CHAPITRE 4 : Idées Noires



En voyant la fille Lindstradt débarquer dans sa cabine avec un pack de bières « Dauphin Noir » sous le bras, Cooper se demanda sérieusement comment elle avait réussi à l'obtenir.

— Akoulov, expliqua-t-elle simplement en posant le petit carton sur la table pliable, près d'un hublot assombri par la nuit.

Il était tard. Elle avait attendu que les coursives soient à moitié vides pour se faufiler jusqu'à ses quartiers le plus discrètement possible.

— Ce type possède une véritable cave, commenta-t-il.

S'asseyant, Aélig se contenta d'un mince sourire en guise de réponse.

 Elle s'était enfin coupé les cheveux, ce qui lui donnait un air bien plus soigné. Habillée avec sa simplicité habituelle, elle avait un visage fatigué, manquant probablement de sommeil depuis qu'ils avaient quitté Carrière.

 Quand Cooper s'installa en face d'elle, elle se rendit compte qu'il grimaçait légèrement.

Des hématomes impressionnants avaient fleuri sur ses bras, jusqu'aux épaules, de ce qu'elle en voyait sous son débardeur marine, et une de ses mains était solidement bandée pour cacher des doigts écorchés jusqu'au sang. 

Il sortait visiblement d'une empoignade d'une violence inouïe. 

Aélig se demandait comment il avait pu finir dans un état pareil alors qu'il portait une exo assistée de plus de trois cents kilos.

— J'ai failli y rester, lui avoua-t-il en décapsulant une bouteille d'une torsion de son poignet valide avant de la lui tendre.

La jeune femme l'accepta avec un signe de tête.

— Débarquer ici est une énorme connerie, déclara-t-elle en prenant une gorgée amère. Ils parlent de brûler le corps de Barker parce qu'il est impossible de le conserver sur le vaisseau.

Dégoûtée par ce qu'elle disait, Aélig fronça des sourcils, essuyant distraitement la condensation à la surface de sa bouteille sombre du plat de la main. 

D'une pichenette négligente, Cooper envoya valser la capsule métallique contre le bas du hublot, la faisant rebondir dans un tintement.

— J'ai l'impression que mon père ne sait plus vraiment ce qu'il fait, confessa-t-elle à mi-voix.

Cooper vida la moitié de sa bière en trois longues lampées, se rejetant en arrière dans un soupir de soulagement.

— J'ai également ce sentiment, la rassura-t-il. Mais je ne suis qu'un contractuel en sursis, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Il en a déjà marre de m'entendre respirer quand on est dans la même pièce, alors je suis vraiment mal placé pour le ramener à la raison.

— Je sais, dit Aélig en crispant les mains sur sa boisson.

— Tu n'aurais jamais dû venir. Tu aurais mieux fait de rester sur Carrière.

Elle haussa des épaules en silence. Son regard était encore plus triste que d'habitude.

— C'est trop tard, maintenant, répondit-t-elle après une courte pause. Ça m'étonnerait qu'il fasse demi-tour juste parce que je le demande. Je le connais, il est du genre buté. Quand il a une idée en tête, il va s'y tenir, c'est limite obsessionnel.

Elle inspira profondément, les yeux perdus dans le vague en regardant par l'ouverture rectangulaire qui représentait le seul lien que cette cabine spartiate avait avec l'extérieur.

Cooper n'avait pas été logé dans le même degré de confort qu'elle. 

C'était logique. Chacun à sa place, après tout.

Depuis leur légère incartade sur la passerelle, elle n'était pas revenue, beaucoup trop perturbée pour réfléchir correctement.

 Il l'avait attendue en vain le soir-même.

 S'il lui en voulait de jouer ainsi avec lui, ce qui était sûrement le cas, Aélig savait qu'il ne le dirait pas.

Sous ses airs décontractés et son humour caustique, Cooper était l'un de ces petits mâles alphas caricaturaux qui préféraient avaler une poignée de lames de rasoir plutôt que leur fierté en avouant qu'ils avaient eux aussi des sentiments. 

Comme la plupart des institutions majoritairement masculines, l'armée en était remplie. Ce n'était pas grave, elle s'en fichait. Elle était persuadée que si jamais l'envie lui prenait de se déshabiller devant lui, là, maintenant, il ne lui refuserait plus rien. 

Pour cela, elle aurait presque pu tomber amoureuse, pour la première fois depuis longtemps, mais Cooper était bien trop hermétique, détaché de tout et elle était si peu à sa place ici qu'elle n'avait même pas envie d'essayer.

— Si tu penses être incapable de le faire changer d'avis, je te crois, prononça-t-il, la tirant de ses pensées sans issue. Mais il y a bien quelqu'un qu'il écoute, non ?

— J'imagine, oui, présuma Aélig après s'être accordé quelques secondes de réflexion. Auster, Karavindra... je devrais peut-être aller leur parler...

— T'as rien à perdre à essayer, confirma Cooper.

Se tordant quelque peu sur sa banquette rigide, il sortit un paquet de cigarettes blondes passablement froissé de son pantalon cargo, suivi d'un briquet tempête gravé aux armes des sections spéciales du CSW.

Toujours plongée dans un état méditatif, Aélig l'observa tandis qu'il allumait une cigarette, emplissant aussitôt l'espace restreint de l'odeur amère du tabac incandescent.

La cabine qu'il occupait n'avait pas d'âme, baignant dans un décor d'une stérilité fonctionnelle propre aux lieux qui ne servaient qu'à dormir. 

Ses affaires tenaient dans une unique cantine militaire kaki et cadenassée qu'il avait rangé sous sa couchette. Elle se demanda s'il avait un jour eu un véritable chez lui. 

Probablement pas. 

Ils avaient au moins cela en commun, en fin de compte.

— Est-ce que t'as vu ce qu'on a ramené ? demanda Cooper en terminant sa bière et s'en ouvrant une deuxième dans la foulée.

— Le Prométhéen, tu veux dire ?

Il hocha de la tête en tirant une bouffée de nicotine.

— Non, répondit Aélig. Mais tout le monde ne parle plus que de ça... Tu sais où ils ont mis le corps ?

— À l'infirmerie, je crois.

La jeune femme eut un petit rire. Cela faisait du bien.

— Eshe Azaan a dû tirer une de ses tronches, supposa-t-elle, un brin moqueuse. Je l'apprécie beaucoup, mais on ne peut pas vraiment dire qu'elle est un exemple de tolérance envers, euh...

— Ces putains de rhinocéros obèses et irradiés ou encore notre ami le vélociraptor parlant, acheva Cooper à sa place en ricanant.

— J'allais dire « toute forme de vie étrangère à la nôtre », poursuivit Aélig, souriant avec plus de franchise. Mais ça passe aussi.

Elle leva sa bouteille dégoulinante d'humidité en une parodie de toast.

— Aux aliens, donc, déclara-t-elle d'un ton solennel.

— Au génie ingénieur d'Hélion et ses armures en mousse, ajouta-t-il d'un ton sérieux alors qu'ils trinquaient.

Ils burent en silence.

Derrière le hublot, Aélig pouvait apercevoir les vallons sans fin d'Odyssée plongés dans une obscurité inhabituelle. 

Comme Alliance, la planète était devenue une colonie fantôme et son père persistait à la hanter dans son Hollandais Volant moderne.

Rien ne dissipait les ténèbres à l'extérieur, à part les étoiles et les deux satellites lointains qui faisaient office de lunes à la tellurique agricole. 

Cette lande piquée des silhouettes noires des fermes abandonnées et de la masse horizontale, comme écrasée, de Calypso-2, n'était guère engageante. 

Sans autre présence humaine que la leur, cet environnement redevenait hostile, étranger, perdu dans l'immensité et l'isolement.

Essayant sans succès de chasser l'abattement qui envahissait de plus en plus son esprit, Aélig se leva. Cela faisait déjà un bon moment qu'elle était ici, cette cabine froide commençait à l'étouffer et elle n'avait plus qu'une envie, celle de partir.

— Je vais y aller, déclara-t-elle en baillant. Tu peux garder le pack.

Cooper lui attrapa le poignet, doucement.

— Reste, dit-il. Dors avec moi. Pour changer.

Elle n'eut pas le courage de refuser.

Le poste de sécurité du Lance occupait l'équivalent de deux grands appartements au tout dernier pont du vaisseau, juste au-dessus de la passerelle de pilotage. 

S'abritant derrière des portes blindées et des gardes fusil au flanc, une enfilade de pièces révélait son contenu au fur et à mesure qu'Aélig la parcourait.

Elle croisa des râteliers solidement clos et remplis d'armes, des salles dévolues aux écrans de surveillance, deux vestiaires, un masculin et l'autre féminin, traversa un couloir qui menait à ce qui semblait être un petit stand de tir aux murs insonorisés et arriva enfin à sa destination.

Il n'était pas encore sept heures, et l'équipe de nuit passait tout juste le relais aux nouveaux arrivants, animant les environs de bruits de pas, de soupirs, de bâillements et de conversations traînantes ponctués de casiers qu'on refermait avec négligence.

Elle n'avait pas eu besoin de montrer son badge pour entrer.

 Ici, tout le monde la connaissait. Non seulement parce qu'elle était la fille du patron, mais aussi parce que durant un long moment, elle avait été la copine officielle de leur chef. 

Elle aurait préféré rester anonyme.

Dans la salle de repos attenante au bureau d'Auster, on avait dressé une table à la mémoire de Guillem Barker et un attroupement d'uniformes noirs se formait déjà aux alentours. 

Au moins les miliciens n'avaient pas à changer de tenue pour porter le deuil.

Réunissant toute sa volonté en une seule inspiration, Aélig frappa à la porte dépourvue de plaque.

 Il ne fallait pas qu'elle s'inquiète pour si peu.

Après tout, ce n'était qu'une discussion formelle.

— Entrez, fit une voix étouffée et la jeune femme s'exécuta.

Comme elle s'y était attendue, le bureau était tout à l'image de celui qui l'occupait : clair, bien ordonné et totalement dépourvu d'imagination. 

En la voyant refermer la porte, Auster se leva et pendant un court instant, Aélig eut l'impression absurde qu'il allait se mettre au garde à vous pour la saluer. 

Cela la fit légèrement sourire.

— Salut, dit-elle.

— Bonjour, répondit Auster, masquant habilement sa surprise.

Un ange passa alors qu'ils se fixaient mutuellement. 

Il avait une sale tête, n'ayant probablement pas dormi. La nuit blanche lui avait tiré les traits et creusé les yeux.

— Un café ? proposa-t-il alors, tentant bravement de dissiper la gêne qui s'installait progressivement entre eux.

Cela n'allait pas être simple.

— Volontiers, soupira Aélig.

— Assieds-toi, proposa Auster en se dirigeant vers la porte.

Elle crut qu'il allait sortir, mais il se contenta d'entrouvrir le panneau pour y passer la tête.

— Café ! hurla-t-il dans le couloir.

— Tout de suite, monsieur, répondit quelqu'un du fin fond de la coursive.

— Fais-toi installer une machine, suggéra Aélig en s'installant en face du bureau alors qu'il lui tendait une tasse chaude.

Elle était siglée Hélion GmbH, évidemment, mais l'arôme qui s'en dégageait lui fit oublier le fanatisme professionnel de l'entreprise qui entachait jusqu'au moindre objet du quotidien.

— Il faut remplir un formulaire, expliqua Auster. En trois exemplaires. J'ai laissé tomber.

Posant sa propre tasse sur le rebord de la table, il s'appuya sur cette dernière, se frottant les yeux avant de croiser les bras.

— Je suis content de voir que tu te sens mieux, déclara-t-il.

Aélig savait qu'il feignait l'intérêt juste par pur formalisme.

Il avait toujours été extrêmement poli, Auster, jamais un mot plus haut que l'autre, si bien élevé que c'en devenait insupportable.

— Fais pas semblant, expira-t-elle, sans vraiment de colère.

— Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? reprit-t-il, oblitérant complètement sa remarque agacée.

La jeune femme prit le temps de formuler sa demande avec le plus de diplomatie avant de parler :

— Nous n'aurions jamais dû venir ici. Maintenant que mon père a obtenu ce qu'il voulait, à savoir un témoignage de Prométhéen, il devrait avoir gain de cause, non ? dit-elle calmement. Pourtant, nous n'avons toujours pas bougé...

Elle laissa la fin de sa phrase en suspens, fixant le contenu sombre de sa tasse.

 Il était étonnant de constater que, même après tout ce temps, elle n'aimait toujours pas regarder Auster dans les yeux. 

Luttant néanmoins contre ce réflexe, elle leva la tête et remarqua qu'il hésitait visiblement à lui répondre.

— Nous avons prévu d'aller examiner le vaisseau écrasé, avoua-t-il enfin.

Aélig reposa brutalement sa timbale en céramique sur le bureau, éclaboussant le sous-main en cuir sans le vouloir.

— C'est du suicide, trancha-t-elle. Vous avez bien failli vous faire dégommer hier, et maintenant, il veut explorer une épave inconnue ? Prendre le risque d'envoyer des dizaines de personnes à la mort, et tout ça pour quoi ? Pour assouvir un obscur caprice ?

Le chef de la sécurité se contenta de la dévisager en silence. 

Aélig eut soudain une révélation amère.

— Il pense tirer profit de la situation, c'est ça ? supposa-t-elle, dégoûtée. Se servir du fait qu'il n'y ait personne pour démanteler ce qui peut l'être, puis le revendre au plus offrant ?

— Quelque chose de ce genre-là, oui, prononça Auster, presque à contre-cœur.

— Mais on n'a même pas besoin d'argent, se scandalisa-t-elle, se mordant la lèvre sous l'effet de la colère. C'est juste de l'inconscience.

Elle inspira profondément pour se calmer.

— Et toi, t'as rien dit ? questionna-t-elle, lui adressant un regard brûlant de reproches.

— Qu'est-ce que tu veux dire, au juste ? rétorqua froidement Auster en faisant le tour pour s'asseoir en face d'elle.

Il croisa les mains devant lui.

— Et bien, que c'est une très mauvaise idée...

— Sur Alliance, je lui ai signalé que descendre en personne en était une, et est-ce qu'il m'a écouté ? rétorqua-t-il. Vous êtes du genre têtu, dans la famille. Mais je ne t'apprends rien.

L'attaque personnelle était à peine voilée. C'était bas en plus d'être totalement gratuit, et Aélig dut vaillamment lutter pour ne pas le traiter de tous les noms. 

Il était fascinant de voir à quel point la moindre de ses remarques pouvait la pousser à bout en seulement quelques secondes.

Elle se demanda même si c'était normal. Probablement pas.

— Tu es encore moins utile que je ne le pensais, déclara-t-elle avec indifférence.

— C'est noté.

— Merci pour le café.

Pas de réponse.

Elle bâilla, s'étirant souplement, les bras en arrière, ce qui eut pour effet de soulever légèrement son t-shirt ample, dévoilant un pan de son ventre. 

Quand elle remarqua le regard qu'Auster posait sur ce bout de chair, elle grimaça de lassitude sans pour autant le dissimuler.

— Oh, Erwan, dit-elle à mi-voix. Deux ans après et t'en es toujours là, sérieusement ?

Il leva les yeux, un peu coupable, et se rejeta en arrière comme s'il souhaitait mettre le plus de distance possible entre eux. 

Épuisé, il se passa une main sur le visage, probablement gêné par sa propre faiblesse.

— Excuse-moi, déclara-t-il enfin. C'est humain. T'as toujours été très...

S'interrompant avant d'en dire trop, il s'éclaircit la gorge. Aélig eut un sourire sans joie, abaissant enfin les bras. Elle s'était toujours plus ou moins doutée des sentiments troubles qu'il conservait à son égard, elle l'avait même souvent redouté. 

Mais maintenant qu'elle en avait la confirmation, elle se rendit compte que cela ne provoquait pratiquement rien en elle, à part une curiosité détachée.

Elle se leva, s'appuyant des deux mains à la surface de la table pour se pencher vers lui.

— Tu sais, si t'as toujours envie de coucher avec moi, tu peux le dire clairement, énonça-t-elle avec une ironie perverse, délibérément provocatrice.

Auster ne cilla pas, impassible. Quand il se redressa, Aélig crut avoir gagné, mais il se contenta de quitter son bureau, se dirigeant vers la porte, qu'il ouvrit en grand.

— Sors d'ici, exigea-t-il avec une politesse froide.

— Pas avant que t'avoues ! s'exclama-t-elle en haussant le ton, ce qui eut pour effet d'attirer des regards curieux en provenance de la coursive.

Auster referma le panneau d'un geste exaspéré par souci de discrétion.

Nonchalamment appuyée au bureau, elle n'avait pas bougé d'un centimètre, le fixant avec une expression sardonique.

— Je ne vois pas à quoi ça t'avancerait de le savoir, prononça-t-il. De toute manière, je vois quelqu'un, et toi aussi, que je sache.

Aélig éclata d'un rire incrédule.

— C'est vraiment l'excuse la plus bidon que j'ai jamais entendue, déclara-t-elle, ne pouvant s'empêcher de pouffer. Déjà, depuis quand t'es devenu exclusivement monogame ? Parce que si je me souviens bien, ça ne te gênait pas tant que ça, avant, les relations non-traditionnelles...

Elle le vit porter une main à sa bouche, réfléchissant à la meilleure manière de se sortir du bourbier dans lequel elle l'enlisait peu à peu. 

Aélig savait que tout un flot de souvenirs, pas forcément désagréables, commençaient à resurgir dans son esprit.

— Je ne veux même pas savoir à quoi tu joues, finit-il par lâcher.

— À rien, se défendit Aélig, mentant effrontément. Je te trouve juste étonnamment hypocrite, c'est tout.

— Bien sûr, répondit-il, peu convaincu.

La jeune femme décida alors d'abattre sa dernière carte, par pur sadisme :

— Tu sais, moi ça me plairait de la rencontrer, ta copine, se moqua-t-elle à moitié.

Elle éructa de triomphe alors qu'il fermait les yeux pour tenter de chasser cette image lascive de son esprit. Elle savait où taper, avec Auster. 

Elle connaissait ses faiblesses les plus secrètes. 

Le déstabiliser en devenait presque trop facile.

Ils avaient partagé tellement de choses, à l'époque, y compris des partenaires de coucherie, que leur relation en était devenue particulièrement étrange, débarrassée de toute jalousie superficielle, et elle se doutait que cela lui manquait. 

À elle aussi, parfois. Aélig savait qu'il n'avait pas oublié. 

On ne pouvait pas se soustraire à ces choses-là.

— OK, ça suffit, prononça Auster, perdant finalement sa façade indifférente. Sors d'ici où je m'en charge.

Ne la voyant pas esquisser un seul mouvement, il avança sur elle. Avant qu'Aélig ne puisse réagir, il lui avait saisi le bras, l'amenant dans son dos en une prise solide si désagréable qu'elle en grimaça. 

Elle avait l'impression que son épaule allait se démettre mais ne dit rien.

— Je le savais, triompha-t-elle.

Auster lui posa un doigt sévère sur le nez.

— Tu n'es qu'une foutue succube, lui dit-il avant de la pousser en avant, la contraignant à avancer.

Elle éclata de rire alors qu'il la faisait sortir de force.

 La porte se referma dans son dos tandis qu'elle se frottait l'omoplate en le traitant de connard à voix haute.

 Elle l'entendit distinctement verrouiller à double tour derrière elle et cela l'emplit d'un sentiment de victoire malsain.

Il lui restait encore un minimum de pouvoir sur ce monde qui ne voulait plus d'elle.

Aélig prit le temps de s'accorder un petit déjeuner avant de poursuivre sa quête fastidieuse. 

Elle savait que si elle n'arrivait pas à convaincre quelqu'un à l'intérieur du cercle de confiance de son père, ce dernier l'enverrait gentiment balader. 

Auster ayant refusé de coopérer, ses options s'en trouvaient réduites à presque rien. Lindstradt senior était réputé intraitable et elle était mieux placée que quiconque pour admettre que c'était vrai.

Après avoir attrapé un gilet à capuche plutôt épais pour se prémunir du froid, elle se rendit dans le secteur du Nexus à la recherche d'Ahmal Karavindra. 

Réalisant rapidement qu'il n'était pas à son bureau, elle finit néanmoins par lui tomber dessus au hasard d'un détour près du bunker électroneural.

— C'est huit heures et vous êtes déjà en pause, constata-t-elle en avisant le gobelet en carton que l'ingénieur serrait contre lui, tablette tactile sous le bras.

Karavindra fit mine de s'offusquer, pinçant la bouche.

— Gare à toi, insolente, la menaça-t-il. N'oublie pas à qui tu t'adresses.

S'il ne portait pas cette ridicule chemise ornée d'ukulélés en-dessous de sa veste de costume, Aélig aurait presque pu le prendre au sérieux. 

Après avoir échangé quelques banalités sur un ton détendu, elle lui exposa la raison de sa présence comme elle l'avait auparavant fait avec Auster.

 Le sourire de Karavindra s'effaça aussitôt qu'elle eut fini.

— Je comprends, dit-il en balançant son verre à usage unique dans une corbeille proche, qu'il rata de peu. Aller voir cette épave est une grosse connerie. J'ai essayé de l'en dissuader, mais il est convaincu qu'elle nous mènera aux Prométhéens si jamais on arrive à accéder à l'ordinateur central de l'engin.

Aélig sentit le découragement la gagner peu à peu.

— Et donc ? s'intéressa-t-elle, même si elle connaissait déjà la réponse.

Karavindra eut un vague geste.

— Il m'a dit de me mêler de ce qui me regarde si je ne voulais pas me retrouver sur un plan de retraite anticipée, soupira l'ingénieur, avant de se lisser la barbe de sa main surmontée d'impressionnantes bagues en or massif. Mais il a raison. On n'est pas en démocratie, après tout.

Aélig le regarda s'éloigner, sentant tout courage la fuir comme un ruisseau.

Quand elle prit la direction des quartiers de son père, elle avait renoncé à tout discours sensé et construit. 

Passant le sas vitré en noir, elle se contenta de s'exclamer :

— Si tu ne comptes pas bouger de cette foutue planète, je veux aller voir ce vaisseau de merde.


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