CHAPITRE 4 : Hautement dysfonctionnel
Quand elle ouvrit les yeux, elle était toujours allongée, mais le contact moelleux sous sa colonne vertébrale lui indiqua qu'elle se trouvait désormais sur le matelas ergonomique d'un lit d'infirmerie. Son avant-bras l'élançait jusqu'à l'omoplate et elle osait à peine remuer les doigts.
Clignant lentement des paupières, Aélig parvint à distinguer ce qui l'entourait.
Pendant un horrible instant, le décor environnant lui rappela celui de la clinique sur Varesj.
Cette réminiscence pleine de souvenirs pénibles se dissipa dès qu'elle vit son père se pencher sur elle.
Lindstradt arborait une expression inquiète en lui prenant la main.
Derrière lui, elle distingua deux autres figures humaines, mais fut incapable de discerner leur visage.
— Elle s'est réveillée, dit-il, tendu, à l'adresse d'une autre personne derrière lui.
Aélig voulut parler, mais c'était comme si sa gorge était remplie de sable.
Un sillon brûlant descendit le long de son œsophage tandis qu'elle déglutissait, ne parvenant qu'à marmonner faiblement.
L'instant d'après, le Dr Azaan lui pointait une lampe-stylo en plein dans les pupilles, ce qui la fit instinctivement gémir.
— C'est rien, déclara la médecin en chef en l'examinant attentivement. Tu es en état de choc, ça va passer.
— On a eu peur, dit son père.
Elle eut un sursaut en avisant la perfusion plantée dans la saignée de son coude immobile.
— Je ne comprends pas, murmura-t-elle.
Lindstradt soupira en lui caressant le front, mais ne dit rien. Ses traits étaient tirés et il sentait le tabac froid. Aélig ne le reconnaissait plus.
— Laisse-la se reposer, le prévint Azaan en le tirant doucement en arrière.
— Je vais rester, dit une deuxième voix d'homme.
Lui jetant un regard triste, son père s'éloigna, disparaissant de son champ de vision car elle avait trop mal à la nuque pour le suivre autrement qu'avec les yeux.
— Tu as encaissé une décharge cinétique à bout touchant, lui expliqua alors Azaan en manipulant le haut de la poche médicale à laquelle elle était reliée. C'est comme si tu avais enfoncé tes doigts dans une prise électrique. C'est juste désagréable. Pas de quoi t'alarmer.
— Désagréable, quel euphémisme, réussit à articuler la jeune femme à travers ses mâchoires crispées.
— Je t'ai mis sous décontractant musculaire, précisa Azaan. Tu n'auras pas de séquelles. Cela devrait passer d'ici deux ou trois heures.
Aélig voulut se toucher le visage, mais n'arriva qu'à remuer faiblement sa main droite.
L'anneau argenté lui emprisonnait toujours le poignet.
— Enlevez-moi ça, marmonna-t-elle, trop bas pour être entendue.
Après lui avoir pris la tension en lui serrant le bras sans ménagement, la docteur partit sans tirer le rideau qui séparait sa couchette des autres.
Du coin de l'œil, Aélig remarqua qu'elle était loin d'être l'unique occupante du bloc médical.
Les miliciens les plus gravement blessés lors de l'incident d'Odyssée se trouvaient encore à l'intérieur, l'un avec un bras en écharpe et deux autres probablement plongés dans un lourd coma artificiel. L'infirmier Buckett, dont elle reconnut la démarche plus qu'elle ne le vit, s'était penché sur l'un d'entre eux.
L'aile médicale était plongée dans un calme relatif, mais elle était certaine de ne pas trouver le sommeil car elle venait tout juste de se souvenir qui l'avait amenée là.
Cooper.
Ce maudit connard avait déclenché ses implants kinéstétiques pour se préserver d'une malheureuse claque et elle avait valsé deux mètres plus loin, manquant de se fracturer la boîte crânienne. Qu'est-ce qui lui avait pris, bon sang ? Il aurait pu la tuer.
Et elle... elle avait été assez stupide pour croire qu'il n'était pas aussi instable qu'il en avait l'air.
On l'avait prévenue, et ce, depuis le début. Auster en était même venu aux mains pour ça, ce qui était suffisamment exceptionnel pour l'alerter en temps normal.
Emportée par sa volonté de contradiction systématique, elle ne l'avait pas écouté, trop rancunière pour prendre ses avertissements au sérieux.
« Je te l'avais bien dit », entendait-elle presque sa voix ironique à l'intérieur de son esprit endolori.
— Je te l'avais bien dit, fit Auster quelque part à sa gauche et, obnubilant complètement son cou raidi, elle tourna la tête vers lui avant de le regretter amèrement en sentant un pic aigu se planter dans ses vertèbres.
Le chef de la sécurité s'était installé sur une chaise pliable juste à côté de son lit, jambes croisées dans une posture désinvolte qui contrastait avec son visage fermé.
Aélig se contenta de lui adresser un regard brûlant de haine, s'efforçant de ne pas grimacer car elle ne voulait pas lui faire le plaisir de lui montrer à quel point elle avait mal.
— Je t'avais prévenu, pourtant, insista-t-il sans sourire. T'as de la chance que la décharge n'ait pas été assez puissante pour t'écraser les os. Et, crois-moi, je sais de quoi je parle.
Il leva une de ses mains pour qu'elle puisse voir l'épaisse cicatrice en forme de trait cerné de pointillés que lui avait laissé la reconstruction partielle.
— J'ai encore du mal à plier certains doigts, ajouta Auster. Heureusement que je suis gaucher.
— Je ne suis pas d'humeur à subir une leçon de morale, monsieur, dit enfin la jeune femme, avalant sa salive avec difficulté.
— Je ne te fais pas la morale, s'étonna-t-il en abaissant le bras.
— Tu ne t'en rends même pas compte, c'est ça le pire, commenta Aélig en roulant les yeux au plafond. Pourquoi est-ce que je suis en permanence entourée de psychopathes quoi que je fasse.. ? Et ne me dis pas que je le cherche.
— Tu le cherches, rétorqua-t-il immédiatement. Cela dit, si tu m'inclus là-dedans, sache que mes derniers tests me désignent plutôt comme un sociopathe hautement fonctionnel.
— Condition sine qua non pour être dans les forces armées de mon cher papa, de toute évidence, supposa Aélig d'un ton blasé. Fous-moi la paix, tu veux ?
— Jamais, dit Auster en fronçant des sourcils.
Se retenant d'hurler de frustration, elle pivota lentement vers le plafond.
— Infirmier ! s'écria-t-elle en s'apercevant qu'Auster n'avait absolument aucune intention de partir.
— Tout va bien ? s'enquit Buckett, qui accourut en l'entendant crier.
— Non ! s'énerva la jeune femme en indiquant son compagnon de chevet indésirable. Virez ce sale type de là avant que je l'étrangle.
— Pas besoin d'en arriver aux menaces, déclara Auster en se levant à contre-cœur. À la base, je venais juste m'assurer que tu allais bien.
— Et donc tu as pu constater que je suis dans une forme olympique ! cracha Aélig. Merci d'autant t'inquiéter pour moi, Erwan Tiberius Auster.
Il partit après lui avoir adressé un dernier regard condescendant.
Debout aux pieds de sa couchette surélevée, Buckett avait pincé la bouche d'un air contrarié.
— Je sais que ça ne me regarde pas, commenta-t-il avec douceur. Mais je trouve que vous êtes un peu sévère avec ce pauvre garçon.
— Ce n'est pas un pauvre garçon, répliqua venimeusement Aélig. C'est un sociopathe hautement fonctionnel, comme quatre-vingt-quinze pourcents des employés de cette entreprise. Fuyez avant de devenir comme eux, monsieur Buckett.
Le concerné eut un rire sonore avant de lui souhaiter un bon rétablissement.
Sentant la lumière ambiante lui piquer la rétine jusqu'aux larmes, Aélig ferma les yeux pour s'en préserver.
Au bout d'un long moment, aidée par l'élixir antalgique qui lui était délivré par l'intraveineuse, elle finit par s'endormir.
Quand elle reprit connaissance, l'infirmerie était plongée dans une torpeur et une obscurité artificielle de la nuit profonde.
Les lumières du bloc s'étaient réduites à l'état de veilleuses tamisées et une lueur légèrement plus vive filtrait à travers les vitres opacifiées d'une pièce voisine qu'elle reconnut comme la salle de garde.
Parcourue d'un frisson désagréable, la jeune femme parvint à se redresser en position assise.
Ses yeux tombèrent alors sur le bracelet qui lui ceignait toujours le haut de la main.
— Vraiment pas sympa, lui dit-elle à mi-voix.
Le métal demeura inerte. Aresh ne lui répondrait pas. Elle se sentait prise en otage. Il était impossible de lui enlever l'anneau sans la blesser sévèrement.
Elle n'avait absolument aucune envie de rester ici.
Il fallait qu'elle s'en aille. Aélig descendit du lit médicalisé en prenant soin de se déplacer le plus doucement possible, de peur d'alerter la ou les personnes présentes dans la chambre mitoyenne. Les muscles de son dos étaient encore perclus de crampes et elle pouvait à peine se servir de son bras droit, mais au moins, elle était désormais capable de se mouvoir.
Elle dût s'accrocher au montant rugueux de la couchette pour se tenir debout, car ses jambes la soutenaient à peine.
Le Dr Azaan avait au moins eu la décence de lui laisser ses vêtements au lieu de l'affabuler d'une ridicule blouse de patient.
Ses chaussures, quant à elles, avaient mystérieusement disparu. Ce n'était pas grave, elle n'en avait nul besoin pour rentrer jusqu'à sa cabine.
Se déplaçant sur la pointe des pieds, elle sémilla vers la sortie principale tout en jetant des œillades inquiètes par-dessus son épaule.
— Merde ! jura-t-elle dans un murmure en se rendant compte que les portes transparentes étaient closes.
Son passe magnétisé ne se trouvait nulle part à l'intérieur de ses poches, et Aélig en conclut qu'elle l'avait probablement laissé dans son habitat modulaire.
Elle était coincée.
Si elle avait la mauvaise idée d'aller voir le médecin ou l'infirmier de garde ensommeillé dans la salle tout au fond du bloc, ses chances de repartir avant le lendemain matin étaient inexistantes.
Se collant à la paroi de verre et de plexiglas composite, elle scruta les profondeurs du vaisseau.
La passerelle qui courait autour du gros puits d'aération communiquant avec le pont inférieur était parfaitement déserte.
Le cadran rectangulaire de l'horloge digitale collé au-dessus d'un panneau résumant les consignes de sécurité affichait 22:46. Comme elle ne vit personne, elle en conclut qu'un couvre-feu général avait été déclaré. Cela n'avait aucun sens.
Les Stygiens étaient partis depuis belle lurette, et le Lance était de nouveau en mouvement, comme l'indiquaient les discrets ronronnements qui traversaient l'intérieur du fuselage.
Pourquoi son père faisait-il comme si le vaisseau était encore en état d'urgence ?
L'éclairage réduit qui illuminait chichement les alentours donnait à ce secteur des allures de bateau fantôme.
Se décourageant, Aélig allait faire demi-tour pour regagner sa couche quand elle distingua enfin trois silhouettes qui s'engageaient dans sa direction.
Quand la patrouille de sécurité fut suffisamment proche pour lui permettre de scruter leurs visages en détail, elle reconnut Auster et deux de ses gardes avec une certaine satisfaction.
Du plat de la main, elle tapa sur la vitre pour attirer leur attention et attendit ensuite qu'ils parviennent à sa hauteur.
L'apercevant enfin derrière la baie close, Auster se figea après avoir fait signe aux autres de poursuivre leur ronde sans lui.
« Quoi ? » le vit-elle articuler.
La paroi étant trop épaisse pour qu'il l'entende clairement, et ne voulant aucunement hausser le ton, Aélig lui indiqua simplement la commande d'ouverture du doigt.
Elle souffla d'exaspération en le voyant hausser des épaules.
Les doigts posés sur son holster, il la dévisagea pendant quelques secondes avant de se résoudre à déverrouiller le sas.
— Merci, prononça-t-elle à contre-cœur en sortant enfin.
Le sol lui parut étrangement glacé au contact de la plante de ses pieds, et elle se rappela qu'elle était en chaussettes.
— Et où est-ce que tu comptes aller comme ça ? l'interrogea Auster en lui emboîtant le pas.
— Prendre une douche, dormir, me jeter dans une conduite d'évacuation, peu importe, grogna Aélig, excédée, bien incapable d'accélérer l'allure pour le semer. Tu sais, j'ai plus six ans, je peux rentrer toute seule.
— Couvre-feu, répondit-il simplement. Aucun personnel isolé dans les couloir après vingt-deux heures, ordres de la direction.
Elle soupira. Elle avait mal partout, comme si elle venait tout juste de dégringoler les escaliers en roulant sur elle-même.
— C'est quoi cette histoire de couvre-feu ? s'intéressa-t-elle en se résignant à subir la compagnie du chef de la sécurité durant le trajet jusqu'à ses quartiers.
— Tu ne sais pas ? s'étonna ce dernier. Les Thanyxtes ont refusé d'amener Vol'Zan. Il a littéralement détruit une salle de conf à l'étage d'en dessous avant de s'évanouir dans la section moteur. Alors on a préféré que tout le monde soit à l'abri au cas-où...
— Tu veux dire que tes gars préfèrent isoler cinq cents personnes plutôt que de dire à un alien de se calmer ? ironisa Aélig. Et bah...
— Tout comme moi, tu es parfaitement au courant de ce dont il est capable, rétorqua Auster d'un ton sombre alors qu'ils parvenaient au pont supérieur.
La jeune femme garda le silence. Bien qu'elle n'en laissât rien paraître, ce qu'elle venait d'apprendre l'avait beaucoup surpris.
Elle s'était persuadée que Vol'Zan était reparti en même temps que la délégation de l'Ereshkigal.
— Il a tué leur traductrice, aussi, ajouta Auster.
— Oh, s'étonna-t-elle tandis qu'ils arrivaient dans le tunnel capitonné des hubs résidentiels. À vrai dire, c'est compréhensible. Elle était vraiment affreuse.
— Je déteste les serpents, commenta-t-il. Même quand ils ont des bras.
Aélig signifia qu'elle était d'accord en ricanant.
En déverrouillant la porte à l'aide de son code, elle se dit qu'elle n'avait absolument aucune envie de rester seule cette nuit.
Ce qui s'était passé avec Cooper l'avait secouée bien plus qu'elle ne voulait l'admettre.
— Tu veux entrer ? proposa-t-elle à Auster en feignant la désinvolture.
À son plus grand regret, il ne fut pas dupe.
— Ça ira, dit-il avec un sourire distant. Je suis de service, au cas où ça t'aurait échappé. Bonne soirée.
Appuyée à l'encadrement pour soulager ses membres raidis, Aélig le regarda partir avec un lointain regret.
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