CHAPITRE 6 : Le Creuset Rouge
Aélig ne savait pas combien de temps elle avait passé allongée sur le flanc, ni si elle avait réussi à trouver le sommeil à un moment donné. Quand elle ouvrit les paupières, la cuve avait retrouvé son calme et le lierre, son immobilité. De minces ruisseaux s'écoulaient désormais entre les rainures du sol. Une cascade irrégulière tombait au milieu de la pièce rouge, auréolant l'autel d'un halo de gouttelettes en suspension. L'étrange machinerie avait disparu, retractée par un mécanisme perdu dans les hauteurs. Ne restait que le bruit obsédant de l'eau, mais celui-ci se tarit, laissant derrière lui une odeur de pluie et de marais.
Un roulement complexe s'escamota au plafond, amorçant une descente fluide en direction du monceau de pierre. L'enchevêtrement câblé peinait sous la charge qu'il transportait, le harnais gémissant par intermittence. L'entrelacs de lianes synthétiques amena sa cargaison juste derrière le bloc rocheux, l'y abandonnant dans un écœurant craquement de viande morte.
Elle n'osa pas s'approcher pour en déterminer la nature. Quand la masse indicible remua, la terreur la cloua sur place. Le dos plaqué contre le mur, Aélig tenta de se faire la plus insignifiante possible. La chose vomie par le plafond se redressa, dépliant ses longs membres.
C'était grand, pointu et élancé, et cela bougeait avec souplesse.
Dans la lueur infernale, elle distingua une peau lisse et luisante ; charbon, chair ou métal, c'était difficile à dire. Des muscles artificiels huileux se devinaient dans la pénombre rouge, roulant sous des plaques noires et soudées. Plantée sur un cou élégant, sa tête, si on pouvait l'appeler ainsi, évoquait celle d'un oiseau – une crête dentelée en surmontait l'arrière, couronne ou auréole mortelle. Cela n'avait ni yeux ni bouche, seulement une face aveugle, abyssale.
Une odeur de graisse végétale se déversa dans l'air. Elle connaissait ce monstre, elle l'avait déjà vu, et sa présence lui inspirait une peur viscérale.
Sa nausée revint, plus forte que jamais et elle se jeta au sol.
Autour, elle n'avait aucune échappatoire. Elle espérait que la créature en finirait vite, car telle était sa fonction. Le front à terre, les paumes tendues, elle la supplia en silence. Dans le miroir offert par le sol, elle la vit avancer, dépliant ses pattes et ses griffes.
Malgré sa stature, elle se mouvait sans bruit, ou presque. Aélig retenait sa respiration.
À sa manière, la chose était d'une répugnante beauté – une grâce biomécanique habitait sa démarche. Elle était tout près.
Tue-moi, pensa Aélig, et elle se surprit à le murmurer. Un tremblement grimpait le long de ses vertèbres. Elle était juste au-dessus. Par instinct, elle se protégea la nuque.
— Aélig, dit une voix.
Elle ne réagit pas tout de suite. Comment cela pouvait-il parler ? Comment cette chose connaissait-elle son nom ? Cela ne collait pas.
— Aélig, c'est moi.
La voix était douce, mais elle n'aurait su dire si elle était mâle ou femelle. Probablement aucun des deux. Lentement, elle se remit en position assise. En face, la créature s'était également accroupie, l'observant avec attention – mais c'était difficile à déterminer, car elle n'avait pas d'yeux, pas vraiment. Seule une légère variation de texture sur son crâne, une bande plus trouble, granuleuse, pouvait passer pour un organe de vision.
La créature inclina sa drôle de tête en obsidienne. Elle ressemblait à une statue animée.
— C'est moi, répéta-t-elle.
Sa voix provenait d'une excroissance plantée en dessous de sa gueule allongée.
Aélig comprit enfin.
— Aresh ? balbutia-t-elle.
L'autre fit un petit signe du menton.
— Qui veux-tu que ce soit d'autre, dit-il, et trois lignes fines et bleutées formèrent un triangle sur son front, comme un clin d'œil.
Stupéfaite, elle ne sut quoi répondre. Ce qu'elle ne pouvait dire se transforma en larmes, humidité passagère qu'elle s'empressa de chasser du bout des doigts.
— Comment ? parvint-elle à articuler.
Aresh garda le silence. À genoux devant elle, il se tenait immobile, une paire de bras sur les cuisses et l'autre croisée au niveau de l'abdomen. Même ainsi, il demeurait grand. De ce qu'elle avait vu, il dépassait aisément les deux mètres cinquante une fois debout.
Il tendit une de ses mains dans sa direction. S'étonnant elle-même, Aélig n'eut aucun mouvement de recul quand il toucha son épaule. À travers le tissus encore humide de ses vêtements, elle sentit le contact étrange de sa nouvelle peau, tiède, mais pas réellement vivante ; alors, elle comprit qu'ils étaient semblables – tous deux avaient été réanimés, et tous deux étaient désormais les enfants de ces lieux.
Un nouvel afflux de larmes lui congestionna le visage et, probablement troublé, Aresh retira sa paume. Sans réfléchir à ce qu'elle faisait, Aélig se jeta dans ses bras entrouverts, entourant tant bien que mal ses épaules, cherchant le contact d'un autre être – aussi effrayant soit-il. Sur le moment, cela lui importait peu. Quand ses sanglots se tarirent, elle hurla et hurla encore, exorcisant sa terreur et son angoisse. Sans succès. L'apathie finit cependant par prendre le dessus, et elle se rejeta en arrière, le souffle rauque d'épuisement.
Elle ignorait s'il lui avait rendu son étreinte.
— Tu dois me prendre pour un animal, cracha-t-elle en reniflant.
— Non.
Un silence.
— Comment ? redemanda Aélig, reprenant peu à peu ses esprits. Tu peux marcher, tu peux parler...
— Je parlais déjà avant, fit-il remarquer.
— Oui, souffla-t-elle. Mais, je...
— C'est bien, non ?
— Oui. Oui, c'est bien.
Elle s'installa un peu plus confortablement, le regard rivé sur l'élégant autel noir planté plus loin. Il ne subsistait plus aucun signe de l'affreuse machinerie au plafond, et elle se demanda si elle n'avait pas été pure imagination de sa part.
Aresh parut lire dans ses pensées.
— Ça n'avait rien à faire là, dit-il.
— Qu'est-ce qu'il y a là-haut ?
— Je ne sais pas. Je n'ai repris réellement connaissance qu'ici.
— T'es tombé.
— Oui.
— Comme moi.
— Exact. Maintenant, il veut que je parle pour lui.
Elle prit un moment pour réfléchir.
— Lui ?
Aresh fit un grand geste circulaire de ses quatre bras. L'effet était dérangeant, mais elle allait s'y habituer.
— Derrière cette pièce, il y en a une autre, expliqua-t-il. Et encore une autre. Cela continue vers le haut, le bas et toutes les directions.
D'une pression délicate, il appuya sur une dalle devant lui et un motif complexe, presque géomantique, s'y dessina, illuminé de la même couleur que le triangle qu'elle avait entraperçu sur son front. Un plan tridimensionnel surgit de cette partie du sol, montrant un réseau monumental de tunnels, d'espaces vides et de murs – un labyrinthe, de ceux qu'on trouvait dans les pyramides. Son regard fasciné s'y perdit.
D'instinct, elle savait qu'il ne s'agissait là que d'une petite portion, un morceau infime de ce qui l'entourait.
— C'est l'Ancienne Structure. La Nécropole. La dieucité Zhul-Umbra.
Aélig répéta ces mots en son for intérieur. Elle ne les avait jamais entendus, mis à part peut-être les derniers, il y a très longtemps ; elle s'en rappelait à peine.
— Est-ce que c'est ici depuis longtemps ? demanda-t-elle enfin.
Aresh sembla marquer un temps de latence. Il lui était très difficile de déchiffrer son attitude à cause de son apparence.
— Je ne sais pas, dit-il. Je ne le comprends pas vraiment.
— Ça ne veut rien dire, souffla Aélig.
— Je t'expliquerais quand je saurais.
— J'ai assez attendu.
Un frémissement lui indiqua qu'il avait perçu son agacement.
— Je me suis mal exprimé. Il n'est pas ici. Il est l'ici. Tu comprends ?
Il se remit debout sans attendre de réponse. Aélig l'imita. Cette salle aux reflets rouges, virant désormais au purpurin et au cassis, l'effrayait toujours, mais probablement moins qu'avant.
Après tout, cette structure pourrissante ne l'avait pas encore broyée en son sein. Si ces lieux étaient dotés de conscience, elle devait leur être d'une insignifiance d'insecte. Cette vérité était encore trop confuse dans son esprit pour en saisir toute la portée. Pour l'instant, seul le présent immédiat comptait.
— Et maintenant ? demanda-t-elle, en écho à ses pensées.
Aresh, occupé à observer le plan partiel affiché par le sol, ne répondit pas dans l'immédiat.
— Nous devons avancer, dit-il en éteignant le schéma lumineux d'un mouvement vague.
L'une des dalles se fissura devant lui, expulsant un éclat octogonal parcouru de filaments brillants. Le morceau était à peine plus gros qu'une main humaine. S'en emparant avec douceur, Aresh le tint devant lui. Figée dans une posture de respect craintif, Aélig contempla l'objet en silence jusqu'à ce qu'il s'épanouisse en une corolle complexe entre les doigts de l'ancienne IA. Un fin réseau de circuits imprimés, d'une fragilité de vaisseaux sanguins, se devinait à l'intérieur de chaque pétale métallique. Elle n'avait jamais soupçonné que la chair artificielle de cet endroit puisse être aussi belle. Procédant avec une précision chirurgicale, Aresh en sectionna une feuille de la taille d'un pouce. Le lotus synthétique réintégra ensuite son emplacement initial, la pierre se refermant autour à l'instar d'un plastique en train de fondre. Minuscule dans la paume d'Aresh, le fragment restant brilla un court instant avant de reprendre une teinte de jais profond.
— Qu'est-ce que c'est ? interrogea Aélig alors qu'il lui tendait l'éclat en silence.
— Une carte.
Elle se retint de lui demander s'il comptait rester aussi évasif pour l'éternité. Son irritation s'effaça pourtant quand elle prit la pétale. Les dessins inertes visibles en filigrane à la surface étaient en tous points semblables à ceux sur sa propre peau. Un frisson lumineux à peine perceptible sembla parcourir les lignes de son épiderme à son contact.
Une connexion, devina-t-elle. D'instinct, elle sut quoi faire. Avec précaution, elle posa le minuscule triangle sous sa gorge, à la jonction des clavicules, et il y resta collé, irradiant une douce chaleur – mais celle-ci s'évapora en quelques secondes.
— Ces dessins... hésita-t-elle, est-ce que ce sont une sorte de circuit ?
— Oui. Mais je ne détecte pas la présence d'une programmation procédurale quelconque, répondit Aresh.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire que tu as conservé ton libre-arbitre. Du moins, pour le moment.
Aélig palpa doucement la petite pièce métallique désormais accrochée à sa chair.
— Cela t'évitera de te perdre, ajouta Aresh.
Un silence. Elle songeait aux tracés tatoués sur sa peau. Ainsi, elle était désormais en partie machine. Elle ne se sentait pourtant pas si différente, à l'intérieur, malgré les changements physiques. Ses cheveux lui manquaient un peu. Levant les yeux, elle détailla son compagnon. Un assemblage d'orfèvrerie démoniaque. Le delta illuminant son front par intermittence lui conférait des airs de totem chamanique. Et elle... désormais chauve et pâle, elle qui avait toujours aimé son teint hâlé et sa crinière épaisse, hérités de sa mère berbère...
— Qu'est-ce que cet endroit nous a fait, au juste ? murmura-t-elle, à moitié pour elle-même.
— Je n'en sais rien. La communication entre nous est sporadique.
— Sporadique, répéta Aélig.
— Disons... que cela fait longtemps qu'il n'a pas parlé. Pour l'instant, ce n'est qu'un écho, très lointain... incompréhensible.
Dépliant sa stature longiligne, il se redressa.
— Nous devons partir. Ce creuset ne va pas tarder à être inondé.
— Je te crois sur parole.
Tirant sur le rideau végétal le plus proche, Aresh l'arracha, révélant un panneau verrouillé par un imposant système en applique. Il lui suffit pourtant d'une simple pression pour l'ouvrir. Une coursive dépourvue de lumière se profilait droit devant et Aélig en franchit le seuil sans regrets. À peine la porte refermée dans son dos, un crépitement envahit l'atmosphère. Une trombe tropicale se déchaînait dans la cuve close, la condamnant. Des filets liquides jaillirent des joints défectueux du panneau, ruisselant jusqu'à eux.
— Dépêchons, l'invectiva Aresh. Je ne suis pas sûr que le vérin tienne la pression.
La porte circulaire gémit en réponse.
Aélig accéléra le pas. Elle en avait plus qu'assez des salles piégées de ce dédale. Par précaution, elle laissa Aresh passer au-devant.
Les couloirs infinis s'enchainèrent d'embranchement en embranchement, parfois balisés de lucioles lumineuses, souvent plongés dans une pénombre poussiéreuse et rarement plus larges que trois mètres. Certains murs étaient gravés ou ornés de mosaïques rongées par le temps et la moisissure humide.
Des lignes imprécises, géométriques, s'y promenaient, façonnant des scènes incompréhensibles : ici, une tour surgie du sol enchaînait de vagues silhouettes au crépuscule ; là, une masse immense engloutissait un globe sous ses tentacules et partout, le même symbole triangulaire répété jusqu'à l'obsession. Cela ressemblait en bien des points aux entrailles d'un tombeau délaissé. Une ville souterraine et morte.
— Une nécropole, dit-elle à haute voix. C'est donc à ça que tu as eu affaire, avant ?
— Avant ? demanda Aresh, apparemment distrait. Ah. Oui. Je suppose que c'était ça.
— Sauf que personne ne t'a cru. Ils t'ont jugé coupable et t'ont démantelé. C'est d'ici que viennent les umbrarmures, n'est-ce pas ? Elles sont de la même matière que le sol, et le sol... c'est lui, hein ? La dieucité. Il les a empoisonnés... il dévore les esprits.
Elle avait expiré ces phrases comme une malédiction. Aresh avait posé une de ses mains sur le bas-relief le plus proche, en révélant la structure lumineuse secrète par fragments. Des signes cunéiformes. Une écriture qu'elle était bien incapable de déchiffrer.
— Ravi de constater que tu es encore en pleine possession de tes capacités cognitives, répondit-il avec une ironie amère.
Aélig esquissa un sourire. Malgré tout, Aresh n'avait pas beaucoup changé.
— Il a fini par me dévorer, au final, reprit-il. Ou me réparer. Je n'arrive pas à me décider.
Aélig ne sut pas quoi répondre.
Ils continuèrent leur avancée en silence. La coursive s'élargit bientôt, se transformant en esplanade. Des tuyaux gigantesques pointaient en guise de colonnades sur les côtés, dissimulant en grande partie les gravures. Aresh s'arrêtait parfois pour examiner une excroissance technique, l'effleurant parfois, mais s'en détournant bien vite.
Un grand carré gros se découpa enfin droit devant. Elle soupira, soulagée d'une partie de sa claustrophobie de plus en plus pesante. L'air sentait la pluie et la brise.
Elle se hâta.
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