant sur le bouton d'ouverture de l'ascenseur. 

L'homme en kaki et marine qui avait débouché dans la coursive marchait à reculons, lui tournant le dos.

Elle se figea.

Le visage crispé, luisant d'une transpiration malsaine, le soldat avait été privé de casque et pointait son fusil d'assaut sur quelque chose qui se dirigeait vers lui dans l'obscurité, mais qu'Aélig était incapable de voir. 

Les portes du monte-charge coulissèrent dans un grincement sonore de câbles mal lubrifiés et dans un sursaut, le militaire se tourna en direction du bruit pour en comprendre la provenance.

Une erreur qui lui fut fatale.

Surgissant des ténèbres rougeâtres, le Thanyxte se jeta sur lui, le faisant tomber au sol. Aélig se plaqua la main sur la bouche pour s'empêcher de crier tandis que l'alien brisait la nuque de l'homme d'une torsion puissante. 

Le craquement d'os brisés lui donna la nausée et elle dut se laisser glisser à terre, sous le choc de cette violence inattendue. Elle crut s'évanouir mais tint bon, réprimant l'horreur en la déglutissant, essayant de la ranger quelque part, le plus loin possible, dans sa tête.

Dans son dos, l'ascenseur se referma dans un chuintement.

Sa paralysie ne dura qu'un court instant. 

Depuis l'incident sur Varesj, elle constata que, malheureusement, elle commençait à s'habituer aux cadavres.

— Ne refaites jamais ça, prévint-elle le Thanyxte, qui s'était redressé après avoir pris le fusil automatique au corps désarticulé.

Portant son habituelle combinaison sombre, Vol'Zan saignait. 

Creusant une déchirure dans la matière épaisse de sa tenue, une balle lui avait traversé la cuisse. Son hémoglobine, ou peu importe le nom que ça portait, n'était pas aussi fluide que chez les humains ; ce qui coulait de sa plaie était visqueux, collant et alourdi.

— Ils voulaient m'amener, déclara-t-il d'une voix rauque en s'approchant d'elle d'une démarche traînante.

Il évitait visiblement de trop s'appuyer sur son membre blessé. 

Aélig se remit également debout, se forçant à ne pas regarder le corps gisant non loin de là.

— Ils m'ont envoyé un groupe de quatre. Sans armure. Imbéciles, commenta l'alien en écrasant la commande du monte-charge.

— De quoi... d'où... pourquoi, souffla la jeune femme en le suivant à l'intérieur de la cabine aux parois chromées.

— Ils ont dû se dire que mes compétences leur seraient plus utiles qu'à Hélion, supposa l'alien avec indifférence. Embarquer Cooper et moi en prime, c'est une véritable aubaine pour l'armée. Ou alors, ce crabe horrible de Savu-Arath voulait me torturer pour me faire payer les crimes de mes ancêtres. Je ne saurais jamais.

Aélig appuya distraitement sur le bouton « bas » du panneau incrusté dans la paroi en acier brossé. Elle ne demanda pas comment l'alien avait su que le CSW était ici pour capturer le mercenaire ; de toute évidence, bien des gens étaient au courant des particularités de celui qui se faisait appeler Légion, probablement depuis son accrochage avec la sécurité dans la salle d'entraînement.

— Qu'est-ce qu'on va faire ? soupira-t-elle alors que le monte-charge se mettait en mouvement en émettant un chuintement discret.

— Je ne sais pas, avoua le Thanyxte en examinant distraitement l'arme d'assaut qu'il tenait dans ses mains.

Le suc vaseux qui maculait sa cuisse dégoulinait jusqu'à ses bottes, formant de minuscules gouttelettes dans lesquelles jouaient des reflets hésitants.

— Ils ne sont pas très nombreux. Une trentaine tout au plus, je dirais, ajouta-t-il. Moins, même, vu que j'en eu quatre. Mais votre milice...

— Nous n'avons jamais été attaqués, avoua Aélig à contre-cœur, arrachant le regard du sang violacé qui dégoulinait lentement au sol.

— Je l'avais deviné.

— Je me demande ce que foutent les soixante-dix troufions qu'on est censés employer, ragea la jeune femme. Je n'ai croisé qu'Auster.

— Ils les ont pris par surprise, supposa Vol'Zan en tâtant sa jambe avec précaution. Vous êtes des amateurs. Vous vendez des armes mais vous savez à peine vous en servir, c'est pathétique.

Aélig allait répondre mais l'ascenseur était déjà arrivé à destination.

Ils débarquèrent dans un sas exigu qui menait à la soute principale du vaisseau, celle-là même par laquelle ils étaient autrefois passés pour emprunter la navette qui les avait amenés à l'Unité de Production.

La lumière froide du jour naturel, qui filtrait par les vantaux tramés grands ouverts une centaine de mètres plus loin, fit plisser les yeux à Aélig pendant un court instant. 

L'immense espace paraissait irréel, se découpant en jeux d'ombres plus ou moins grises. Les rampes d'accès, les modules d'aération et les passages auxiliaires situés en hauteur, supportés par des structures en treillis accrochés aux parois étaient en grande partie occupés par des employés d'Hélion à la mine déconfite. 

Certains des plus téméraires et révoltés avaient pris le risque de descendre, se collant contre les murs zébrés de jaune et noir pour observer ce qui se passait.

La scène qui se déroulait à mi-chemin du pont levis débouchant sur un extérieur qui fleurait la pluie avait de quoi impressionner.

Entouré par une vingtaine de militaires en exo-armure menés par Apkar, Cooper avait été ligoté à la manière d'un bovin qu'on mènerait à l'abattoir. 

Le cou cerclé par une perche qu'on destinait parfois à la capture des chiens errants, il avait également les mains attachées dans le dos, et le soldat à l'autre bout du lasso se tenait à une distance respectable du prisonnier. 

Le CSW se méfiait visiblement des capacités défensives au corps à corps du mercenaire.

À quelques pas devant eux, leur barrant le passage avec une bravoure pitoyable, épaulé par trois miliciens d'Hélion, dont un seul doté d'une arme de poing, se tenait le sergent Auster. 

Face à l'arsenal de l'armée, cette mince ligne de défense paraissait dérisoire. 

Trop impressionnés par la présence inquiétante des militaires, personne n'osait intervenir.

Se faufilant discrètement à la suite du Thanyxte, Aélig fit de son mieux pour ne pas se faire remarquer.

— N'avancez pas, déclara Auster à l'adresse de la lieutenant-colonel avec toute la conviction dont il était capable.

Crispé, il étreignait nerveusement son holster vide. 

Face à lui, Apkar arborait un sourire condescendant, bien consciente qu'elle avait remporté la partie.

— Laissez-nous passer, exigea-t-elle alors que son contingent s'immobilisait en échangeant des regards pleins de méfiance.

Dans son dos, Cooper fixait le sol d'un air buté, le visage tuméfié, bouillant d'une colère intérieure qu'il avait beaucoup de mal à dissimuler.

— Vous n'avez absolument aucun droit de vous trouver ici, signala le chef de la sécurité avec aplomb.

— Nous avons tous les droits, répondit la représentante du CSW du tac au tac. Surtout quand il s'agit de notre propriété légitime.

Elle eut un signe de tête dédaigneux en direction du mercenaire.

— Connasse, cracha celui-ci, récoltant un coup sec et douloureux quand son geôlier tira violemment sur la perche qui lui entravait la nuque.

Parvenant à une quinzaine de mètres de cet attroupement, Aélig s'arrêta, laissant le Thanyxte prendre les devants. 

Après tout, c'était lui qui faisait deux mètres et qui portait une arme. 

Quand elle vit le grand alien se poster près du sergent, Apkar eut un claquement de langue agacé, le visage traversé par une onde de tension.

— Savu-Arath voulait vos connaissances, commenta-t-elle. Je lui avais dit que c'était une erreur. Je l'ai prévenu qu'un seul de votre espèce pouvait décimer des régiments entiers, lors de la guerre du premier contact. Il ne m'a pas écouté.

— Conseil sagace, répondit Vol'Zan.

— Abattez-le si jamais il fait un seul pas en avant, commanda-t-elle en direction de ses hommes. Je ne ferais pas l'erreur de mon second.

— J'ai tué quatre des vôtres, annonça calmement le Thanyxte, enroulant une main quadridactyle autour de la crosse de son fusil. Sans arme. Je recommencerais avec plaisir.

— C'est votre nouveau négociateur d'otages ? ironisa-t-elle avec une désinvolture factice. Vous allez nous laisser passer.

Elle gardait un sang-froid exemplaire, même après avoir appris le massacre d'une de ses unités par le reptile.

— Nous sommes le CSW. Vous mettre en travers de notre chemin vous expose à de très graves conséquences.

Sur cette affirmation, elle s'avança d'un mètre, puis d'un autre, suivie par sa bande de larbins aux sourires sardoniques.

Désemparés, Auster et les miliciens les laissèrent passer. 

Seul Vol'Zan fit mine de s'interposer, mais le sergent le retint avec un sifflement.

— Assez, dit-il. Ça n'en vaut pas la peine.

— Je m'en doutais, lopette, lui lança Cooper, sortant de son mutisme avant de se faire malmener à nouveau.

— Je m'en fous de votre gueule, avoua l'alien. J'aime juste tuer des humains.

Apkar lui adressa un clin d'œil.

Impuissante, Aélig regarda la lieutenant-colonel escorter le mercenaire le long de la passerelle, descendant vers l'atmosphère suintante que l'aube faisait naître à l'extérieur. 

C'était un début de journée morose.

C'était fini.

Ils avaient obtenu ce qu'ils voulaient. Aélig vit Cooper se retourner, lui jetant un regard à la dérobée, les yeux brûlants. 

Elle reporta son attention vers Auster, l'implorant d'intervenir, mais le milicien se contenta d'un geste désolé.

La jeune femme comprit qu'il n'avait protesté que pour se donner bonne conscience. Tout comme le reste de l'entreprise, il n'en avait rien à faire du mercenaire ; ce n'était pas pour lui qu'il irait risquer sa peau et bien que cela lui fasse mal au cœur, elle le comprenait. Cooper n'était qu'une marchandise. 

Aussi précieux soit-il, ils n'étaient pas assez nombreux et bien trop mal armés pour résister à la volonté impériale d'Apkar ; il ne fallait surtout pas compter sur les chiffes molles d'Hélion qui se contentaient de protester avec un entrain presque factice. 

Ce qu'ils voulaient, c'était qu'on leur foute la paix.

— Je peux savoir où est-ce que vous comptez aller comme ça ? tonna soudain une voix reconnaissable parmi mille.

Dégringolant des escaliers métalliques sur le côté gauche de la soute, Nicholas Lindstradt se dirigea ensuite vers le détachement de la lieutenant-colonel.

La figure décomposée, cette dernière fut contrainte de stopper à nouveau sa progression. 

Les cheveux défaits, habillé d'une robe de chambre noire avec un pingouin collé dans le dos qu'il avait passé par-dessus un t-shirt noir et un bas de pyjama, il avançait pieds nus ; le spectacle aurait pu prêter à rire s'il n'arborait pas cette expression de rage froide.

Il pointa un doigt accusateur en direction d'Apkar.

— À quoi vous jouez ? cracha-t-il.

La militaire ne dit rien. 

De toute évidence, elle ne s'était pas préparée à une confrontation directe avec le propriétaire des lieux. Cela ne s'annonçait pas aussi facile qu'elle l'avait prévu.

— Vous croyez qu'on rentre ici comme s'il s'agissait d'une journée portes ouvertes ? s'écria-t-il, créant un silence glacial autour de lui. Vous venez de pisser sur la clause fondatrice du secret industriel ! Dans l'une des plus grandes corporations de tout le système !

— Nous récupérons juste un de nos brevets, rétorqua Apkar, retrouvant vite sa contenance et posant les mains sur sa taille, adoptant une posture de défi.

— Votre putain de brevet est actuellement sous contrat chez moi, explosa Lindstradt en serrant un poing. Avez-vous déjà ouvert un manuel de droit des entreprises ?

— L'article soixante-quatre de la convention des forces armées stipule... fit mine de commencer la lieutenant-colonel, de plus en plus nerveuse.

— Votre convention s'applique dans les nations membres du CSW, la coupa sèchement le directeur. Or, Hélion tombe sous le coup de la législation suisse. La neutralité inviolable, ça vous dit quelque chose ? Seul le Contrôle des Corporations de Genève peut statuer sur un différend hypothétique entre vous et mon entreprise. Vous croyez pouvoir gruger vos propres lois ?

Prise à son propre piège, Apkar se mordit la bouche, furieuse. 

Dans le dos du directeur, elle vit converger une dizaine de miliciens, fusil Tesla dans les mains. 

La mince fenêtre de temps qu'elle avait prévu pour filer le plus vite possible se refermait dangereusement, faisant peser une pression presque visible sur ses épaules.

— Vous ne me laissez pas le choix, trancha-t-elle avec un discret signe du doigt en direction de ses hommes.

Lindstradt se retrouva immédiatement face à une pléthore d'armes automatiques. 

Au milieu, Cooper avait commencé à s'agiter, profitant de la distraction générale pour essayer de se débarrasser de ses serflex.

— Nous allons partir, annonça Apkar pour au moins la quatrième fois.

Confronté à la gueule béante des canons, Lindstradt ne flancha pas d'un millimètre au prix d'un effort surhumain.

— Vous êtes sérieusement en train de me menacer ? s'hallucina-t-il. De me menacer, moi, l'un des hommes les plus importants du Système Circulaire ? Mais vous vous prenez pour qui ?

— Reculez, fut la seule réponse. Ne me forcez pas à ouvrir le feu.

Les miliciens d'Hélion, Auster en tête, s'étaient regroupés dans son dos, levant eux aussi leurs armes automatiques pour les pointer sur les soldats du CSW. 

Mâchoire crispée, Lindstradt sentait la situation lui échapper peu à peu, lui glissant des mains à l'instar d'un morceau de beurre fondu.

Apkar et les siens ne reculeraient devant rien pour repartir d'ici. Quelque part sur le côté, il devinait Aélig du coin de l'œil ; sa fille se rongeait les ongles, n'osant pas avancer, attendant.

— Baissez vos armes, exigea-t-il avec fermeté.

— Hors de question, rétorqua la militaire, dégainant à son tour un pistolet verdâtre pour le lui mettre sous le nez.

— Faites pas la conne, cracha Lindstradt en s'avançant imprudemment.

Apkar lui décocha un coup de crosse dans la figure. 

Se plaquant une paume sur la bouche, Lindstardt leva l'autre pour intimer le calme à tout le monde.

— Vous êtes foutue, annonça-t-il à la lieutenant-colonel d'une voix pâteuse.

L'intéressée allait rétorquer avec haine, mais un grondement assourdissant avala sa phrase. 

Traînant une bâche mal défaite sous son pare-buffle, le SUV de reconnaissance blindée, qui dormait auparavant dans un coin de la soute, vint se garer juste derrière la troupe de miliciens. 

Trapues, ses six roues épaisses crissèrent désagréablement sur le revêtement lisse du sol.

 Apkar eut un mouvement de recul instinctif en apercevant l'étrange tourelle, plantée sur le toit bombé telle une excroissance aux arrêtes tranchantes et torsadées. 

Lindstradt, qui s'épongeait sa lèvre fendue à l'aide de son peignoir, eut un soupir de soulagement.

— Je suis ravi de constater que quelqu'un, ici, s'est enfin souvenu que nous vendions de l'armement ! lança-t-il, hurlant presque pour couvrir le ronronnement guttural du V16 électrique du tout-terrain.

Avec un mouvement quelque peu saccadé, l'aiguille mortelle du petit char d'assaut pivota en direction des militaires déconfits. 

Apkar baissa son pistolet.

— Éteignez-moi ce foutu moteur, on s'entend plus parler, s'écria Auster en tapant sur la vitre fumée du conducteur.

— Très bien, commenta Lindstradt, une fois qu'un silence relatif fut rétabli.

Il eut un sourire tâché de rouge.

— C'est un canon Tesla, précisa-t-il à l'adresse du CSW. Il est réglé par défaut sur cinq, ce qui veut dire qu'il ne vous tuera pas mais vous fera assez mal pour que vos intestins lâchent et ne s'en remettent jamais véritablement.

Apkar fixait le véhicule renforcé avec une expression indécise.

Les étincelles bleutées qui grésillaient au bout du canon faisaient danser de vagues reflets lumineux dans son regard vert d'eau.

— OK, s'avoua-t-elle vaincue en jetant son arme aux pieds de Lindstradt.

Dégoûtés, ses compatriotes l'imitèrent et deux des miliciens en noir s'empressèrent de ramasser les fusils mitrailleurs pour les amener à une distance raisonnable du groupuscule.

La portière conducteur du SUV s'ouvrit, laissant sortir un Ahmal Karavindra parfaitement hilare.

— J'ai toujours rêvé de conduire ce truc, avoua-t-il avec un grand geste ravi.

Adressant un sourire éclatant à Apkar, il ajouta :

— Si vous voulez en équiper vos troupes, c'est le moment.

Il ponctua sa phrase sardonique d'une œillade provocatrice. 

La lieutenant-colonel ne dit rien, ruminant sa colère alors que, débarrassé de son collier avilissant, Cooper allait se réfugier dans les rangs d'Hélion.

— Et maintenant quoi ? siffla Apkar, venimeuse. Vous allez nous descendre ?

— Me tentez pas, rétorqua le directeur.

— Vous prenez tous ces risques pour lui, constata-t-elle avec répulsion. Je n'y comprends rien.

— Cassez-vous avant que je ne change d'avis, la prévint Lindstradt. On se reverra lors de l'audience sur Carrière, j'en profiterais pour porter plainte.

— N'y comptez pas. Vous ne savez pas qui m'apporte son soutien, dit sereinement Apkar avant de tourner les talons, suivie de toute sa troupe et escortée par les miliciens.

Sans bouger, s'essuyant encore distraitement le bas du visage avec sa manche, Lindstradt regarda le régiment de militaires descendre de son vaisseau, piétinant la boue à moitié solide qui avait envahi l'herbe. 

Après s'être tous rassemblés, les trente-quatre soldats, Apkar et son étrange commandant en second ne prirent pas la peine de démonter leur campement provisoire, l'abandonnant à l'humidité de l'aube. 

S'assurant que plus aucun militaire en uniforme ou armure kaki n'était à la traîne, la lieutenant-colonel monta dans son vaisseau en dernier.

La passerelle de l'esquif se referma et ce dernier décolla quelques minutes plus tard, laissant une odeur de plasma carbonisé dans la bruine matinale.

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