CHAPITRE 4 : Tisse-Circuits
Une imposante masse surgit de l'ombre, se traînant vers le bord du bassin comme dans la perspective de s'y noyer.
Aélig n'aurait su déterminer si la créature boursouflée était une machine ou un être de chair.
Recouverte d'une carapace chitineuse, un torse de mante religieuse se dressa dans un crissement électronique peu mélodieux.
Cela n'avait pas véritablement de tête, juste une vague esquisse de celle-ci, surmontée d'une multitude d'œilletons rougeâtres – de la grenaille de rubis brillant au sommet de la protubérance inégale lui servant de face.
Agités de soubresauts, ses six membres supérieurs lui évoquèrent des hameçons. Cliquetant de ses pattes postérieures, la monstruosité s'approcha encore plus près.
Tétanisée par la vision de ses bras crochus, Aélig ne bougea pas d'un centimètre, serrant Aresh entre ses doigts.
C'était mécanique, réalisa-t-elle en avisant la couronne de câbles plantée dans l'abdomen de l'assemblage dodelinant. Ce constat provoqua une étrange réminiscence dans son esprit, teinté de dégoût et de terreur, mais elle ne put mettre d'images précises dessus.
Arrêtée à environ deux mètres d'elle, l'apparition hideuse croisa et décroisa ses membres tordus, émettant une modulation stridente impossible à déchiffrer.
Ses lentilles de vision, ou capteurs peut-être, claquèrent de concert.
Il fallait fuir, se dit la jeune femme, mais elle n'en fit rien. La créature poursuivait son monologue incompréhensible, sifflant et grésillant des sons semblables à la tonalité d'une radio défaillante. Une vibration dans ses phalanges attira son attention.
« Je crois qu'il/elle/ça essaie de communiquer », afficha l'écran projeté.
Remarquant la lueur bleutée dans ses mains, l'insecte artificiel cessa son babil, se contentant de cligner des paupières dans un caquètement de ferraille mal huilée.
Aélig se surprit à trembler. Tel un piège à retardement, la peur lui serra les côtes. Elle essayait en vain de ne pas regarder les bras pointus de la créature.
Ces coutelas recourbés pouvaient l'éventrer en une seule rotation habile. Elle réussit à reculer d'une paire de pas.
Leur face à face asymétrique s'éternisa.
L'araignée synthétique émit à nouveau son étrange plainte dérèglée.
« Son attitude ne me paraît pas hostile », poursuivit Aresh.
— Sachant que ce lieu vient d'essayer de me tuer il y a quelques instants, j'ai comme un doute, marmonna-t-elle.
L'entendant parler, la créature se tût et s'immobilisa d'un seul tenant, sous l'effet d'un électrochoc invisible. Projeté par la rangée supérieure de ses innombrables yeux, un rayon écarlate la balaya de la tête aux pieds, l'effleurant d'une douce chaleur et la faisant frissonner.
L'ayant scannée, la chose s'agita, ses membres supérieurs s'escamotant lentement.
Sursautant, elle trottina vers le bassin d'une démarche bruyante et plongea les pattes à l'intérieur. Le câblage planté dans son dos crissa en se tendant.
Soulevant de lourdes gerbes liquides, elle en retira les filaments dans un bruit spongieux.
Fascinée, Aélig l'observer tracter les fibres inconnues. Avec une incroyable dextérité, dont le mouvement était si rapide qu'il en devenait indiscernable, la créature défit la matière filandreuse, la réassemblant pour former un parfait rectangle plat.
Le tenant entre deux de ses pseudopodes, elle le brandit de manière à le présenter face à Aélig.
En y voyant défiler une série ininterrompue de zéros et d'uns, rouge sur noir, elle soupira d'incompréhension.
Figée dans une expectative muette, l'autre la fixait de ses yeux en grains écarlates.
« Attends », lui signala Aresh.
Les lignes de chiffres continuaient à courir sur la surface du panneau.
« Elle parle », écrivit l'IA.
« Je vais essayer quelque chose ».
Avant qu'elle ne puisse protester, la projection azur se mit elle aussi à débiter une cascade de nombres. Ces dernières cédèrent ensuite leur place à une image, si subliminale qu'Aélig n'en distingua qu'une forme floue.
Cela interpella cependant la créature carapaçonnée ; elle se remit à tirer les fils vers elle, les entraînant en direction de son torse.
Une dizaine de secondes plus tard, deux pans de tissu fluide venaient s'échouer non loin d'elle.
— Mais qu'est-ce que... murmura-t-elle en se penchant.
« De quoi te couvrir », signala Aresh.
En ramassant l'étoffe, Aélig vit qu'il s'agissait en effet d'un simple t-shirt et d'une espèce de pantalon court. La banalité de ce constat lui noua la gorge. La matière était douce et tiède entre ses doigts et elle l'enfila sans plus tarder.
Le contact des vêtements contre sa peau fut comme une renaissance. Elle se sentit tout à coup moins vulnérable.
C'était idiot, elle le savait.
— Merci, dit-elle, ne sachant pas très bien auquel des deux elle s'adressait.
L'arachnide artificiel, se balançant sur ses pattes arrière, tendit à nouveau son panneau.
« Il s'appelle Tisse-Circuits », dit son compagnon muet. Aélig ne sut pas vraiment quoi faire de cette information, se contentant d'hocher de la tête. Malgré l'attitude pacifique de la machine, elle restait méfiante. Elle ne put s'empêcher de reculer en voyant le dénommé Tisse-Circuits franchir la distance les séparant.
D'aussi près, le revêtement de sa carcasse révélait sa nature synthétique plus en détail. Elle y distingua ainsi un fin réseau de veinules disposé en un immense circuit de carte-mère. Sur sa peau vernie et noire, le dessin luisait d'un vert délicat et vaporeux.
Le tracé lui rappela les lignes torturées imprimées sur sa propre chair.
Partageaient-ils la même nature ? Tisse-Circuits reconnaissait-il en elle un de ses semblables, ce qui l'empêchait par conséquent de la déchiqueter ? Elle ne se sentait pourtant pas machine. La respiration soulevant ses côtes lui paraissait tout à fait biologique. Malgré cela, elle ne pouvait ignorer l'horrible colonne métallique plantée dans son dos, ni les schémas étranges parcourant son épiderme.
Qu'était-elle devenue, au juste ?
Tout comme elle, Tisse-Circuits l'ignorait probablement.
— Est-ce qu'il sait où nous sommes ? demanda-t-elle à la place, attendant avec patience qu'Aresh traduise sa question.
« À l'intérieur ».
— À l'intérieur de quoi ? s'étonna-t-elle.
« Juste à l'intérieur », coupa l'IA, laconique. « La structure de son langage est très complexe, et je ne suis pas en pleine possession de mes capacités, alors tu devras te contenter de ça ».
Craintive, Aélig leva les yeux. La dominant d'un bon mètre et demi, Tisse-Circuits serrait toujours son écran digital comme un écolier doté d'une tablette barbouillée de craie.
L'ensemble était à la fois impressionnant et pathétique. Hypnotisants, les zéros et les uns continuaient à cascader sur le rectangle sombre.
« Il dit que tu dois venir », expliqua Aresh.
— Où ? interrogea Aélig.
« Ailleurs ».
— Génial, s'offusqua-t-elle.
Tisse-Circuits se pencha alors, et elle sursauta, patinant en arrière. Indifférent à sa subite terreur, il tendit une de ses pinces anorexiques vers elle.
Reculant encore, Aélig en fit tomber le boîtier de l'IA. Impuissante, elle le regarda dégringoler dans le sable, glissant hors de sa portée. Délaissant son support de communication sommaire, Tisse-Circuits ramassa l'objet avec délicatesse.
Il le porta ensuite à la hauteur de ses yeux multiples, l'examinant attentivement avant de le tourner dans tous les sens.
— Rends-le moi ! grogna Aélig, tentant en vain de ne pas céder à la panique.
Elle reçut un cliquetis strident pour seule réponse. Cela la mit en colère. Elle ne pouvait lui abandonner son seul ami, son unique soutien dans ce cauchemar sans queue ni tête.
— Hors de question ! vociféra-t-elle en se jetant dans la direction de Tisse-Circuits.
Surprise par sa véhémence, l'araignée mécanisée se décala pour l'éviter. Son piétinement souleva un fin voile de poussière.
— Rends-le moi ! répéta-t-elle, se maîtrisant avec difficulté.
Dans un clignotement, le boîtier prisonnier de l'étreinte tranchante de la créature fit défiler quelques lignes bleutées de code binaire.
Tisse-Circuits desserra ses pinces, et Aélig s'empressa de ramasser le cube.
« Il faut le suivre », affichait celui-ci.
— Mais pourquoi ? geignit-elle, déboussolée.
« Il sait comment sortir d'ici. Mais il faut que nous fassions quelque chose d'abord. Il sait comment me réparer ».
— Tu ne m'expliques jamais rien ! enragea-t-elle. Tu me crois stupide au point de ne rien comprendre ?
« Ce n'est pas ça du tout », écrivit immédiatement Aresh. « C'est juste que... je n'y arrive plus. Je n'ai plus les mots. On me les a enlevés, et ça continue. »
Elle eut envie de pleurer. Allait-il bientôt s'éteindre, la laissant seule dans les ténèbres ?
« Fais-moi confiance ».
Elle regarda à nouveau Tisse-Circuits. Posté près du bassin sur ses pattes en pilotis, ce dernier attendait sagement qu'elle prenne une décision. Cela ne lui plaisait pas du tout. Mais la drôle de machine était issue de ce monde incompréhensible, et elle avait besoin d'un guide.
— D'accord, expira-t-elle.
Dans la pénombre tremblotante, Tisse-Circuits était plus difficile à suivre qu'elle ne l'aurait cru. Malgré son allure patibulaire et sa masse imposante, la grosse machine trottinait avec une étonnante aisance. Elle peinait à ne pas le perdre de vue dans les méandres de la structure.
Entourée de murs infinis et lisses, Aélig en oubliait toutes ses notions de distance et de temps. Les parois anguleuses formaient des figures fascinantes, traversant l'espace marmoréen à l'instar d'aqueducs impossibles.
Une mélodie mécanique jouait dans les sombres trouées tapissant le sol. Plus d'une fois, la jeune femme s'arrêta à la lisière d'un de ces précipices, tentant d'en saisir le chant étouffé, tendant l'oreille et écoutant cette respiration sifflante et endormie.
À chaque fois, Tisse-Circuits s'immobilisait à son tour, attendant avec patience qu'elle se lasse de voir sa curiosité insatisfaite. Renonçant à poser des questions, elle se contentait de reprendre sa route sans fin.
Le gigantisme de son environnement lui donnait souvent le tournis, alors elle baissait le nez, se concentrant sur les infimes craquelures déformant le sol rocheux et elle se sentait mieux. Devant elle, les six pattes arrière de son affreux guide râclaient la pierre dans le claquement de pitons d'alpinisme. Parfois, la mante pivotait sur elle-même pour s'assurer qu'elle la suivait toujours.
Quand Tisse-Circuits s'arrêta net, Aélig faillit lui rentrer dedans. Elle ne s'était pas rendu compte que le machine avait ralenti, calquant son rythme sur le sien. Évitant la collision de peu, elle resta bouche bée devant la féerie malsaine du paysage.
Parasités par un lierre séché depuis longtemps, les tétraèdres et les cubes s'étendant tout le long du tunnel hexagonal luisaient. Recouvertes de rigoles semblables à des tatouages phosphorescents, ces concrétions étaient ainsi colorées de diverses nuances de sauge bleuie, parfois aussi lumineuses qu'une veine radioactive.
Le terrain était impraticable. Un marécage organique, brun et collant, l'avait envahi en intégralité. Surgis de la tourbe filandreuse, d'étranges cylindres évasés, pourvus d'un unique hublot jaune et embué, ronronnaient autour de stèles gravées de motifs complexes.
Celles-ci étaient recouvertes d'une fine couche liquide, grasse et noire, se décomposant et se reconstituant au gré d'un cycle indécis.
Tisse-Circuits poussa un grognement perplexe, piétinant le seuil de la coursive illuminée de tons acides.
« Je pense que tu dois monter sur son dos », écrivit Aresh dans un flash bleuté. Aélig grimaça. Cette suggestion ne lui disait rien de bon, pas plus que la perspective de patauger dans la soupe marronnasse s'étendant à perte de vue devant elle.
Accroupi sur ses crochets d'arachnide, Tisse-Circuits la contemplait de sa rangée de mirette en œilletons de porte blindée. Elle ravala sa répulsion dans un soupir. Prenant appui sur une saillie cubique proche, elle s'accrocha au revêtement de jais et grimpa sur le dos proéminent de la machine. Le bloc postérieur, assemblage disparate de segments gainés d'articulations, étant trop large pour être chevauché, elle se résigna à s'y installer en amazone, une main hésitante crochetant un bouquet d'antennes d'une souplesse de roseau.
Une vague lumineuse fade parcourut les circuits imprimés sur la peau de Tisse-Circuits quand il se redressa. Aélig ne voulait surtout pas qu'il se retourne pour la regarder. Fixer sa face nodulaire d'aussi près lui aurait été insupportable.
« Ne me lâche pas, surtout », la prévint Aresh.
— Promis, chuchota-t-elle.
Sa monture difforme se mit en branle, cheval réanimé par un exosquelette, lui tirant un cri surpris. Une vapeur saturée de particules cendreuses s'éleva autour des pattes de Tisse-Circuits quand il s'enfonça dans le tunnel.
La substance visqueuse d'un pourpre sale tapissant le sol se délita sous les coups de sécateur de la machine, se reformant immédiatement après dans une cicatrisation purulente.
Aélig fronça le nez de dégoût, ramenant ses jambes vers elle autant que possible.
Elle ne voulait surtout pas entrer en contact avec cette chose, quelle qu'elle soit. Elle savait cette infection glaireuse malveillante, même si elle ne laissait aucune trace sur la coque sombre de son transport improvisé.
Elle espérait que cette traversée ne s'éternise pas. Les stèles tapissées par le voile huileux et cernées par les cylindres borgnes la terrifiaient, lui évoquant des portes infernales dont le sceau était brisé.
Comme flairant son angoisse, Tisse-Circuits se figea non loin d'un tumulus aux arrêtes tranchantes.
— Avance, le supplia-t-elle en vain.
Un pressentiment lui affirmait que lui non plus n'aimait pas se trouver là.
« Il y a quelque chose plus loin. Je le sens », avoua le boîtier serré par sa main libre. Aélig se tassa un peu plus sur le dos de son guide, tentant de se dissimuler en se faisant la plus petite possible. Seul le grésillement ténu émis par les cuves tordues troublait le silence pesant.
Crachant des interférences, Tisse-Circuits déploya son scanner écarlate. La flopée de rayons fins balaya les alentours, découpant une grille éphémère et rougeoyante.
Le hublot du tube le plus proche s'ouvrit dans un crissement huileux. La charnière battit le vide en grinçant.
Tisse-Circuits ne bougeait toujours pas.
— Mais qu'est-ce qu'il attend ? murmura Aélig, de plus en plus nerveuse.
Aresh ne lui répondit pas.
À une cinquantaine de mètres de leur position, la bouillie lépreuse éclata sous l'effet d'un pression interne intenable. Perçant la surface élastique dans un geyser filandreux, une structure rectangulaire se tira vers le haut.
Elle ne possédait pas de membres apparents, se résumant à un torse sommaire surmonté d'une balise allongée et plate. Un monocle blanc, vide et froid, lui tenait place d'organe de vision – ou de visée, elle n'était pas sûre. Déployant une corolle de senseurs disparates à l'instar d'une collerette de cobra, le cyclope à l'œil laiteux aboya une série de tonalités rauques.
Planté dans une cavité engluée par la végétation putride, il était incapable de se mouvoir. Cela n'enlevait cependant rien à l'aura de puissance monolithique dont il était entouré. Elle songea aux statues perdues de l'île de Pâques, des totems dressés face au néant.
Le même halo primitif auréolait cette apparition haute de plusieurs mètres. La partie supérieure de l'automate pivota, décrivant un demi-cercle de gauche à droite, puis dans le sens inverse.
— Qu'est-ce que c'est ? interrogea doucement Aélig.
« Cela ressemble à une frontière », écrivit l'IA, le texte tremblant.
Elle ignorait de quelle frontière il pouvait bien s'agir. Ce n'était pas le cas de Tisse-Circuits qui, recevant un signal visible de lui seul, se remit tout à coup en branle. La jeune femme évita la chute de peu, se cramponnant de toutes ses forces.
La sentinelle au corps immobile continuait à balayer les environs, l'œil blanchâtre jetant des éclats glaciaux à chacun de ses mouvements de balancier.
Déglutissant, Aélig s'efforça de ne pas la regarder. Cette statue cubique et animée gardait des lieux qu'elle ne souhaitait pas découvrir.
Elle finit par fermer les yeux.
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