CHAPITRE 5 : Les pas de Nazarah
Aélig ignorait ce qui l'avait menée ici. Plus par ennui que par curiosité, elle avait fouiné aux alentours de Swarth, cherchant une distraction autre que celle des bars aux néons antiques remplis du menu fretin de la ville.
Elle savait que Varesj était le centre névralgique majeur d'une de ses nouvelles religions à la mode. C'était Descendance de la Grande Race ou quelque chose du genre, elle ne s'en souvenait plus. Elle n'en avait entendu parler que lorsqu'elle était à l'université, où le sujet des sectes mystiques servait de prétexte à multitude de blagues graveleuses, comme dans tout bon milieu social qui se respectait intellectuellement.
Bien que peu friande des amalgames ésotériques prônés par ces nouveaux cultes, elle avait néanmoins acheté leur mince fascicule de propagande dans un boui-boui planté à même la boue à l'entrée de la citadelle en préfabriqué.
« Nous sommes sortis de la poussière » lut-elle sur le papier de mauvaise qualité qu'elle avait en main.
« Nous nous sommes enfouis dans la chair pour y trouver la chaleur. Ce fut une erreur de vouloir exterminer les hommes. Mais qu'ils ne vivent pas au-delà de cent-vingt années, afin qu'ils ne puissent jamais percer à jour nos connaissances. Ainsi, ils ne seront plus une menace pour nous. Veillons à ce qu'ils ne s'installent jamais dans l'allégresse. Surveillons de près leur prolifération et leur joie de vivre ».
Entrant dans la construction ternie par le climat, Aélig ne put s'empêcher de grimacer devant ce ramassis de bêtises dogmatiques. Elle n'était visiblement pas la seule touriste qui semblait s'être perdue dans les lieux. D'autres déambulaient dans les hautes coursives, tenant parfois le même livret qu'elle.
« Et pour cela, que chez tous les hommes, un temps de malheur succède toujours à une ère de bien-être », clamait une grosse phrase en gras sur une des pages en cellulose recyclée, qu'elle continuait distraitement à parcourir.
Les mythes de la Descendance n'étaient pas vraiment nouveaux, se nourrissant principalement des théories des anciens astronautes et de l'exogènese, des thèses désuètes que le mouvement religieux s'était chargé de dépoussiérer à sa manière. L'origine de la vie dans l'univers n'ayant pas encore d'explication, les spéculations pseudo-scientifiques allaient bon train.
Clamant que l'humanité et les trois autres espèces intelligentes connues avaient été créées par une sorte de conscience cosmique, la Descendance de la Grande Race ne faisait que suivre un énième effet de mode.
Dans un monde régi par le progrès galopant de la technologie, de plus en plus de personnes venaient chercher refuge dans un occultisme de pacotille.
La supercherie de la croyance était pourtant évidente pour celui qui se montrait un tant soit peu empirique. Affirmer qu'il y a des millions d'années, une race alien, après avoir atteint la transcendance aussi bien physique que spirituelle, ait décidé de semer la vie dans tout l'univers observable, n'était en soi pas si risible. Après tout, un siècle auparavant, l'Humanité avait revu bien des choses dans sa manière de penser le vaste monde en rencontrant les Limrah, puis les Thanyxtes. La théologie néo-évhémériste de la Descendance aurait presque pu tenir la route s'ils avaient au moins une preuve sérieuse de ce qu'ils avançaient.
Bien sûr, ils affirmaient avoir de nombreux artefacts attestant le contraire, mais personne n'en jamais vu un seul, à part le fameux obélisque luisant exposé à Varesj.
D'après ce qu'Aélig avait compris, la secte avait toujours refusé que celui-ci soit analysé, clamant à qui voulait l'entendre que le monde n'était pas prêt.
La salle de culte du Temple ressemblait à un récipient plein de vase opaque. La lueur blafarde du crépuscule de Swarth faisait briller les murs de pierre écorchée aux veines verdâtres.
À la place traditionnelle de l'autel sacré se dressait un socle de pierre grise et lisse sur lequel avait été monté un étrange monolithe parfaitement taillé. Archaïque, surgi du fin fond des âges, il était haut et bien plus épais à la base qu'au sommet. La pierre avait été façonnée avec une main de maître extraordinaire, ne portant absolument aucune trace d'un quelconque outil de fabrication. Pas une rayure, pas un trait mal dégrossi n'entaillait la roche parfaite.
Miracle pour certains, simple curiosité sans grand intérêt pour d'autres, caillou clignotant pour les plus sceptiques, il s'en dégageait une impression primitive, de celles qui baignent les statuettes de dieux sanguinaires et anciens, relégués dans de poussiéreux musées, oubliés de tous, en sommeil. L'intégralité de la surface de l'obélisque avait été recouverte de fines lignes cunéiformes qui luisaient faiblement d'un vert saumâtre quoique électrique, induites qu'elles avaient été d'un agent photolumineux inconnu – et parfaitement inoffensif selon les religieux.
C'était une des rares reliques de la Grande Race, du moins le disait-on, que le Temple avait négocié à prix d'or pour en faire la pièce centrale du culte local. Au printemps, des pèlerins de la galaxie entière affluaient sur Varesj afin de contempler l'objet antique.
Aujourd'hui, ils étaient plus d'une trentaine, sans compter la poignée de spectateurs, assis en silence à même le sol nu, hommes, femmes, vieillards et quelques jeunes, enfermés dans une méditation obscure, incompréhensible.
Aélig contemplait cela de loin avec une certaine suspicion. Durant longtemps, elle avait pensé que le progrès technologique de l'humanité aurait effacé le mysticisme. Mais les Temples et autres assimilés étaient la preuve du contraire. Conquérir l'espace n'avait pas suffi à étouffer le besoin que ressentait le cerveau humain de croire en l'indicible.
Elle fixait les hiéroglyphes indéchiffrables. À ce qu'on racontait, si on regardait les symboles lumineux assez longtemps et avec assez d'intensité, on avait l'impression que des images floues, grandioses et incompréhensibles surgissaient dans l'esprit, remontant des profondeurs de l'âme, à supposer que celle-ci existe. On prêtait certaines vertus hypnotiques au monolithe, qui était censé stimuler l'inconscient le plus enfoui pour lui faire entrevoir quelque chose.
Cependant, il était vrai que la masse d'obsidienne luisante possédait un certain attrait, un magnétisme à peine marqué. Si elle se vidait un peu la tête en le regardant, elle percevait comme une pulsation lointaine. Ou alors, c'était peut-être dû à l'odeur prenante de cire et d'encens qui flottait dans l'atmosphère, le silence troublé par quelques froissements discrets, de l'auto-induction aussi. Après tout, la veille, elle s'était débarrassée de ce foutu implant qui la traçait comme un animal chassé et son organisme était encore plein de dopamine.
Malgré le gel coagulant qui recouvrait son poignet, sa cicatrice toute fraîche la grattait encore.
Comme dans un rêve lointain, Aélig entendit quelque chose rouler rapidement sur le sol lisse et heurter son pied avec douceur. Il y eut un discret chuintement.
L'objet fautif était un mince tube de métal chromé. Un de ses embouts était plus arrondi que l'autre extrémité et laissait échapper un mince filet de fumée.
Aélig eut soudain la nausée.
C'était une grenade.
Celui qui se faisait appeler Martin Henker dans cette partie du système était en pleine préparation de valises quand son assistant virtuel se mit à brailler.
— Alerte ! Je détecte un signal anormal aux abords du Temple. Et un gros !
Tout en couinant, l'IA envoyait ses scans holographiques en plein milieu de la pièce. S'arrachant à contre-cœur de son paquetage, le Thanyxte se redressa, intrigué. Ce qui flottait devant lui ressemblait à un informe tas de carton-pâte pivoine, dessinant une vague forme fuselée.
— C'est quoi ? grogna-t-il.
— Ça vient des capteurs météo installés sur le toit, débita Aresh. Selon la masse, il s'agit d'un vaisseau, ou plutôt une navette de transport atmosphérique vieille de plusieurs décennies. Mais y a pas que ça, attends...
La pièce de l'infirmerie, si calme en ce début de nuitée, se remplit soudain d'un capharnaüm monstre. Des tirs fusaient et des gens hurlaient. Un fracas horrible, déformé par les parasites, allant de pair avec l'immonde image granuleuse qui jouait désormais sur l'un des écrans de verracier de son bureau, dévoilant la panique, le sang et la poussière dans un dégradé de gris.
Contemplant ce chaos pixellisé, l'alien resta interdit durant un long moment. Varesj était un monde placide et éloigné de tout. C'était pour cela qu'il était venu s'y planquer. Le Temple était excentré de la métropole, perdu dans les collines et marécages en périphérie, mais il n'était pas si loin.
Qu'est-ce que tout cela signifiait ?
Comme pour lui répondre, Aresh choisit ce moment précis pour couper le vacarme. L'image se figea sur une silhouette recroquevillée dans des gravats, près d'une colonne brisée.
— Regarde, s'égosilla l'IA avec un ton surexcité, je crois que c'est la progéniture femelle de Lindstradt.
— Fait chier, commenta le Thanyxte. Mon argent est en train de crever. Combien de temps pour joindre le Temple d'ici ?
— Calcul en cours. Calcul en... ok, environ quinze minutes si on met les gaz.
— Envoie les protocoles d'autorisation à l'ordi central pour la navette.
Se tournant avec appréhension vers une longue et volumineuse mallette couleur de jais, le Thanyxte pressa le loquet, un simple poussoir innocent qui rendait la chose moins suspecte.
Au bout d'un demi-siècle, il semblait qu'il était bon pour remettre sa vieille tenue.
Perdu au milieu des ronces et du brouillard d'un vert mélancolique, le Temple se dressait entre deux vallons envahis par la végétation luxuriante. La nuit humide faisait transpirer la jungle dans les ténèbres. Éclairé par trois minces lunes et leur halo spectral, l'énorme planétoïde proche de Varesj dessinait un arc de cercle blême de plusieurs milliers de kilomètres de long à l'horizon, voisin paisible et mort.
L'étroite navette ambulance de la clinique atterrit à un demi-kilomètre de la cathédrale étrange, se posant en silence dans une volute de brume.
— Je détecte plus d'une dizaine de signaux thermiques, chuchota une voix synthétique dans son casque. Les relevés correspondent à des Prométhéens.
— Je pensais qu'on les avait crevés une bonne fois pour toutes...
— Ça va être dangereux.
Retrouver le contact familier et pourtant extrêmement dérangeant, de la tenue contre lui avait quelque chose de grisant. Personne n'avait jamais exactement su qui avait inventé les umbrarmures, ni en quoi elles étaient faites, car leur origine remontait à des éons. Beaucoup de choses relatives à la Doctrine de la Structure étaient si anciennes qu'elles en étaient devenues un mystère, même pour la science Thanyxte. Les plus anciens du Syra avaient pour coutume de dire qu'elles rendaient fou si on les portait plus d'une paire d'heures.
C'était un doux euphémisme.
Il s'accroupit dans la couche de feuilles et de boue qui tapissait le sol et se remémora le récit sur Zhul'Umbra : « ils rampaient alors à quatre pattes comme des bêtes ». L'automatisme revint avec la puissance d'un souvenir refoulé.
La reptation était le moyen de locomotion naturel de son peuple et l'umbrarmure était là pour lui rappeler que même s'ils avaient fini par se mettre debout pour regarder le ciel, les Thanyxtes avançaient bien plus vite à quatre pattes.
L'humus perpétuellement pourrissant se chargea d'étouffer les bruits de sa course. Restant prudemment à couvert sous la jungle, il se fondit dans le décor nocturne en une traînée plus sombre encore.
Arrivé à la lisière du Temple, il baissa son allure et finit par s'accroupir derrière un talus grouillant de bestioles invertébrées visqueuses et répugnantes. Un rapide et discret regard lui montra que les abords piétinés de la construction monolithique étaient presque déserts. Assise sur ses pattes d'insecte dans la clairière vaseuse, une antique carlingue de transport atmosphérique suintait une vapeur grisâtre, emplissant les environs d'un brouillard lugubre. L'air sentait l'ozone de l'orage tropical naissant et le carburant mal ventilé.
À l'entrée de la haute bâtisse, presque minuscules dans l'encadrement démesuré des portes néoclassiques, un couple de Prométhéens éléphantesques était occupé à traîner des cadavres désarticulés le long des marches.
— N'oublie pas, le prévint Aresh dans l'intercom de son casque, ne la garde pas trop longtemps. Faudra l'enlever dans une heure et demi maximum. Tu sais ce qui arrive sinon...
Le Thanyxte le savait très bien. Se rappeler de ceux qui n'avaient pas ôté leur umbrarmure à temps ne faisait pas partie de ses meilleurs souvenirs.
Le plus compliqué serait d'atteindre l'entrée aux proportions délirantes du Temple sans se faire remarquer. Le second souci, et non pas des moindres, c'est qu'il n'avait qu'une vague idée de la localisation de cette maudite humaine. Devoir fouiller des ruines remplies de monstres sanguinaires, qui vouaient une haine viscérale à son espèce, ne l'enchantait guère. Mais chaque chose en son temps. D'abord, il fallait s'introduire à l'intérieur. Il improviserait ensuite.
Le Thanyxte se mit à plat ventre et commença à ramper. La vitesse de pointe d'un crocodile marin sur la terre ferme pouvait atteindre les trente kilomètre-heure et avec la force motrice de l'armure conjuguée à celle de ses muscles, il n'en était pas loin. Le long appendice de plaques imbriquées dans le dos de la combinaison remplaçait la queue que les siens avaient perdu depuis longtemps, à la fois balancier pour l'équilibre et gouvernail qui corrigeait ses trajectoires.
Arrivé au pied du mur sud de l'énorme église, il planta les gantelets griffus dans la pierre spongieuse et grimpa le long d'une colonne à la manière d'un serpent. Captant la lumière lunaire, l'umbrarmure modifia sa palette de teintes en une mue rapide. Ces tenues d'obsidienne primordiale étaient une véritable merveille technique.
— Une heure, signala Aresh alors qu'il atteignait le sommet du fronton au bout d'une vingtaine de minutes d'escalade prudente. Une heure, avant que ça ne devienne irréversible.
— Je vais faire vite, lui répondit le Thanyxte, s'adressant la promesse une seconde fois en son for intérieur.
S'aidant de la moindre aspérité de la corniche ouvragée en arabesques, il louvoya vers le bas en essayant de ne pas regarder le sol crasseux à vingt mètres en contrebas. Les serres rétractables des gants lui servant de pitons d'arrimage, il finit collé au plafond du hall tel un arachnide surdimensionné.
— Cherche des traces de vie, ordonna-t-il à Aresh.
— Tu ne devrais pas lutter contre ta vraie nature et renoncer à la Structure ! hurla l'IA d'une voix caverneuse, cassée, terrifiante, si fort qu'il faillit lâcher prise.
Un filet de cailloux mêlé de plâtre dégringola entre ses doigts alors qu'il se reprenait dans un frisson, angoissé à l'idée de s'écraser au sol.
— Je n'ai rien détecté dans un rayon de vingt mètres, était en train de dire Aresh avec sa tessiture habituelle.
Son cœur battait beaucoup trop vite.
— Qu'est-ce que t'as dit avant ?
— J'ai dit que je n'ai rien...
— Non ! Avant, articula le Thanyxte, desserrant les dents avec difficulté.
— Je n'ai pas parlé, bourdonna l'assistant. Tu es sûr que tout va bien ? s'enquit-il après une courte pause.
Il évita de répondre.
Progresser à l'envers en tâchant de faire le moins de raffut possible se révéla extrêmement compliqué. Il devait aussi se dévisser la tête en permanence pour essayer de voir quelque chose dans la purée de pois poussiéreuse qui avait envahi le sol. L'umbrarmure étant un outil de combat au contact, elle n'était donc pas dotée des instruments d'analyse les plus sophistiqués. Il allait devoir se débrouiller avec l'infrarouge et l'affichage thermique à courte portée.
Au bout de quelques minutes, il préféra migrer sur le mur gauche, s'y glissant avec une multitude de précautions. L'armure et son corps pouvant encaisser pas mal avant de lâcher, la chute ne lui serait pas fatale. Les Prométhéens dont il entendait les lourds pas en contrebas, en revanche, il n'y résisterait pas.
Il ne savait pas pourquoi ces derniers continuaient de traîner les charognes humaines à l'extérieur. Il y avait aussi un son plus sourd, celui d'un objet volumineux, rectangulaire et lourd qu'on faisait racler sur les dalles, mais il ne put le distinguer clairement. Le plus angoissant dans cette procession pachydermique était que les aliens n'échangeaient pas le moindre mot.
Aucun grognement, même pas un soupir. La seule chose qu'il parvenait à distinguer était le bruit de leurs pattes volumineuses et cet affreux glissement que faisait la viande morte qu'on traînait sur une surface rocailleuse et inégale.
Il fallait les crever jusqu'au dernier... Ce que lui et les autres avaient accompli, ça n'avait pas suffi à les exterminer, ces saloperies gigantesques, traînantes, imbéciles...
— Je détecte une signature thermique à dix-sept mètres sur la gauche, l'informa Aresh. Ça correspond à un être humain d'une soixantaine de kilos. Elle a l'air de s'être réfugiée dans un tas de débris.
— Bonne nouvelle, ça veut dire qu'elle ne s'est pas évanouie, marmonna le Thanyxte.
Il sentait l'umbrarmure lui coller de plus en plus à la chair. Un bruit indéfinissable palpitait dans son crâne. Il devait se dépêcher.
Un shrapnel lui avait profondément entaillé la cuisse et Aélig s'était ficelé un garrot hâtif avant de péniblement ramper dans un abri de fortune, formé par une colonne décorative déracinée. La blessure la faisait atrocement souffrir et elle avait passé de longues minutes à osciller entre l'éveil et un coma nauséeux. Mais les grincements de scaphandres mal huilés qu'émettaient les créatures énormes en massacrant les êtres humains encore vivants au sein du Temple avaient fini par inonder son corps d'adrénaline et de terreur.
Paralysée, recouverte de poussière crayeuse et de son propre sang, elle avait essayé de ne pas regarder ce qui se déroulait à quelques mètres d'elle. Même en se cachant les yeux, s'étouffant dans sa propre douleur et les sanglots, la jeune femme avait très bien saisi ce qui se passait. Poursuivis par d'immenses êtres en armure sale et rouillée, les gens s'étaient bousculés en vociférant, désorganisés. Pris au piège, ils avaient couru à l'aveuglette, les yeux brûlés par le gaz, se heurtant les uns aux autres, durant des minutes qui lui avaient paru interminables. Elle avait aperçu une silhouette titanesque en saisir une autre, bien plus frêle et molle, pour lui arracher les membres.
À ce moment-là, elle s'était mise à vomir.
Les instants suivants avaient empesté la chair brûlée, cisaillée, une odeur âcre, révulsive et si horrible qu'elle s'était de nouveau évanouie.
Elle s'éveilla la gorge sèche et un pesant goût de bile collé au palais. Un silence terrible régnait dans la salle de culte mais les nuages de fines particules aux relents de gaz lacrymogène n'étaient pas encore retombés. Aélig vit une monstruosité en armure vétuste tracter un corps sans tête au fond de l'immense pièce. La puanteur du sang bouilli lui submergea les narines et elle eut de nouveau la nausée. N'ayant plus rien à rendre, son estomac se contracta douloureusement dans le vide, la faisant éructer. Se plaquant une main crasseuse sur la bouche pour étouffer le son, elle pria de toutes ses forces de ne pas être entendue.
La forme répugnante avait disparu. Ses pas résonnaient désormais dans l'artère gauche du Temple, celle qui menait dehors. Son garrot de fortune s'était défait et elle tenta de le resserrer avec des doigts tremblants, la mâchoire crispée pour ne pas hurler. Cela n'allait pas suffire. Elle avait besoin de soins médicaux urgents. Prenant appui sur la colonne qui lui avait servi de barricade, la jeune femme se mit debout tant bien que mal. Les spasmes affreux de sa jambe faillirent la jeter à terre. Le sang lui coulait sur la cheville, dans la chaussure et partout autour.
Elle en perdait beaucoup trop.
Il fallait qu'elle s'en aille avant que les monstres ne reviennent, mais elle était incapable de marcher à vive allure et encore moins de courir.
C'est alors que, se décrochant du mur gauche dans un mouvement d'une souplesse surnaturelle, quelque chose sauta juste devant elle.
La créature atterrit à quatre pattes à deux mètres des gravats, arrachant à Aélig un cri de stupeur et de dégoût. Cela ne ressemblait à rien de connu et ce n'était pas humain. C'était gros, luisant et noir, un indescriptible amas de plaques visqueuses aux joints souples.
À la vue de la gueule sans yeux ni bouche, sombre, arquée, la tête d'un serpent aveugle, elle recula en trébuchant.
Elle se rendit compte qu'un gémissement de terreur animale suintait d'entre ses dents, se transformant en hurlement quand l'effrayante apparition se jeta sur elle, bondissant avec l'élasticité véloce d'un crapaud.
Fermant les yeux en sentant les pattes griffues se refermer sur sa nuque et ses épaules, Aélig se prépara à mourir. Pourtant, rien ne vint. Ni douleur atroce ni fin subite.
Elle ouvrit les paupières.
Lui plaquant une patte quadridactyle sur le bas du visage pour étouffer ses cris, l'horrible chose caparaçonnée tapota une de ses propres tempes et un interstice transparent apparut sur son casque, révélant deux yeux bien trop ronds et gros pour appartenir à un humain, séparés par une crête osseuse convexe.
— La ferme, lui ordonna l'armure terrifiante dans un anglais galactique un peu étouffé par l'épaisseur du heaume. Je suis venu pour te sortir de là.
Il enleva sa patte alors que la femelle humaine fronçait des sourcils, à la fois révulsée et surprise.
— Docteur Martin ? balbutia-t-elle.
— Mar... pas du tout, moi c'est Haïdes en vrai, je t'ai menti.
— Vous vous appelez comme le dieu des enfers grec, ricana nerveusement Aélig, sentant son cerveau danser la gigue dans sa boite crânienne.
— Quoi ? Qui ? Peu importe, accroche-toi, on n'a pas le temps.
Le Thanyxte la souleva comme si elle était une vulgaire poupée de chiffon.
Essayant d'ignorer la souffrance qui lui tailladait la cuisse, Aélig se cramponna du mieux qu'elle put à son cou. La matière de la combinaison était étrangement tiède, organique, presque vivante au toucher.
— Vous avez une queue de crocodile collée au cul, dit-elle d'une voix faible alors que l'alien se mettait à escalader le mur. Juste histoire de vous mettre au courant.
— Silence.
Son dos frottait désagréablement la roche poreuse de la paroi tandis qu'ils montaient. Le son des griffes se plantant dans les briques et le mortier friable la faisait grincer des dents.
— Pourquoi... vous êtes... venu, dieu de l'enfer, réussit-elle à chuchoter, la respiration difficile.
Ses bras s'ankylosaient peu à peu.
— Pur altruisme, cracha le Thanyxte.
— Pur matérialisme, le corrigea Aresh, mais la femelle humaine ne l'entendit pas.
Aélig essaya de ne pas regarder en bas. Elle ferma les yeux et se cacha le visage dans les replis de la drôle d'armure. Ce fut plus supportable. Elle sentait l'hémoglobine s'échapper d'elle en une pulsation régulière. Combien de millilitres encore avant qu'elle ne tourne de l'œil ? Elle l'ignorait. Elle avait perdu son garrot.
— Je suis mal.
— Je sais, j'ai vu. Muscle déchiré. Transfusion nécessaire. Groupe sanguin indéterminé pour l'instant. Je... merde !
Ils s'immobilisèrent. Dans l'air nocturne se découpait la sortie du Temple en un grand rectangle clair auréolé d'un souffle frais.
— Ils sont tous en bas, siffla le Thanyxte. Je peux pas descendre par le mur extérieur. Va falloir...
— Souviens toi des capteurs météo. Il y a un toit, une espèce de terrasse, lui glissa Aresh. Vingt minutes.
— On monte. T'évanouis pas, prévint Haïdes en s'adressant à Aélig. Je ne pourrais pas te porter tout en grimpant.
La femelle humaine émit un meuglement indistinct qui pouvait passer pour une affirmation.
Cette séance d'alpinisme improvisée avec un poids mort vissé à son corps commençait à épuiser l'alien.
Quant à l'umbrarmure... il préférait ne pas y penser dans l'immédiat.
Le souffle court, il franchit le délicat passage entre le plafond du hall et le fronton du Temple avant d'aller plus haut encore. Les derniers mètres furent un calvaire. Le temps semblait tourner au ralenti. Il s'efforçait de respirer lentement. La tension musculaire dans ses épaules était presque insoutenable. Porter son propre poids, celui de l'humaine et l'armure revenait à faire des acrobaties avec une charge totale de plus de deux cents kilos et il n'était pas une machine. Terrifié, il se figea en entendant la lourde navette décoller de la clairière. Hurlant et crachant des panaches de fumée grise, la mécanique défaillante disparut dans le ciel, emportant son chargement funeste. Ils avaient abandonné un monceau de cadavres soigneusement entassé dans la boue. Le Thanyxte ne saurait probablement jamais ce qu'ils étaient venus chercher.
Il reprit péniblement son ascension.
Maintenant que tout danger avait disparu, il aurait pu descendre, mais il n'en avait pas les forces. Ses serres métalliques creusaient de profonds sillons sur les fresques décoratives, ébréchant les mosaïques et blessant les figures niaises qu'on y avait sculptées.
Quelque chose n'allait pas.
Quand Aélig se sentit enfin glisser sur une surface plane et ferme, elle en éprouva un soulagement immense. Ils étaient en sécurité. Se redressant en position assise, elle étouffa un cri de douleur en effleurant sa jambe blessée par mégarde.
— Merci... eh, tout va bien ? s'exclama-t-elle.
Le Thanyxte recouvert de jais était soudain tombé à quatre pattes. Un tremblement nerveux, spasmodique, parcourait tous ses membres.
— Enlève-là ! s'égosilla une voix qui n'était pas celle de l'alien. Dépêche-toi !
— Enlever quoi ? répondit Aélig dans une exclamation paniquée, obnubilant presque sa plaie ouverte.
— L'armure, expliqua l'inconnu, suppliant. Vite.
— Comment je fais ? haleta l'humaine en se précipitant pour s'emparer du casque trois fois plus gros que son propre crâne.
— Tire dessus, tire, c'est ça ! Dépêche-toi ! ENLÈVE-LA !
Quelques secondes de rudes efforts lui suffirent pour séparer le casque du joint visqueux.
Cela pesait une tonne, si bien qu'Aélig ne put l'empêcher de choir au sol et le poids rata de peu son seul pied valide.
— Le reste ! Le reste, maintenant, continuait de hurler la tête.
La gueule entrouverte, un filet de bave épaisse gouttant entre ses mâchoires effrayantes, le Thanyxte avait cessé de bouger, fixant le vide devant lui. Boitant autour de l'alien, gémissant de douleur, la jeune femme s'acharnait à arracher les différentes parties de la combinaison épaisse, s'y cassant les ongles, haletant sous le poids des plaques, guidée par la voix désincarnée et pressante du casque. Il lui fallut cinq bonnes minutes avant que la dernière couche de cette étrange matière ne se retrouve sur les dalles de la terrasse, formant des pelures humides et noirâtres. La respiration lourde et précipitée, le Thanyxte se recroquevilla, la tête dans les bras.
— Merde, cracha le ton synthétique dans le heaume. Va-t-en, maintenant ! Prends-moi avec toi et va-t'en ! Cache-toi !
— Quoi... balbutia Aélig, de plus en plus perdue.
— Cache-toi si tu ne veux pas crever, trancha le timbre inconnu.
Plus par réflexe d'obéissance que par conscience pure, elle ramassa le pesant objet avec des gestes fébriles. Le poids du casque la fit trembler.
Elle était faible, épuisée et elle saignait toujours.
Quelques mètres plus loin, le Thanyxte s'était redressé. Aélig se figea. L'alien n'était pas dans son état normal. Voûté, les muscles des cuisses bandés et les bras ballants, il ressemblait à un cauchemar lovecraftien. La salive qui lui dégoulinait des babines s'écrasait au sol dans un flic-floc irrégulier.
— Docteur ? dit l'humaine d'un ton hésitant.
— Idiote, l'insulta la voix du casque.
Avec un cri rauque, l'énorme reptile bipède sauta dans sa direction, la ratant de peu. Aélig se jeta sur le côté tandis que l'impressionnante masse de l'alien percutait le mur. La tête de l'armure lui échappa des mains une nouvelle fois, rebondissant et roulant au sol avec fracas. Sous le choc, un communicateur plat et rond sauta de son emplacement tandis que la jeune femme, terrifiée, se relevait en trébuchant maladroitement.
Titubant comme s'il était ivre, le Thanyxte s'appuyait d'un bras au mur, la gueule ouverte sur les instruments de mort qui lui servaient de dentition.
Il la cherchait d'un regard voilé et incertain.
— Réveille-toi, fils de pute ! se mit à couiner l'intercom à quelques enjambées de là.
L'alien fonça à nouveau sur Aélig mais elle l'esquiva encore, et emporté par son propre poids, il chuta, l'entraînant avec elle. Le dos meurtri, l'humaine se mit à beugler de douleur en sentant les griffes aiguës érafler sa cuisse déjà bien amochée.
Se tortillant pour se mettre hors d'atteinte du Thanyxte, électrisée par la terreur et la haine, elle lui envoya sa jambe saine dans son horrible gueule de crocodile. Quelque chose de hideusement chaud lui inonda le bas ventre.
Sa vessie venait de lâcher.
— Lâche-moi, saloperie, laisse-moi tranquille ! lui cria-t-elle à la face, le frappant du talon encore et encore.
Sa chaussure finit par rebondir sur le front épais de l'extraterrestre avant de se perdre dans son dos. À moitié assommé, une arcade ouverte dans un sillon plus pourpre qu'écarlate, le Thanyxte se roula sur le flanc, lui laissant tout juste le temps de se relever et déguerpir.
Aélig n'alla cependant pas très loin. Trahie par son membre mutilé, elle s'étala au sol, le visage tout près de l'appareil de radio sophistiqué qui avait roulé en dehors du casque.
— Courage, lui chuchota ce dernier.
Refermant son poing ensanglanté dessus, la jeune femme se releva péniblement.
— T'es qui toi ? souffla-t-elle en posant un regard inquiet à l'alien toujours allongé à quinze mètres de là, près d'un parapet.
— Je m'appelle Aresh. Tu ne devrais pas rester là. Tu te souviens de la musette que tu as enlevé à ce con tout à l'heure ? Il devait la porter sur la jambe droite.
— Oui, répondit Aélig, trop exténuée pour ajouter quoi que ce soit.
— Va la ramasser. C'est un kit d'urgence.
— Sérieux...
Boitant terriblement, la jeune femme alla ramasser l'étroite sacoche militaire qu'elle décrocha d'une jambière noire.
Le Thanyxte ne bougeait toujours pas, probablement encore groggy. Mettant autant de distance entre eux que le permettait la terrasse du Temple, Aélig alla se réfugier derrière une construction ébréchée et rectangulaire qui servait à cacher l'accès au toit. Grimaçant de souffrance, elle se laissa glisser au sol.
Cette partie de la toiture plate était collée à l'un des vallons, si bien que les branchages épais et luxuriants d'une espèce de saule pleureur local effleuraient le parapet et cascadaient sur le cabanon aux escaliers. Les tiges souples et le feuillage poisseux offraient un abri relatif.
— Normalement, il y a une seringue de MoPer pour la douleur et une compresse de gel coagulant, lui indiqua Aresh via l'intercom. Ça devrait aller. Mais il faudra te recoudre.
— Qu'est-ce que tu es exactement ? marmonna Aélig en se plantant l'aiguille hypodermique en dessous du genou.
— La voix de la raison, éluda le mystérieux inconnu. Partout où Haïdes va, je vais.
La morsure gelée de la poche gélatineuse sur sa plaie profonde était presque insoutenable. Y plaquant les deux paumes, elle retint ses larmes avec grand peine. Se rependant comme une marée de sel et de glace, l'anesthésique paralysait toute sensation en dessous de sa hanche. C'était un soulagement étrange. Curieuse et détachée, Aélig regarda le coagulant se dissoudre sur l'entaille pour l'enfermer dans une gangue translucide.
— Ton pronostic vital n'est plus engagé, diagnostiqua la radio. Repose-toi une minute et il faudra filer. Notre navette est à cinq cents mètres au nord-est. Je te guiderais, ne t'en fais pas.
Se tortillant afin de se décaler vers l'angle de la paroi, Aélig jeta une œillade inquiète en direction du Thanyxte à l'autre bout du terrassement. Celui-ci remuait faiblement mais n'avait pas l'air de vouloir ou pouvoir se lever.
— Et lui ? s'enquit-elle.
— Il ira bien. Il sait se défendre.
— C'était quoi son délire ? Pourquoi...
Elle frissonna involontairement en repensant à l'attaque de l'alien.
— Pourquoi... pourquoi il a voulu me tuer ? Je me suis pissée dessus... littéralement, renifla Aélig en essayant de ne pas prêter attention à l'entrejambe humide d'urine de son pantalon sale.
La radio poussa un long soupir.
— C'est un peu compliqué à expliquer... mais je vais essayer... comment dire ?
Il fut coupé par un bruit sourd tout proche. Aélig se figea, retenant sa respiration. Cela provenait du cabanon en pierres rugueuses contre lequel elle était adossée. Quelque chose d'énorme et lourd était en train de monter les marches invisibles. Cela venait des profondeurs du Temple, certainement attiré par le raffut de leur lutte sporadique.
Collant ses lèvres au communicateur étroit, la bouche sèche d'angoisse, Aélig murmura :
— Aidez-moi...
— Va réveiller Haïdes.
Se sentant acculée, au bord du gouffre, elle gémit.
— Et s'il essaye encore...
— C'est ça où tu affrontes un Prométhéen toute seule, répliqua Aresh, fataliste. À toi de voir.
Haïdès sentit vaguement que quelqu'un le secouait de toutes ses forces. Le moindre de ses sens baignait dans un magma comateux. Pour une raison qui lui était inconnue, il avait mal au crâne. Un filet désagréable et salé lui coulait dans la bouche.
— Levez-vous, merde, le suppliait une voix beaucoup trop stridente à son goût.
Essayant de chasser de toutes ses forces l'engourdissement mental et physique dans lequel il pataugeait, il parvint à se remettre à genoux, les paumes appuyées sur le sol humide.
Floue dans le néant palpitant qui le cernait, une silhouette de mammifère bipède fit un brusque pas en arrière.
— Il arrive...
Les dalles tremblèrent. Secouant la tête, le Thanyxte se mit debout avec hésitation, luttant contre le vertige. Les événements récents lui revenaient en violents éclairs lumineux.
Le Temple. La fille humaine. L'umbrarmure...
Il avait mal. Il voulait dormir. Se réfugier dans l'eau et ne plus jamais en ressortir.
Le Prométhéen qui se tenait en haut des escaliers donnant sur le toit n'avait pas l'air d'approuver ses plans. Qu'est-ce qu'il foutait là, celui-là ?! Il était pourtant sûr d'avoir vu et entendu leur carlingue vétuste décoller, alors qu'il était presque arrivé en haut, accompagné de son drôle de bagage primate.
La vision désormais plus claire, il se mit à reculer.
En retrait derrière lui, la jeune humaine ne bougeait pas.
— Va chercher la navette, prononça-t-il à mi-voix.
— Y a un truc sur le chemin, chuchota Aélig, au bord de l'hystérie.
Le Prométhéen était énorme, épais comme un tronc d'arbre centenaire, tout aussi boursouflé, brunâtre et peu gracieux. Une partie de son cabasset ovoïde portait des traces d'impacts encore tout frais. Au vu de la poussière pelucheuse et des graviers qui le recouvraient, Haïdès comprit enfin. Cette bête immonde avait été laissée pour morte par ses congénères, qui faisaient très peu dans le sentiment. Probablement plus malchanceuse que la femelle humaine, elle avait été ensevelie par les gravats et s'était réveillée. Ils étaient horriblement coriaces.
Le titan distordu émit un son incertain, guttural et ils se rendirent compte qu'il parlait.
— Où est la Voix ? se lamenta-t-il dans un grognement sirupeux et empâté. La Voix est-elle partie ? M'a-t-elle abandonné ?
Pour une créature qui avait l'air aussi souffrante et déformée derrière sa muraille d'acier et de boulons défaillants, il s'exprimait avec une étonnante aisance.
— De quoi est-ce qu'il parle, susurra l'humaine.
— Nazarah, viens-moi en aide, grinça le Prométhéen d'un ton pleurnichard.
Restant sur place, il se balançait légèrement d'avant en arrière comme un horrible enfant qui aurait perdu ses parents.
— Créature du vide, tonna-t-il soudain en indiquant le Thanyxte de son immense patte tordue. Abomination !
Sa voix se déforma, changea, se muant en un crissement électronique, un larsen immonde.
— Honte de l'univers, reptile... saccada le Prométhéen de cette horreur détraquée qui lui servait de glotte. Disciple de la structure, je vais t'écraser...
Le pachyderme en scaphandre chargea, pris d'une rage aveugle. Les réflexes amoindris, le Thanyxte ne l'évita pas à temps. Se retrouvant prisonnier de l'étau façon broyeur à ordures des bras de l'animal, il se débattit de toutes ses forces. La puissance du Prométhéen était terrible et il sentait ses côtes craquer dangereusement. Son ennemi, en plus de lui dépasser d'une bonne tête, portait une armure médiocre mais épaisse et lui, il n'avait que sa chair et ses muscles.
Se contorsionnant, crachant, cognant, griffant, hurlant comme l'alligator primitif qu'il était redevenu, le Thanyxte parvint à arracher une jointure fragile sous l'aisselle de l'autre alien. Il plongea sa main redoutablement acérée dans cette brèche, tordant, serrant, jusqu'à ce que le Prométhéen, saisi par la souffrance, ne le lâche enfin.
Les deux pattes antérieures enfin au sol, il vit que la femelle avait disparu. Avant qu'il ne puisse savoir où, l'autre bestiole lui asséna un coup d'avant-bras dans la face, le faisant valser sur deux bons mètres. Encore une torgnole du même acabit et il serait bon pour la décharge. Il n'était certes pas en verre mais, en tant que lézard, il était fait pour la vitesse et la ruse, pas pour le viril étalage d'une brutalité primitive.
— Nazarah est un mythe, stupide vache de l'espace ! le provoqua-t-il avec plus de bravoure qu'il en avait en réalité. Tes croyances sont mortes avec ton espèce idiote quand on vous a tous gazés pour le bien commun !
— Hérétique, vociféra le Prométhéen dans un grésillement synthétique insupportable. La Voix de Nazarah marche parmi nous et elle m'accompagne à chacun de mes pas.
Prenant son élan, il fonça à nouveau droit devant lui. Au lieu de chercher à se jeter à terre pour s'épargner une collision traumatisante, le Thanyxte se contenta de se décaler légèrement sur le côté. Saisissant son adversaire par l'avant-bras le plus proche, il l'accompagna dans la lancée avec toute la vélocité dont il était encore capable.
Déséquilibré, le pesant monceau de ferraille se prit les pattes dans les éclats du parapet qui jonchaient le sol, puis sur la jambe tendue de son ennemi, avant de basculer par-dessus bord dans un odieux grincement de tôle froissée.
L'impact de la tonne mal ficelée dans son carcan métallique résonna quelques secondes dans la nuit mouillée.
— Les pas de Nazarah, ouais, bien sûr, cria le Thanyxte au cadavre en contrebas. À suivre un chemin aveugle, on trébuche.
Il se laissa tomber sur son séant dans un bruit sourd en essayant de reprendre son souffle.
Le Prométhéen lui avait sûrement fendu quelques côtes. Il détestait cette foutue planète.
Le temps passa. Fixant les morceaux de l'umbrarmure éparpillés un peu partout sur la terrasse, il se rendit compte qu'il n'avait absolument aucune idée de ce qui s'était produit avant l'arrivée de l'ennemi ni de comment il avait fini au sol avec une arcade ouverte, débarrassé de la malédiction de sa cuirasse.
Trop fatigué pour se poser des questions, il écouta distraitement les bruits des oiseaux et insectes nocturnes pulser tout autour, attendant il ne savait trop quoi.
De toute évidence, la petite femelle humaine avait filé depuis belle lurette, l'abandonnant à son sort. Il ne pouvait pas lui en vouloir, elle ne lui devait rien. Il ne l'avait retrouvée que par un immense coup de chance. C'était dommage. Tous ces beaux crédits envolés et désormais introuvables, parce qu'elle n'avait plus d'implant. Peut-être qu'il n'aurait pas dû le lui enlever, tout compte fait. Avec elle venait de disparaître l'une des rares portes de sortie vers un avenir meilleur qu'une année de plus sur Varesj.
Le bruit familier des moteurs à hydrogène de la navette ambulance emplit soudain l'atmosphère. Se coinçant tant bien que mal sur les dalles fendillées du toit maudit, le transport d'utilité publique se posa avec moult fracas.
— Désolée, s'excusa Aélig en ouvrant une des portes hydrauliques coulissantes. J'ai jamais piloté ce genre de machins.
Essayant de ne pas trop s'appuyer sur sa jambe estropiée, elle l'aida à ramasser les différentes parties de l'armure éparpillées au sol.
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