CHAPITRE 4 : Légion
Légion détestait les cargos.
Assis sur une caisse estampillée du logo d'une compagnie d'alimentation lyophilisée, il fumait cigarette sur cigarette.
Le NSX-FL 158 était une vieille épave en forme de losange qui utilisait un énorme réacteur à fission. Le genre à fuir par tous les pores. Il avait avalé deux plaquettes d'iode de potassium synthétique avant d'y monter, ce matin-même. Précaution idiote. Les radiations ne pouvaient plus vraiment l'atteindre – à cause des conneries de l'armée et de leurs armures mal ajustées, il était devenu définitivement stérile à l'âge de vingt-trois ans.
Le NSX-FL appartenait en réalité au groupement terroriste Green Edge. Des écolos qui se servaient d'une antique passoire nucléaire défectueuse pour leur transport de matériel, l'ironie était quand même cinglante.
Il y avait également plusieurs centaines de passagers. Civils en dèche de pognon qui ne pouvaient s'offrir une place sur un transport décent, petites frappes en recherche d'un voyage discret, dealers en manque de clients et filles de mauvaise vie, parfois bardées de prothèses bon marché, qui traversaient les coursives d'un pas chancelant, éructant des obscénités avec une haleine chargée d'alcool qui anesthésiait tout être vivant à proximité. Un véritable marché noir perdu dans l'espace.
Côtoyant toute cette mouise humaine depuis bientôt trois années, Légion n'avait que mépris pour elle. Il avait été obligé de travailler avec eux au tout début, quand, viré du CSW comme un chien qui aurait arraché la main d'un mioche, il s'était mis en quête d'une reconversion digne de ses attentes. Enfin, viré, ce n'était pas vraiment le terme. Il avait été littéralement dissous.
Il savait que, quelque part dans le système, les investisseurs qui avaient misé des fortunes sur lui – et les autres, s'il en restait encore – brûlaient de le capturer.
Ils pouvaient toujours essayer.
La vie civile l'avait rapidement rendu malade d'ennui et les quelques mois qu'il avait passé dans une compagnie de sécurité privée, à la solde d'un sous-traitant de l'armée, avaient suffi à l'en dégoûter définitivement.
Garder des entrepôts, patrouiller sur les docks, jouer au flic ayant raté sa vocation et servir de porte-flingue pour les grands noms du business, ce n'était pas pour lui. Il était du genre têtu et exigeant. Il avait fait partie de l'élite officieuse du Kohltso et voulait retrouver cette place de l'autre côté du décor. Et il était monté. Très vite. Avec beaucoup trop de facilité, d'ailleurs. Il était intelligent. Dans le CSW, il aurait très bien pu devenir un excellent soldat, si seulement il avait accepté de se plier à la discipline. Mais une autre autorité que la sienne lui avait toujours posé de gros soucis, si bien que son dossier s'était rapidement trouvé bariolé de blâmes divers.
Et c'est ainsi qu'il se retrouvait assis dans les soutes d'un cargo spatial au réacteur pourri, cerné d'une puanteur de moisi et de poussière, après pas mal d'années de galère quand même.
Aujourd'hui, il était sur un gros coup.
Il avait eu du bol. Ce n'était pas tous les jours qu'on pouvait se vanter d'avoir des armes Hélion à revendre. Celles-ci étaient tout bonnement introuvables sur le marché officieux. S'accrochant au moindre de ses crédits comme une pie à un objet brillant, la compagnie suisse avait mis en place un système de traçabilité redoutable sur l'intégralité de leurs babioles haut de gamme. Il était bien le premier à en récupérer clandestinement depuis quelques années.
Les obtenir lui avait coûté plusieurs mois de sale travail. D'ailleurs, il préférait ne pas y repenser.
Écrasant le mégot avec son talon, Légion leva la tête et vit les trois missionnaires de Green Edge s'approcher en regardant autour d'eux avec méfiance.
Il y avait deux hommes en armure légère, un flingue à la crosse patinée à la ceinture et les cheveux rasés. Un brassard vert traversé d'un brin de blé noir figurait leur appartenance au groupe, qu'ils n'avaient pas peur d'afficher en ces lieux.
Les deux gardes encadraient une femme, jeune, petite et blonde, avec un minois pincé, comme si elle avait les bajoues fourrées de glace. Ses cheveux étaient tirés en arrière, lui agrandissant les yeux et elle portait un gilet pare-balles dans lequel elle paraissait flotter malgré les attaches resserrées au dernier cran sur ses côtes squelettiques.
À force de grignoter des salades sans OGM en militant pour le retour à une agriculture manuelle, elle s'était fanée avant l'âge comme un trognon de pomme.
Légion ne put s'empêcher d'arborer un rictus bête et moqueur quand elle se planta en face de lui, le jaugeant du regard de la tête aux pieds.
— C'est pas vous qu'on nous envoie, d'habitude, commenta la femme en croisant ses bras minces et blancs sur la poitrine. L'autre avait l'air plus réglo.
— Et moi, j'ai commandé un massage thaïlandais, répondit Légion avec flegme. Pourtant j'attends toujours.
Elle ne sembla pas goûter pleinement au sarcasme.
— Suivez-nous.
— On est très bien ici, sourit-il.
Malgré son air détendu, son regard restait implacable. Première règle : ne jamais céder quoi que ce soit à la partie adverse. À cause d'une vie rigide d'ex-militaire, il n'était pas tellement rompu à l'art diplomatique des négociations.
Il se redressa, tirant sur son pantalon de treillis pour l'arranger et amena à lui deux mallettes en titane sombre qu'il posa sur les palettes enveloppées de bâches trouées.
Il les ouvrit dans un claquement puis s'écarta, laissant aux activistes le complet loisir d'en examiner le contenu.
Insérés dans leur étuis de plastique souple, il y avait là une petite dizaine de grenades offensives chargées de grenaille de wolframite.
La deuxième mallette, plus longue et imposante, contenait quant à elle, un seul et unique fusil Zmei DIME ; DIME étant l'acronyme de Dense Inert Metal Explosive, une munition expérimentale enveloppée de fibres de carbone contenant un alliage de tungstène et de nickel.
Ce type de chargement était généralement préconisé dans l'emploi contre des cibles bien protégées. Aucun blindage moderne ne résistait à ces munitions.
Les tissus organiques, quant à eux, étaient tout bonnement pulvérisés par l'éclatement des balles dum-dum, les os et les chairs réduits en charpie. Les métaux lourds qu'elles contenaient provoquaient des métastases au bout de quelques mois chez les survivants.
En gros, le DIME était une chose terrible, si sale que le Kohltso, pourtant peu regardant en général, s'était empressé de protester contre sa fabrication et Hélion de rétorquer, que bon, certes, ça filait le cancer mais quand même, ça fonctionnait à l'énergie verte, zéro pollution pour des guerres propres respectueuses de la nature, mais personne n'avait jamais réussi à déterminer s'il s'agissait d'un cynisme particulièrement absurde – avec Lindstradt, c'était difficile de savoir.
Pas étonnant que Green Edge adorait ces armes électriques.
L'un des gardes accompagnant la femme ne put s'empêcher de siffler d'admiration en saisissant le lourd fusil d'assaut.
— Cela fait quatre cent mille crédits, annonça le mercenaire d'un ton détendu.
Le visage de la blonde se décomposa rapidement.
— Pour le tout ? s'offusqua-t-elle.
— Hmm... nan, juste pour le DIME , expliqua Légion en sortant un mini-pad tactile et en le parcourant rapidement du doigt. Avec les grenades, ça vous fait exactement... euh, six cent mille et douze crédits.
— Vous vous fichez de nous ?
— La qualité n'a pas de prix, édicta le mercenaire avec un ton d'employé de commerce. Pour dix crédits de plus, vous avez le droit au porte-clefs Hélion.
Faisant un signe à ses deux compères, la blonde les entraîna à l'écart. Ils discutèrent à voix basse durant quelques minutes, un des sous-fifres masculins s'exprimant à grands renforts de gestes.
La femme fut la seule à revenir en direction de Légion.
— C'est okay, lui dit-elle simplement.
Légion lui tendit le pad et elle y tapa son code d'accès bancaire pour valider le paiement. Un petit signal sonore indiqua que la transaction avait été effectuée.
— Nous approchons d'Alliance. Quand nous aurons atterri, vous pourrez partir.
Les lampes au plafond s'éteignirent brusquement à ce moment-là.
Le cargo fut secoué de droite à gauche dans une violente embardée. La lumière revint et il vit que les trois terroristes avaient lâché leur butin, arme au poing et aux aguets. Le talkie de la femme se mit à cracher mais Légion était trop loin pour saisir le sens de ce qui se disait.
D'un geste devenu si automatique qu'il ne s'en rendit presque pas compte, il dégaina le Mather Sva vingt coups qu'il portait à la cuisse.
Une sirène profonde se mit à barrir dans les entrailles de la lente carcasse du transport.
— Il se passe quoi là, hein ? hurla Légion en direction des activistes de Green Edge.
La blonde lui jeta un regard mais ne répondit pas. Une expression de peur profonde se lisait sur les traits tendus de son visage, qui avait beaucoup pâli. Ce n'était pas bon signe. Se mettant à courir, elle et ses deux subordonnés disparurent dans les escaliers qui menaient à l'étage supérieur.
Légion, lui, ne bougea pas. Il n'aimait pas ça. Un hurlement strident résonna en haut, suivi d'une série de coups de feu sporadiques.
Dans un grand fracas, l'un des acolytes de la blonde dégringola les marches cul par-dessus tête, projeté par une force monstrueuse et s'écrasa en bas, immobile et la tête en sang.
— Oh, putain, s'écria Légion en bondissant par-dessus les caisses afin de se mettre à l'abri.
Quelques secondes plus tard, quelqu'un redescendit les escaliers en courant comme un dératé. Se penchant sur le côté pour jeter un rapide coup d'œil dans la soute, il vit la femme aux cheveux clairs. Elle avait la face maculée de sang et les yeux agrandis par la terreur.
— Ici, dit-il juste assez fort pour se faire entendre.
Elle se précipita dans sa direction et vint s'accroupir à ses côtés, le souffle court et le pistolet automatique tremblant dans sa main aux jointures exsangues.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda brutalement le mercenaire.
Elle se contenta de secouer la tête sans ouvrir la bouche, transpirant abondamment. Étouffant un hoquet maladif, elle se pencha soudain sur le côté et vomit.
— Bon sang, grimaça Légion, foutue newbie, va !
La déléguée Green Edge déglutit difficilement et s'essuya la bouche d'une main incertaine.
Des pas lourds et très lents se firent entendre, provoquant un concert de couinements et de craquements dans les escaliers d'acier fragile. Quelques boulons finirent même par céder.
Glissant contre la paroi cabossée d'un container industriel, Légion se redressa et inclina légèrement la tête, juste assez pour avoir une vue dégagée sur la fin des marches, trente mètres plus loin.
Une épaisse silhouette, voûtée et haute d'environ deux mètres cinquante venait de déboucher dans la faible lumière jaune pisse du sous-sol.
La créature était large, immense et étrangement difforme, avec des bras trop longs et de courtes jambes arquées.
Elle portait un énorme casque cabossé qui évoquait un antique scaphandrier. La visière blindée luisait d'un violacé venimeux. Sa combinaison environnementale bardée de plaques de matériaux divers soudés entre eux en désordre, était vieille et usée, éraflée, brûlée et entaillée sur presque toute sa surface. La tuyauterie tentaculaire reliant l'exosquelette au casque était encrassée de rouille et un filet de liquide dégoulinait sur le métal cabossé de l'armure.
Le groin grillagé qui servait de filtre à air au monstre pachydermique laissait échapper des traînées de condensation éparse dans le souffle rauque et saccadé d'une respiration difficile. Traînant une lance en fer obtus dans son poing énorme et gantelé, la chose s'avança dans la soute d'un pas maladroit, produisant un grincement métallique d'articulations mal huilées.
Vision de cauchemar.
— Merde, grogna Légion en se remettant à couvert.
La bête était un Prométhéen. Il en restait à peine quelques dizaines de milliers, éparpillés à travers tout le Système Circulaire depuis que les Thanyxtes avaient fait exploser leur planète-mère, il y a une cinquantaine d'années. Ils avaient atomisé plus d'une dizaine de planètes avant que l'Unité ne se décide à réagir et à appeler les lézards à l'aide comme des pucelles en détresse.
Les Prométhéens s'étaient alors retrouvés condamnés à un exil perpétuel à bord de leurs vaisseaux-ruches sans grâce, obligés de porter des combinaisons protectrices car l'attaque bactériologique avait annihilé leur système immunitaire, désormais en proie à un nombre incalculable de maladies et de dégénérescences génétiques. Enfin, d'après les médias.
Devenus incapables de se reproduire, ils étaient foutus à long terme. D'ici la fin du siècle, les derniers Prométhéens auraient disparu de la galaxie.
Reniflant l'air environnant, la créature titanesque se mit à fureter dans les environs. Légion sentait son cœur battre avec une force lente contre sa cage thoracique. Il s'obligeait à respirer très profondément pour ne pas laisser le stress l'envahir. Aussi malin, rapide et entraîné qu'il soit, armé seulement d'un backup vingt coups et le torse protégé par un simple plastron bardé de deux plaques d'acier-céramique, il n'avait absolument aucune chance face au Prométhéen, qui était un condensé de force brute et irréfléchie.
Autant essayer d'arrêter un tank avec un lance-pierres.
La femme blonde se recroquevillait contre l'empilement de caisses fragiles en pleurant doucement. L'envie de lui hurler de fermer sa gueule démangeait Légion, mais cela aurait été parfaitement stupide de sa part.
Se décalant à nouveau, il vit que le Prométhéen s'était approché mais lui tournait désormais le dos. Les escaliers se trouvaient à environ vingt-cinq mètres. La créature était lente et peu alerte. Il pouvait atteindre l'unique issue en quelques secondes. Il jeta un regard à la fille, qui se cachait les yeux avec des mains agitées de spasmes à cinq mètres de lui. Tant pis pour elle. Après tout, elle avait déjà payé et risquer sa vie pour sauver la sienne aurait été inutile.
Ce fut l'instant précis que choisit le second homme de Green Edge, le visage écorché, pour surgir des escaliers en hurlant.
Il tira plusieurs balles dans le dos du Prométhéen patibulaire, sectionnant un des câbles souples de sa nuque, qui se décrocha dans un sifflement de valve ouverte.
Portant une main blindée et pataude à l'arrière de sa nuque caparaçonnée, le Prométhéen pivota en direction de son agresseur avec une lourdeur de char d'assaut. Serrant des mâchoires, l'homme au brassard vert leva à nouveau son PA vers la créature.
Fais pas ça, idiot, lui lança Légion en pensée, tu peux rien contre ce truc... casse-toi pendant qu'il est encore temps...
Mais le gars au menton carré ne semblait pas du tout partager son instinct de conservation. Avec un long cri plein de haine et de terreur mêlées, il entreprit de vider le chargeur sur le Prométhéen, sans même prendre la peine de viser correctement.
Les balles rebondissaient sur la coque protectrice de la bête, ricochant dans tous les sens dans de minces gerbes d'étincelles sans lui infliger plus de dégâts que de simples éraflures superficielles.
Gros con, soupira Légion en son for intérieur.
Il vit que la fille contemplait la scène entre les interstices de deux caisses, la bouche entrouverte de panique muette. Son collègue tapa sur la crosse du flingue pour faire tomber le chargeur quinze coups vide, puis entreprit de fouiller son gilet pour en récupérer un plein.
Erreur de débutant imbécile.
Dans un gilet tactique, les chargeurs devaient être immédiatement accessibles et l'homme perdait du temps à les chercher. Beaucoup trop de temps. La formation militaire de Green Edge était à revoir en profondeur.
Avec un beuglement rauque, le Prométhéen chargea tête en avant, renversant le pauvre type d'un large revers. Dans un souffle de machine à vapeur, la créature leva sa lance artisanale et cloua le terroriste au sol d'un coup sec, perforant gilet, os, muscles et viscères dans un bruit spongieux. La blonde hoqueta d'horreur.
— Pat, gémit-elle bruyamment.
À ce bruit, le Prométhéen se retourna dans un crissement de boîte de conserve.
Légion jura à voix basse.
— Sale bâtard ! vociféra la femme en bondissant sur ses pieds, le PA brandi.
Déversant un flot d'insanités, elle se mit à arroser le Prométhéen d'un déluge de balles thermochargées, sans plus de succès que son compatriote. Légion ne chercha pas à intervenir alors que le Prométhéen saisissait la femme pour la faire basculer par-dessus la rangée de vieilles palettes. Plus souple qu'elle n'y paraissait, elle parvint cependant à se dégager, roulant sur le côté et se redressant agilement
Surpris, le Prométhéen resta les bras ballants durant quelques instants, mais se ressaisit très vite, l'assommant avec une main aussi large qu'une tête humaine.
Inconsciente, la blonde s'écroula tel un sac vide.
Contournant lentement le container qui le séparait de l'alien en armure, Légion vit ce dernier se pencher sur la femme immobile, comme pour la renifler.
Le mercenaire se figea, alerte.
La gigantesque créature s'empara de l'humaine avec une étrange douceur et la chargea sur son épaule. Légion vit les bras de la femme ballotter alors que le Prométhéen retirait sa lance rouillée du torse du lieutenant de Green Edge, puis faisait demi-tour. Il monta les marches de l'escalier d'un pas éléphantesque et disparut à l'étage supérieur.
Légion l'entendit s'éloigner dans un tintement discordant de ressorts mal tendus. Puis ce fut le silence.
— Mais qu'est-ce que c'était, bordel, siffla-t-il.
Il contourna soigneusement le cadavre déchiqueté de l'activiste écolo. D'un coup de pied, il ouvrit la plus longue des mallettes abandonnée par les terroristes et se pencha pour récupérer le Zmei DIME ainsi que ses trois chargeurs. Il en chambra un et rangea le reste dans les poches de son treillis. Tirant le verrou de sécurité en arrière, il mit la bobine Gauss de l'arme en route et le corps métallique zébré de conduites ignifugées frissonna sous l'impulsion électrique. L'écran du petit compteur digital situé sous le point rouge de la lunette de visée afficha 50 cartouches.
Avec la ferme intention de rejoindre les capsules d'évacuation en un seul morceau, il se dirigea vers le premier pont d'un pas silencieux.
Dans un grésillement tenu, la fumée et les crépitements électriques se déversaient lentement dans les fissures de la coque, tendant de toxiques banderoles le long des coursives. Les tuyaux percés hurlaient à l'agonie, la tôle froissée crépitait en se désagrégeant et au plus profond du vaisseau, le noyau du réacteur principal était parcouru de lourdes vibrations qui le mettaient lentement en morceaux. Pulvérisés par une impulsion énergétique d'une ampleur jamais rencontrée, des cadavres s'étaient penchés par-dessus la passerelle du pont de commandement, bras pantelants et chairs à vif.
Progresser dans ce chaos de gémissements paniqués, de fuites qui chuintaient, se frayer un chemin dans les étroites coursives du mince cargo en bousculant des corps qu'on ne savait morts ou vifs était comme ramper dans les boyaux d'un volcan.
Que s'était-il passé ?
Le secteur n'était pourtant pas une zone à risques. Peu fréquenté, certes, car situé à l'écart du Circulaire, mais vierge de toute menace : les cargos de transport à bas prix, lents et maladroits, empruntaient régulièrement cette portion du cosmos sans rencontrer de problèmes plus effrayants qu'une bruine de météorites qui venait chatouiller le blindage de la coque.
Mettre un pied devant l'autre sans s'étaler au sol exigeait de la concentration. Les parois du vieux vaisseau craquaient vers l'intérieur dans une affreuse toux sèche, s'affaissant, geignant et répandant leurs boyaux électroniques sur le sol. Dans les tréfonds des cales, le réacteur antique fuyait, brûlant probablement le cargo de l'intérieur. L'irradiation du noyau tordait le métal comme de la pâte à modeler, si bien que la large brèche taillée dans le flanc rouillé du cargo enflait et s'élargissait à vue d'œil, happant ce qu'elle pouvait vers le noir extérieur.
Qu'est-ce que c'était ?
L'alerte collision avait retenti quelques secondes à peine avant qu'une puissante déflagration ne coupe pratiquement le vaisseau en deux dans un bruit de scie sauteuse, rependant des giclées d'alliage en fusion et soufflant tout simplement le poste de pilotage et tous ses occupants, écrasés par l'explosion au mur, épinglés sur les consoles de commandes tels de vulgaires papillons d'une étrange collection entomologique.
Quelque chose de très gros, de très lourd, s'était collé au cargo antique, le secouant, comme essayant de l'attraper.
Il n'y avait presque plus d'air respirable dans la partie où Légion se trouvait et il manquait de s'étouffer. Traînant des pieds sur un sol au revêtement carbonisé, enflé et pulpeux, il se débattait avec les lanières de son masque à oxygène. La fumée était sur le point de lui brûler les yeux et il sentait des larmes irritées, amères, lui dégouliner lentement sur les joues.
Il titubait et voyait flou, comme si le vaisseau tanguait lentement d'un bord à l'autre. La toux lui déchira la glotte et il tomba à genoux, un voile poussiéreux collé sur les paupières. Il crut un temps qu'il allait s'évanouir, jusqu'à ce que, dans un pénible ronronnement, les filtres incrustés au masque ne se mettent à tourner, chassant l'âpreté de la fumée pour lui apporter un air qui avait un goût de rouille et de moisi, mais un air tout de même.
Il rabattit la visière.
Mais bordel, qu'est-ce qui était arrivé à ce foutu vaisseau ?
Quelque part au-dessus de lui retentissaient des pas pressés, des bruits de bousculade chaotique : on hurlait, on se débattait, on appelait à l'aide et on se marchait les uns sur les autres pour fuir la monstrueuse gueule gloutonne de la fissure qui aspirait le contenu du couloir vers l'espace, noir, vide et froid, sans un bruit car l'oxygène lui aussi se dissolvait. L'agitation ne dura qu'un instant. La faille ouverte s'agrandissait peu à peu, aidée par le dysfonctionnement du noyau principal, ne pouvant plus retenir les barrières König, qui tombaient littéralement en morceaux.
De grandes pelures de ferraille devaient se détacher de la coque pour dériver lentement dans le vide, privées qu'elles l'étaient de leur liaisons dynamiques avec le vaisseau.
Légion sentit qu'on lui tirait le bras d'un geste convulsif. Il se retourna et vit un homme, vêtu comme un membre d'équipage, les yeux exorbités et la bave aux lèvres, se traîner à genoux à cause de l'affaiblissement. Un bout de métal lui avait méchamment entaillé le flanc et le sang noirâtre dégoulinait sur ses genouillères d'ouvrier, ne laissant aucun doute sur ses minces chances de s'en sortir vivant. La fumée, probablement irradiée, toxique, pleine de déchets venus du fin fond des cales insalubres, avait éclaté les veinules de ses yeux et un mince filet rougeâtre gouttait de son nez pour s'écraser sur ses lèvres serrées et pâles.
— Vous ! réussit-il à articuler en le forçant à se pencher vers lui, le tirant avec une force insoupçonnée. Vous ! Vous avez... des armes... Aidez-nous...
Profondément révulsé, il le repoussa en lui envoyant son pied botté dans l'estomac et recula en essuyant la visière du plat de la main pour la débarrasser des postillons sanglants que l'homme avait répandu dessus en lui parlant. Ce dernier se recroquevillait affreusement dans la coursive, toussant et s'agitant nerveusement sous les assauts des émanations nocives qui suintaient de la moindre faille.
Ne possédant pas de masque à gaz de facture militaire, il était de toute manière condamné.
Il ne servait rien de le hisser en dehors de la carcasse métallique du cargo car il décéderait de toute manière à cause de lourdes et irréversibles séquelles d'intoxication et d'empoisonnement aux radiations. Le réacteur du cargo, abîmé qu'il était par l'explosion, s'était transformé en une véritable bombe à retardement : les liquides de refroidissement s'étaient tout bonnement évaporés sous la chaleur cuisante et le noyau d'énergie fuyait par tous ses pores, rongeant lentement le cœur du vaisseau. Il ne fallait pas rester ici.
Il fallait à tout prix s'éloigner de ce foyer de fonderie. Abandonnant l'homme délirant à son sort sans regrets, le mercenaire continua sa progression vers l'arrière du cargo, seule partie qui devait être à peu près intacte s'il se fiait à sa logique.
Il tenait beaucoup à sa peau.
Ici encore, des foules hurlantes, la bouche tordue et les traits déformés par le désespoir. Plus d'équipage, plus de capitaine, plus personne pour diriger le cargo qui se laissait dériver dans l'inertie la plus totale.
Des coups de boutoirs retentissaient contre la coque, profonds, presque mélodiques, s'insinuant au plus profond des viscères ; on n'aurait su dire si c'était l'enveloppe qui pelait en se dissolvant ou bien si quelque chose essayait d'entrer. Les groupes se faisaient et se défaisaient.
Des rescapés isolés, abattus, terrifiés, se laissaient tomber dans les angles pour sangloter et supplier d'une voix pâteuse.
De sombres silhouettes traversaient parfois les rideaux de fumée en courant, vociférant des choses incompréhensibles, incohérentes : de l'aide, car une paroi s'était écroulée sur une femme qui agonisait désormais dans une flaque d'eau sale, de l'aide, car une brèche s'était déclarée sur le pont 2 et s'élargissait aux cales, de l'aide pour essayer de se frayer un passage vers le poste de pilotage dévasté, de l'aide pour rejoindre les vétustes capsules de secours situées à bâbord du cargo, de l'aide pour déblayer le chemin, de l'aide, de l'aide, de l'aide...
Légion ne s'arrêtait pas. On s'accrochait à son bras, on essayait de l'entraîner vers la gauche, la droite ou vers le bas, on s'emparait de pans de sa tenue de combat usée pour attirer son attention, quémander sa clémence, mais il se dégageait toujours avec véhémence, brandissant son fusil d'assaut Hélion en guise d'avertissement, ce qui dispersait les hommes et les femmes aussi efficacement qu'un jet d'eau glacée.
Il était étranger à cette souffrance.
Ce qui comptait était de se sauver soi-même.
Un grincement rauque, lourd et guttural, retentit soudain dans la coursive et les lumières principales s'éteignirent les unes après les autres. Le système d'alimentation venait de lâcher définitivement. Dans un clignotement faible et pâle, les halogènes auxiliaires s'allumèrent peu à peu, traçant une ligne de lumière incertaine au ras du sol, plongeant le plafond de la coursive sinueuse dans les ténèbres.
Courant, trébuchant, rampant parfois, les rares survivants n'avaient plus aucune cohérence dans leurs actes ; ils se dispersaient tels des animaux privés de chien de berger.
Un choc sourd ébranla tout le couloir, et il dut se retenir à une poutre cassée pour ne pas glisser au sol.
Un sifflement de foreuse grinça à en crever les tympans, suivi d'un battement régulier et plus atténué.
Ce pouvait-il que le cargo ait été la victime malheureuse de pirates ? Il était pourtant rare qu'ils s'aventurent ainsi dans les systèmes contrôlés par la Circulaire, aiguillés par une peur justifiée des représailles. Ils se cantonnaient généralement dans les systèmes éloignés, sans grande valeur commerciale, désespérés de ne pouvoir vivre de leur métier. La piraterie ne rapportait plus rien et seuls quelques irréductibles s'accrochaient encore à leurs valeurs de liberté. Il avait déjà travaillé avec eux. Et contre eux, aussi.
Non, les pirates étaient bien trop frileux et pas assez nombreux pour tenter d'arraisonner un cargo de cette taille.
Aucun pirate, même s'il arrivait à naviguer avec un des vaisseaux du Kohltso, la coalition inter-espèces, n'aurait jamais pu s'offrir un matériel de destruction aussi puissant que la chose qui avait scié le cargo en deux.
Et surtout, aucun pirate n'employait de Prométhéens, à sa connaissance...
Légion ne le remarqua qu'au bout d'un long moment, mais il traversait désormais une coursive déserte, baignée dans la lueur saccadée d'une ampoule orangée qui martelait l'alerte collision. Le sol était légèrement penché, et il se demandait si ce n'était pas un effet de son imagination.
Une brume aux remous visqueux baignait ses pieds et un sirupeux claquement de marécage se faisait entendre quand il avançait.
Qu'est-ce que c'était encore que ces conneries ? Un sourd bruit de chute retentit juste derrière lui, lui faisant l'effet d'un électrochoc. Le souffle saccadé, il colla son dos au mur fissuré, les doigts se cramponnant nerveusement à la crosse du fusil.
Quelque chose allait de travers. Il le sentait. Cet accident n'en était pas un.
Une figure massive, pataude, se frayait un chemin dans la coursive qui basculait lentement d'un côté à l'autre dans un langoureux roulis. Les lumières auxiliaires qui rasaient le sol pollué, les câbles pétardant dans de grosses gerbes d'étincelles, tout cela brouillait son champ de vision, si bien qu'il ne pouvait identifier la masse trapue qui avançait sans certitude, comme si elle reniflait plus qu'elle ne voyait le chemin tracé.
Saisi d'un étrange sentiment, il recula encore, jusqu'à se fondre entièrement dans les ténèbres, les mains serrées sur le Zmei DIME.
Il retint brusquement sa respiration, car la silhouette maladroite, vaguement bipède, aux épaules bossues, aux jambes humanoïdes et caparaçonnée dans une étrange tenue anti-radiations renforcée aux genoux, coudes et dos, venait de s'arrêter à seulement quelques mètres de lui.
A l'intérieur du casque bombé, presque cornu, luisaient deux fentes violacées, d'une intensité anormale, probablement aidés par un amplificateur de lumière intégré à la combinaison.
De sa démarche pesante, la créature avança droit sur lui. Comme il l'avait redouté, elle voyait dans le noir grâce aux systèmes de visée dont était visiblement équipée sa tenue. Saloperie. Il essaya d'épauler, mais le Prométhéen chargea avec une rapidité monstrueuse au vu de son poids pachydermique.
Il le projeta contre le mur opposé, le laissant à moitié sonné. Le fusil Hélion voltigea à quelques mètres de sa main, hors de portée.
Le souffle coupé par l'impact, les côtes douloureuses, il tenta vainement de se redresser mais la masse enfonça un pied lourdement chaussé dans son dos. Le scaphandre renifla longuement puis poussa un sifflement à travers son masque à gaz.
La pression sur ses omoplates se relâcha et il put respirer librement.
— Pas intéressant. Pas ce que l'on cherche, lâcha la créature d'une voix débile et rauque, avant de s'éloigner en tanguant. Celui-là n'est pas normal, impur, souillé... des choses enfoncées dans la chair, quelles sont-elles ?
Attardé de Prométhéen...
Il se mit à ramper. Avec précaution. Centimètre par centimètre, le cœur battant la chamade, les doigts tâtonnant convulsivement le canon du fusil. Il poussa un juron quand le corps de l'arme racla bruyamment contre le sol sale. Le Prométhéen se retourna. Le pied de celui-ci creva la visière de son casque et il sentit avec horreur le souffre irradié s'infiltrer dans ses poumons.
Mais il avait eu le temps de presser la détente.
Il avait l'impression qu'un poids très lourd lui écrasait la poitrine. Il respirait avec grand peine et sa gorge était comme remplie de laine de verre. Il se souvenait vaguement d'avoir avancé dans la coursive sombre à tâtons, inspirant un air toxique à chaque pas. Puis il s'était écroulé à cause des saloperies radioactives qui se répandaient dans le cargo déchiqueté, son masque à gaz fissuré et le cadavre du Prométhéen à quelques mètres derrière lui.
Quand il ouvrit les yeux, sa vision était floue et sa bouche, couverte d'un masque à oxygène.
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