CHAPITRE 4 : Haruspice

Après avoir rapidement examiné l'imagerie médicale dans le datapad, Haïdès se promit de ne jamais lui en parler. Ce que Zhul'Umbra avait infligé à son corps dépassait l'entendement. L'intégralité de ses organes s'était décomposée, remplacée par des nodules et des sacs sombres, des limaces gonflées par le ferrofluide. Un cancer opaque s'étendait désormais à la place de son système digestif. L'avait-Il évidée avant d'y fourrer ces viscères noirâtres et tordues, où s'était-Il contenté de la pourrir de l'intérieur ? Pourtant rompu à toutes les formes de morbidité médicale, il ne put contempler ces clichés plus de quelques minutes. Il n'eut pas non plus les forces d'en détailler les relevés. Les chiffres et les résultats d'analyses préliminaires s'obstinaient à former des réalités qu'il rejetait en bloc. Aucun retour en arrière n'était possible. Une question l'obsédait néanmoins : quand, poussé par un besoin irrépressible en plein cœur des ténèbres, il allait mêler sa chair à la sienne, était-ce réellement elle ? Ou un avatar visqueux de cette chose ? Non. Il refusait d'y croire. Mais cette difformité interne... cette mutation ignoble, invisible... son cerveau se résumait à un agglomérat de vésicules mimant un réseau neurologique... et cette lueur dans son regard, il y a longtemps, dans la ravine...

Il se retint de fracasser le datapad par terre, contrôlant tant bien que mal le tremblement nerveux qui parcourait ses mains. Pendant un moment, il songea à s'injecter une dose de tranquillisant afin de s'assommer complètement et ne plus ressentir toute cette ignominie pendant au moins quatre heures. Mais si elle se réveillait entre temps ? Elle allait être déboussolée, elle aurait peur ; il lui fallait être présent, c'est tout ce qu'il pouvait faire, de toute manière. Alors, il cogna son mollet affaibli contre le bord acéré de l'alcôve, encore et encore, jusqu'à ce que la douleur vive devienne atroce, occultant son envie de narcotique – et plaquant le côté de sa gueule contre la roideur de la vitre, il fixa la station demi-circulaire sans la voir. Son esprit dériva dans les ténèbres extérieures. De temps en temps, le champ invisible entourant la coque s'irisait sous l'impact d'un débris spatial renvoyé au néant. Il savait l'Ereshkigal en mouvement, filant à une vitesse inimaginable vers la bordure du Kohltso. La fatigue l'emporta bientôt, et il tomba dans un sommeil inconfortable.

Quand il se réveilla, tiré de sa somnolence par un mouvement périphérique, il eut la désagréable impression de n'avoir dormi que quelques minutes.

Remuant sur sa couchette, Aélig se redressa avec une vivacité surprenante, les yeux écarquillés et le souffle court. L'apercevant près du hublot, elle étouffa un gémissement paniqué.

— Ce n'est que moi, assura Haïdès d'une voix enrouée.

Il n'eut pas le courage de s'approcher d'elle. La vision de l'abdomen éventré de Ninhursag le hantait, fascinante et odieuse à la fois. Ka'Zed avait évoqué une charge neurologique extrême. Voilà en quoi il l'avait indirectement transformée. Une créature encore plus vicieuse que lui. Il ne méritait probablement pas mieux en guise de compagnie. Le reconnaissant enfin, elle se calma, quittant le lit et s'avançant dans la pièce d'un pas mal assuré. Ignorant son nouvel environnement, saisie par une urgence, elle se jeta sur la vasque aussitôt qu'elle l'eût remarquée. Figé dans l'expectative, Haïdès la regarda se débarrasser du voile de Sekhmet, le jetant au sol d'un geste répugné. Plongeant ses mains dans l'eau stagnante, elle se frotta le visage et le corps avec un acharnement maladif, sanglotant à moitié tandis qu'elle se débarrassait de l'ignominie coagulée répandue sur sa peau. Une flaque sale se forma peu à peu à ses pieds. Tremblante, mouillée, elle soupira, enroulant son corps enfin propre dans sa nouvelle étole.

— J'en ai marre de me balader à poil, dit-elle d'un ton nasillard, avant de se rasseoir sur le bord du matelas suspendu.

Croisant les bras, elle se balança doucement d'avant en arrière, luttant contre ce qui était en train de la déchirer de l'intérieur.

— Merde, lâcha-t-elle avant d'enfouir son visage entre ses mains crispées.

Haïdès se résolut enfin à la rejoindre. Sa jambe ne le faisait plus véritablement souffrir, mais il évita tout de même de s'appuyer dessus. Ignorant la faible protestation de son articulation, il s'accroupit en face d'elle sans la toucher. Tendant ses bras vers lui, elle s'accrocha à son cou et s'il ne l'avait pas retenue, elle aurait glissé au sol. Alors qu'elle se plaquait contre lui, la chaleur émanant d'elle le frappa avec la force d'un tison. Sa peau brûlait, et ce contact fiévreux lui sembla bien plus efficace que tous les anesthésiants du Styx. Lui passant la main sur la nuque, éraflant la matière noire qui s'y incrustait, il la laissa pleurer de tout son saoul, savourant tout ce qui constituait sa présence physique à ce moment précis : les doigts maladroits qu'elle enfonçait dans ses bras pour s'y agripper ; les sanglots qui secouaient sa poitrine, se répercutant au niveau de sa propre cage thoracique et l'humidité qui se transférait de sa joue à son cou car elle y avait enfoui le visage. Son étreinte faiblit et elle s'épongea distraitement les yeux. Haïdès savait qu'elle ne lui parlerait pas tout de suite. Ce n'était pas grave. Il patienterait.

— Tu devrais encore dormir. Si tu veux, je peux te redonner un calmant.

— Je vais le vomir, dit-elle à voix basse. Comme la neurotoxine.

— On t'a injecté un somnifère et tu l'as pas rendu, lui fit-il remarquer alors qu'elle retournait sur le lit.

— J'en veux quand même pas, renifla-t-elle avant de se recroqueviller dans un spasme.

Haïdès n'insista pas. Le visage partiellement dissimulé dans le repli de son bras, elle le fixait d'un regard trouble.

— Où est-ce qu'on est ? murmura-t-elle.

— À l'infirmerie.

Aélig ferma les paupières un court instant. Il en profita pour s'installer plus confortablement au sol, les coudes posés sur le rebord de la couchette.

— J'ai rêvé de cet horrible monstre blanc, avoua-t-elle en se massant le front avant de se perdre dans la contemplation de la pénombre au plafond.

— C'est parce qu'il était là.

Elle ne lui demanda pas pourquoi. De toute évidence, elle s'en fichait. Ce même détachement, symptomatique d'une détresse extrême, il le connaissait de plus en plus souvent et il le combattait de toutes ses forces, pour un maigre résultat.

— Il nous a proposé de rester ici, dit-il, espérant ainsi raviver son intérêt, même sporadiquement.

— Et le Lance, alors ? demanda Aélig avec lassitude.

— Sur Atlas-Horizon. Et j'ai accepté, au fait. De rester.

Elle n'eut qu'une vague moue.

— Atlas-Horizon, répéta-t-elle ensuite, pensive. C'est drôle, ça. Je t'ai proposé d'y vivre avec moi, tu te souviens ?

Haïdès s'en souvenait très bien.

— Oui, répondit-il en se penchant un peu.

— Et bien, c'était vraiment une idée de merde. Ma mère est morte dessus, et je déteste cette putain de planète.

— Bah t'as qu'à rester là et j'y vais tout seul, lui proposa-t-il tout en connaissant d'avance sa réaction.

— Tu peux toujours rêver, rétorqua-t-elle sans le regarder. Et c'est vraiment con, d'avoir accepté de rester sur ce vaisseau alors que cet espèce de... lézard scarifié a essayé de...

Sa voix se brisa, cassée par la trop récente violence qu'elle avait vécue. Elle ravala difficilement ce nouvel assaut de panique, s'accordant quelques exercices de respiration.

— Ça n'arrivera plus, assura Haïdès. Crois-moi.

— Tu seras pas toujours là, prophétisa-t-elle d'un ton éteint. C'est stupide. Tout à l'heure, tu n'étais pas là et j'ai...

Arrivant à nouveau au point de rupture, elle se tut immédiatement. S'enfermant dans un silence coupable, Haïdès songea qu'elle avait raison. Il devait se montrer plus vigilant. Elle n'avait pas à subir tout ça à cause de lui. Comment pourrait-il lui garantir quoi que ce soit alors qu'il avait été à peine capable de se défendre contre un zméide un peu nerveux ? Sans parler de Ka'Zed. Il manquait d'entraînement, de volonté, il avait oublié à quel point les siens pouvaient se montrer agressifs. L'exil l'avait ramolli. L'attirance qu'il éprouvait pour elle donnait naissance à une crainte qui lui avait toujours été étrangère, celle de perdre autre chose que sa propre vie et cela le paralysait.

— Désolé, dit-il après un évident effort de volonté. J'aurais dû...

Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase car elle lui posa une main sur le museau, l'incitant à garder le silence. Elle s'était redressée et il sentait l'odeur de sa peau, un mélange d'eau douce et de sang croupi, parfum exacerbé par sa température. Les yeux mi-clos, elle lui caressa la tête du bout des doigts et son esprit s'engourdit.

— Je crois que je te trouve beau, murmura-t-elle. J'aime bien tes yeux.

Elle eut un faible sourire et s'appuyant de tout son poids sur le rebord de la couchette, il s'y hissa, hypnotisé par son invitation muette. Les mains peu assurées, elle s'évertua à tirer sur la fermeture de sa combinaison et tout aussi pressé qu'elle, il l'aida à l'en débarrasser. Tout son corps se crispa lorsqu'il faufila sa main entre ses cuisses, repliant la phalange pour ne pas l'écorcher dans ce qu'elle avait de plus intime. Se tordant un instant à ce contact – il ne l'avait encore jamais touchée ainsi – elle se détendit, s'abandonnant au plaisir que provoquait en elle la torsion langoureuse de son poignet. L'impatience avec laquelle elle le réclama le fit longuement expirer. Son échine se plia en une courbe exquise lorsqu'il l'attira à lui par les jambes pour enfin la pénétrer, la combinaison coincée à mi-cuisses car, emporté par l'excitation, il n'avait pas pu la retirer en intégralité. Avide, Aélig se cramponna à ses épaules, accompagnant son premier coup de rein de son bassin, s'empêtrant à moitié dans le tissu qui la recouvrait encore. Elle gémit quand ses mains descendirent le long de son dos et se penchant vers lui, elle dit :

— Je lui ai juste posé les mains sur la tête.

Trop concentré sur la délicieuse et douloureuse sensation que son étroitesse faisait naître dans son bas-ventre, Haïdès ne comprit pas tout de suite ce dont elle lui parlait. Leur différence physiologique rendait le coït déjà compliqué en temps normal – elle était quand même beaucoup plus mince que lui – et d'autant plus rude lorsqu'exécuté dans la précipitation, comme maintenant. Il la soupçonnait d'ailleurs de vouloir inconsciemment qu'il lui fasse mal, et cela l'emplissait d'une excitation tout à fait répugnante. Ses voies basses le comprimaient d'une manière quasi-insoutenable. Elle ne s'ouvrait à lui qu'avec difficulté de manière générale, les entrailles nouées par une terreur instinctive, corporelle, crispée à la seule idée de cette intrusion ; ce qui ne l'empêchait paradoxalement pas de la rechercher avec une hâte démente, et quand elle s'épanouissait enfin dans une reviviscence humide, écartelée par ses propres contradictions et ce qu'il enfonçait en elle, il craignait durant un court instant de voir son propre esprit se fracasser contre cette chair si blanche.

Accrochée à son cou, elle imprimait un mouvement de va et vient d'une telle intensité qu'il éprouvait le plus grand mal à ne pas la mordre ou la griffer. Avisant la profonde déchirure qu'il était en train d'infliger au matelas de sa main libre, elle ricana doucement.

— Je lui ais juste posé les mains sur la tête. Comme ça, ajouta-t-elle en lui plaquant une paume sur le front. Et il devenu fou.

— Moi aussi, je suis en train, lui avoua péniblement Haïdès en la contraignant à l'accepter plus profondément.

Elle en eut le souffle coupé pendant quelques secondes et il en profita pour lui lécher le cou, y étalant une trace rosâtre car l'intérieur de sa gueule saignait encore un peu.

— Il s'est... ouvert le ventre, réussit-elle tout de même à prononcer et il sentit ses doigts brûlants s'enfoncer dans son estomac. Devant moi...

Ce qu'elle disait était d'une insanité sans précédent, mais il s'en fichait. Tout ce qu'il voulait, c'était qu'elle continue à le chevaucher, comme le vulgaire animal en rut qu'elle était à cet instant précis.

— Peut-être que si tu me gaves trop, c'est ce que je te ferais aussi, lui glissa-t-elle, la voix hachée par un début d'extase malsaine.

— C'est ça, expira-t-il. Essaie toujours. Je t'étriperais avant.

Réprimant d'abord un frisson de terreur, elle eut un gloussement ravi alors qu'il lui éraflait la peau non loin du nombril. Son rire se mua en un cri de plaisir étranglé lorsqu'il lui pressa un sein. Elle lutta contre lui encore quelques instants, partagée entre la fébrilité et l'envie de continuer son récit décousu de l'incident.

— Le pire, souffla-t-elle. Le pire... c'était le sang... partout sur moi.

Il voulut lui cracher de la fermer une bonne fois pour toutes, à part pour gémir, et ne plus jamais en reparler. Mais la luxure dégénérée suintant de sa voix était si entraînante – elle réveillait ce qu'il y avait de pire en lui, cette espèce de pourriture intellectuelle qui le poussait à rechercher la jouissance dans l'atroce.

— Continue, l'incita-t-il en lui caressant la nuque.

Aélig eut un frisson coupable, tiraillée entre le dégoût et la concupiscence.

— C'était presque... mieux que ça, avoua-t-elle avant de fermer les yeux.

Malgré la fatigue et la satiété physique qu'elle avait réussi à lui apporter, Haïdès ne parvint pas à retrouver le sommeil. Lui tournant le dos, Aélig s'était recroquevillée contre le mur, le souffle parfois erratique à cause des cauchemars. La sentant s'agiter non loin de lui, il la recouvrit du mince tissu abandonné à ses côtés avant de se lever en s'appliquant à être le moins bruyant possible. Elle remua encore un peu mais ne se réveilla pas, à son plus grand soulagement. Il ressentait le besoin d'être seul, pour réfléchir, alors il s'assit au pied de la couchette, en profitant pour remonter son habit défait. De là, il pouvait écouter sa respiration, désormais plus mesurée. Être constamment à sa proximité devenait peu à peu une obsession. Il n'était même plus capable de penser clairement lorsqu'elle le touchait. Il voulait juste la coller en permanence. Pour la tuer. Pour la prendre. Pour la respirer. Il ne savait plus.

Et depuis qu'elle était sortie de la mégastructure en compagnie d'Aresh, Aélig sombrait dans une spirale impitoyable de déchéance mentale qu'il ne parvenait pas à stabiliser, malgré tous ses efforts ; mais la nature humaine lui avait toujours échappé, comme Aélig lui échappait désormais, agonisant un jour un peu plus entre ses bras. Bientôt, elle céderait sa place à tout autre chose, il le savait. Une chose aussi froide et noire que lui, apprivoisant enfin la mort précise et clinique enterrée dans ses os. Cette finalité ne l'effrayait plus autant qu'avant. Parce qu'il l'aimait, il l'aimait à en crever, et il espérait que viendrait un temps où elle lui pardonnerait de l'avoir fracassée au point de la rendre méconnaissable. Ce pitoyable constat le força à se plier en deux et à gémir, pas trop fort ; il ne fallait pas la réveiller, il ne fallait pas qu'elle l'entende vaciller ainsi au bord du gouffre.

La porte de la pièce médicalisée bascula en chuintant et Haïdès retint un sursaut. Crachant distraitement sur le côté pour se débarrasser de l'accumulation de sang qui le gênait depuis plusieurs minutes, il releva la tête, s'enfouissant dans l'indifférence. À son plus grand déplaisir, Sekhmet serpenta à l'intérieur. La lumière jaunie qui se déversa à sa suite lui apprit qu'un jour artificiel régnait désormais dans le vaisseau. Cette soudaine clarté planta un pic de douleur dans sa rétine.

— La porte, siffla-t-il et l'apophide s'empressa d'écraser le pavé tactile de son poing serré.

Elle tourna ensuite la tête de droite à gauche, cherchant à le localiser. Il avait tenté de l'agresser il y a quelques heures à peine et elle revenait à la charge, seule, témoignant soit d'une stupidité sans bornes soit d'un aveuglement arrogant. Il se leva et elle n'eut aucun mouvement de recul.

— Vous êtes là, constata-t-elle, déposant un tas de tissu soigneusement plié sur le scanner.

Il y reconnut le bordeaux de la Bahadur. Résigné, il se dirigea vers l'alcôve du hublot pour s'y installer. C'était l'endroit le plus éloigné de cette créature. Il ne voulait l'approcher sous aucun prétexte. Elle le dégoûtait. Il se demanda si elle en avait conscience.

— Je vous amène de nouveaux vêtements, précisa inutilement Sekhmet. À elle aussi. Ça n'a pas été facile de lui en trouver. Est-ce qu'elle dort ?

La curiosité perçant dans son intonation l'agaça au plus haut point. Il n'aimait guère la fascination à peine dissimulée qu'elle éprouvait pour Aélig depuis leur montée à bord. Mais c'était l'affiliée favorite du gros tas albinos qui y servait en tant que commandant suprême – et l'officier médical, alors protester s'avérait inutile. Recevant un unique hochement de tête pour seule réponse, elle fit semblant d'arranger sa longue tenue composée de plusieurs couches de tissu dans un discret cliquetis de ses bracelets. De toute évidence, elle ne s'attendait pas à le trouver ici.

— Ghitlash m'a informé de votre... promotion, dit-elle avec un mépris délicat.

— J'ai rien demandé, prononça froidement Haïdès, sortant enfin de son silence. Si c'est la question intrinsèque. Initialement, je ne suis pas là pour gratter une faveur quelconque.

— Pas la peine de vous justifier, répondit-elle. Il sait ce qu'il fait, en général. Et personnellement, je ne vais pas regretter Ninhursag.

Haïdès n'en doutait pas.

— Cela faisait longtemps qu'il y songeait, ajouta Sekhmet sur le ton de la conversation. Peu après que Ninhursag vous ait découvert sur le vaisseau humain, en fait. Votre matricule a ensuite resurgi sur Thelxinoe. Il a toujours admiré votre travail, vous savez. C'est un honneur de vous avoir à notre service.

Il ne répondit pas. Les compliments mielleux n'étaient là que pour l'amadouer. Se rendant compte qu'entamer une discussion avec lui était impossible, Sekhmet émit un sifflement désapprobateur. Il n'avait qu'une envie : qu'elle s'en aille le plus vite possible, et toute son attitude allait dans ce sens. Elle ne paraissait pas le remarquer, ou alors, elle s'en fichait.

— Croyez-moi, dit-elle après une courte pause. Je sais ce que c'est que d'être une paria.

Il était au courant. Les postes d'importance n'étaient jamais occupés par des femelles et d'autant plus par des apophides. Quand Ka'Zed mourrait, Sekhmet retournerait dans l'oubli social que ces semblables avaient toujours connu. Aélig avait probablement un terme pour ça, mais il ne l'avait pas retenu. Si Sekhmet cherchait sa compassion, c'était peine perdue. L'inégalité éternelle de son peuple ne l'avait jamais intéressé parce qu'il était né mâle. Hors de question qu'il reconnaisse la similarité de leurs situations. Il se passerait de la main qu'elle lui tendait, même s'il serait forcé de travailler avec elle à l'avenir. L'ignorant ostensiblement, il se replongea dans le datapad qu'il venait de rallumer.

— On viendra vous chercher, conclut Sekhmet. Profitez du temps qu'il vous reste pour dormir.

— J'y penserais, dit-il en guise d'adieu.

Elle se dirigea vers le lit au lieu de la sortie.

— Ne la touche pas, la prévint-il alors qu'elle se penchait sur Aélig.

Sekhmet ne tiqua pas à ce tutoiement soudain.

— Elle a besoin de soins, diagnostiqua-t-elle. Ce qui s'est passé avec Ninhursag...

— Je peux m'en charger.

— Il a réussi à l'atteindre au flanc, fit remarquer Sekhmet.

— C'était pas lui, dit Haïdès pour la provoquer.

Elle le fixa d'un air méfiant, la face bien droite.

— Je vois. De légers problèmes de contrôle de soi. Comme c'est étonnant, prononça-t-elle en continuant de le toiser de haut. Vraiment typique d'un certain type d'ordure, que de se passer les nerfs sur plus petit que soi.

Il la regarda enfin, surpris qu'elle lui tienne autant tête. Se trouver sous la tutelle de Ka'Zed lui faisait oublier sa place naturelle. Chez lui, si une apophide sortait tête nue, elle était tuée sans sommation par les autres femelles. S'affranchir de la capuche, symbole voyant de la honte que représentait leur quasi-stérilité, était un crime en soi. Et celle-ci paradait fièrement comme si elle se considérait comme son égale, se permettant même d'aigres commentaires sur son comportement. Ne tirant de lui qu'un silence prolongé, Sekhmet finit par battre en retraite, le gratifiant d'un mouvement de la main plein d'animosité. Il ferma les yeux pour échapper à la lumière bien trop vive du couloir lorsqu'elle quitta enfin la pièce.

— Qu'est-ce qu'elle voulait ? fit alors la voix ensommeillée d'Aélig.

— Nous ramener de nouveaux vêtements. Dors.

Trop tard : intriguée par la lueur diffuse entre ses mains, elle se levait déjà pour se diriger vers lui. Il ne put lui cacher le datapad et ce qu'il impliquait. Aélig se figea près de l'alcôve.

— Ultranet ? interrogea-t-elle, s'emmitouflant dans son écharpe. Laisse-moi voir.

Haïdès hésita.

— Ça ne sert à rien, la mit-il en garde. À part te faire du mal.

— Donne, putain ! s'écria-t-elle en lui arrachant la tablette des doigts. J'ai le droit de savoir ce qui se passe à l'extérieur.

Agacé par son attitude, il la laissa se débattre avec l'interface. Etonnamment, elle parvint à trouver l'accès au réseau du Circulaire avec une facilité déconcertante. Son attention fut ensuite entièrement happée par ce qu'elle lisait dans le fil d'actualité, dont elle défilait les dépêches d'un geste fébrile. Le contenu qu'elle parcourait désormais, Haïdès en avait pris connaissance trois heures plus tôt.

Avec un intérêt lointain, il avait assisté à la lente décomposition du Kohltso et de son fragile système politique. Une rubrique nécrologique s'étalant sur plus de sept mois. La perte définitive d'Odyssée, victime d'un second raid, et de deux autres planètes greniers leur avait été fatale. Beaucoup de mondes colonisés ne produisaient pas assez pour s'autosuffire. Leur survie reposait sur l'import-export depuis des siècles, tenue par une toile d'accords commerciaux qu'un coup de vent suffisait à arracher. Une aberration. L'Humanité s'était propulsée dans l'espace sans filet de sécurité. Les troupes de Nazarah frappaient aux points stratégiques de cette passoire vétuste qu'ils osaient appeler économie. Les infrastructures agroalimentaires d'importance disparaissaient les unes après les autres. En proie à de sévères difficultés d'approvisionnement alimentaire, le Circulaire avait instauré un rationnement drastique depuis plusieurs semaines. Seuls les plus riches pouvaient s'offrir les coûteux synthétiseurs de protéines, et le prix des imprimantes de bouffe flambait, entraînant des émeutes autour des sites de production. Certains parlaient d'ores et déjà d'extermination par la faim. Des vidéos de drones montraient des convois humanitaires décimés par des monstres difformes. D'autres, des manifestations accouchant de pogroms entre les forces de l'ordre et la population hurlante de terreur. Désorganisée et mal préparée, l'armée abandonnait ses bastions un à un. Leurs balles couchaient des Prométhéens par centaines, mais le flot ne tarissait jamais. Les bulletins militaires étaient de loin les plus accablants. Leur armée fonctionnait en mode dégradé et frôlait de peu l'échec mortel.

Des cadavres réanimés, agglomérés entre eux par un mucus ferreux, humains substitués et évidés, commençaient à envahir les colonies extérieures. Certains étaient collés aux murs, aux ruelles, aux bâtiments, comme autant de bernacles absurdes de chair pourrie et de cybernétique perverse. Sur les planètes de l'Empire Russe, le Système Périmètre, une antiquité vieille de plus de deux cents ans, avait été réactivée. Fasciné par leur abnégation devant l'inéluctable, il avait vu des telluriques disparaître sous le déclenchement automatique de centaines de têtes nucléaires. C'était sur ces planètes mortes que le cancer proliférait le plus, se nourrissant des radiations, ramassant les débris pour s'y construire des vaisseaux, comme sur Kappa-Centauri cinquante ans auparavant.

Carrière connaissait des montées de violence si importantes que le conseiller Colt Zane était mort dans un attentat à la bombe en plein milieu d'une réunion de crise – action immédiatement revendiquée par Green Edge. Dotés d'une force de frappe ridicule, les Limrah avaient depuis longtemps lâché le CSW pour se réfugier sur leurs stations de minerai, entrainant une pénurie de matières premières que le Circulaire leur achetait en quantités faramineuses. Préoccupée par sa propre survie dans ce chaos, la compagnie d'armement Sokoviev avait retiré tout soutien logistique et militaire au gouvernement. Privé de l'appui de l'une des plus grosses puissances de son histoire, le Circulaire sombrait dans un enfer inextricable, documenté avec soin par les médias survivants, penchés sur la catastrophe avec l'avidité d'un haruspice sur son cadavre.

— Vous n'allez pas intervenir, hein ? interrogea-t-elle d'une voix aphone, levant enfin les yeux de ce raz-de-marée cataclysmique qu'elle vivait par procuration.

Haïdès ne répondit pas tout de suite. Elle finirait par apprendre la vérité.

— Je ne crois pas, dit-il, ne mentant qu'à moitié.

Il passa les velléités d'asservissement du Styx sous silence. Son peuple était une nation d'esclavagistes et de charognards opportunistes. Lors du sporadique conflit du premier contact, le servage de l'Humanité avait provoqué de vifs débats entre les seigneurs de guerre. Ils avaient décidé finalement de se donner un temps d'observation, établissant un glacial statuquo et allant jusqu'à exterminer les Prométhéens pour eux. Mais, avec le déchaînement de Nazarah, ils n'auraient plus qu'à ramasser les miettes, remettant enfin les mammaliens braillards à leur place légitime. À leurs pieds. Elle n'était pas prête à entendre cela.

Elle serra le datapad contre sa poitrine avec une telle force que ses phalanges parurent pâlir. Figée dans une angoisse indescriptible, elle fixait le vide extérieur. Haïdès comprit qu'elle n'avait plus les forces de pleurer ou de crier. Cela le soulagea. Ses excès émotionnels l'épuisaient bien plus qu'il ne voulait l'admettre.

— Tu disais qu'il n'avait pas la capacité d'attaquer, murmura-t-elle. Pas avant un bon moment.

— Et bien, je me suis trompé, rétorqua-t-il avec un certain agacement.

— Ils sont tous en train de crever et vous allez rien faire ! hurla soudain Aélig en balançant la tablette contre la vitre à quelques centimètres de sa tête. Tout le Circulaire est à feu et à sang, ça fait des mois qu'ils vous supplient de les aider et ta sale race de crocodiles ne compte pas se bouger le cul !

— Mais qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, concrètement ? cracha Haïdès en se tournant sèchement vers elle sans pour autant se relever. Putain, j'ai l'air de posséder une flotte de guerre ou même un quelconque pouvoir de décision ?

Pour seule réponse, elle se jeta sur lui dans un feulement de rage, l'empoignant par les pans déjà bien amochés de sa combinaison.

— On en serait pas là si t'avais pas refilé des informations cruciales à cette abomination juste parce que... commença-t-elle d'un ton haineux en tentant en vain de le secouer.

— Allez, c'est bon, la coupa Haïdès, qui n'avait aucune envie d'entendre la suite. Commence pas.

Hurlant de fureur, elle essaya de le frapper, mais il la maîtrisa aussitôt. Elle se débattit en vain pendant quelques pénibles secondes, mettant sa patience à rude épreuve, puis renonça dans un sanglot. Il attendit une minute supplémentaire avant de la relâcher. Elle réussit à tituber jusqu'à la couchette, la tête basse et le corps crispé par une tension qu'elle était incapable d'exorciser. Un long moment passa.

— Y a des tranquillisants, ici ? prononça-t-elle d'un ton assourdi.

— Oui. Mais je ne sais pas si c'est une bonne idée, répondit Haïdès sans la rejoindre.

— Et bien, tu vas me le filer quand même, affirma Aélig en lui adressant un regard morne. Sinon je te jure que je sors d'ici dès que tu dormiras pour me jeter par un sas. Tu crois qu'il arrivera à me réanimer après une sortie là-dedans ? Tu crois que je vais flotter pour toujours dans l'espace ? Hein ? T'as envie de savoir ?

Ce n'était qu'une menace en l'air – l'accès aux sas de purge sur l'Ereshkigal était plus complexe que sur le Lance, ou tout autre vaisseau humain – mais Haïdès céda tout de même à ce chantage. Tandis qu'il partait à la recherche de la réserve pharmaceutique, Aélig se leva, cherchant de toute évidence à s'occuper l'esprit et les mains. La voyant s'emparer du tas de vêtements déposé sur le scanner, il se détourna pour ouvrir un tiroir dépourvu de poignée d'un coup de talon. Il y eut un chuintement électronique, suivi d'un hurlement étouffé et il se redressa vivement. Une étrange luminosité envahit la pièce. Pour une raison qui lui échappait, la table d'examen s'était mise en route, activant le projecteur holographique. Celui-ci affichait désormais les derniers clichés effectués, peignant un tableau fragmenté tout en dégradés d'un jade pâle. Il comprit qu'elle l'avait activée par accident en tirant les habits vers elle et se figea. La bouche entrouverte, Aélig plaquait le tas de tissu contre elle. Elle le laissa ensuite glisser au sol sans s'en rendre compte, tétanisée. Impossible pour elle de ne pas reconnaître la silhouette imprimée qui flottait désormais devant elle.

— Merde, lâcha Haïdès.

Elle tressaillit, se touchant le visage d'une main incertaine avant de la tendre vers l'hologramme plat. Ses doigts passèrent au travers sans le troubler. Se penchant sur ce miroir illuminé de l'intérieur, elle étouffa un couinement terrifié – un cri aussitôt suivi par un mouvement de recul instinctif.

— Mais... balbutia-t-elle. Où sont mes...

Sa voix s'étrangla. Son souffle en était coupé. Les yeux écarquillés, elle fixait l'infection qui s'était substituée à ses organes. D'un geste relevant du réflexe, elle s'agrippa le ventre pour s'assurer de sa réalité. Haïdès n'osait toujours pas bouger.

— Je n'ai plus de... essaya-t-elle de prononcer. Il m'a pris mon... je n'ai plus...

Elle regardait l'amas tentaculaire qui s'étalait désormais à la place de tous ses viscères bas.

— Je n'ai plus de... répéta-t-elle.

Mais cette horreur-là était au-delà des mots, alors sa langue buta à nouveau, les recherchant en vain. Les phalanges crispées sur son abdomen, juste en-dessous du nombril, elle baissa la tête et Haïdès ne put distinguer l'expression de son visage à cause de la pénombre. Le geignement d'agonie qui lui parvint ensuite suffit à le sortir de son immobilité. Essayant de ne pas brusquer son mouvement, il se pencha vers le casier médical et entreprit de le fouiller à l'aveugle, fébrile.

— Il m'a stérilisée, constata Aélig d'une voix morte.

La résignation perçant dans son intonation était mille fois pire qu'un hurlement. Enfonçant les doigts dans sa propre chair comme si elle cherchait à l'arracher, elle expira.

— Il m'a tout pris, ajouta-t-elle dans un murmure.

C'était vrai, et quoi qu'il fasse, il ne pourrait jamais le lui rendre. Zhul'Umbra l'avait évidée à l'instar d'un taxidermiste. Il n'existait aucune rétro-ingénierie pour réparer ce qu'elle avait subi. Elle n'essaya pas de se dérober à son approche. Elle ne hurla pas, ne le frappa pas, n'essaya même pas de le repousser, n'émit aucune protestation lorsqu'il éteignit la projection en fracassant le pavé tactile, s'écorchant le plat de la main à cause des éclats. Debout dans les ténèbres, elle se tenait le ventre, un cri coincé dans la gorge, aussi tranchant qu'une poignée de verre qu'elle peinait à avaler. Les larmes s'écrasaient doucement sur son cou, et cela le rendit malade. Alors il se mit à genoux devant elle, lui entourant la taille de ses bras et pressant le côté de sa tête contre son estomac pour lui demander pardon en silence. Dans sa paume gauche, il enserrait une ampoule hypodermique remplie d'anesthésiant, mais elle ne le remarqua pas.

— Je ne peux pas, lui dit Aélig en lui passant une paume sur le front.

Haïdès ferma les yeux pendant un court instant.

— Je ne peux pas, réitéra-t-elle, morne, tentant de s'en persuader elle-même.

— C'est rien, mentit-il en lui caressant la cuisse jusqu'à l'arrière du genou.

Elle soupira à peine lorsqu'il planta l'aiguille dans sa jambe.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top