CHAPITRE 3 : Shedim
Assommée par les calmants, Hines ne gardait qu'un vague souvenir des jours qui avaient suivi sa rencontre avec Hélion.
Le sommeil peuplé de cauchemars diffus, elle ne se levait de son lit d'infirmerie que pour aller aux toilettes. À travers les étaux chimiques qui lui ligotaient les membres, elle sentait néanmoins des coups de poignard douloureux graver en elle le refrain débilitant du manque.
Le shedim, la poudre des anges tombés, qu'elle avait gobé lors de son séjour à l'usine, s'était dissipé dans son sang et il lui en fallait plus.
La grande femme africaine et les infirmiers qui s'étaient occupés d'elle s'étaient montrés compréhensifs, lui permettant de disposer d'un espace isolé.
Celui qui apportait ses plateaux repas, en plus de la tournée de pilules anxiolytiques, s'appelait Daniel Buckett et elle l'aimait bien. Très calme, le sourire serein, il lui inspirait une confiance naturelle, mais cela ne l'incita pas à s'épancher pour autant.
Les réactions aiguës au stress ne faisaient guère partie du quotidien bien huilé du personnel médical, même si Hines avait vaguement compris qu'Azaan avait été docteur militaire ; néanmoins, son précédent travail se limitait à bourrer les soldats de tranquillisants en attendant une prise en charge plus complète – ce qu'elle avait fait avec elle.
Une entreprise était ce qu'elle était : un univers tourné sur lui-même. Bien que commercialisant du matériel de mort, Hélion n'était pas le CSW.
Ils avaient certes une milice, mais c'était un titre ronflant pour désigner des vigiles suréquipés.
Enfermée dans un trauma silencieux, probablement aggravé par son sevrage (elle n'avait jamais passé plus d'un jour sans sa dope), Hines avait tout bonnement ignoré les questions du Dr Azaan. Elle se contenait de lui tourner le dos à chacune de leurs courtes entrevues, même quand la médecin avait appelé un de ses confrères psychologues à la rescousse.
La présence de ce dernier, un bonhomme aux allures proprettes de notaire, n'avait pas été d'une grande utilité. Ce n'était qu'un psy du travail, placé sous les ordres des ressources humaines ; bien plus habitué à mener des entretiens de recrutement ou des tests d'aptitudes psychomotrices qu'à gérer les cas extrêmes comme le sien.
Au bout de la troisième tentative de communication infructueuse, ils avaient heureusement laissé tomber, la laissant tranquille. Hines savait cependant qu'elle n'avait réussi qu'à gagner du temps. Les soins et l'hospitalité austère de la compagnie avaient forcément un prix, comme la moindre des broutilles avec ces gens-là.
Tôt ou tard, elle devrait leur rendre des comptes. Cette certitude faisait office de phare dans son esprit perturbé.
Hines ne connaissait pas vraiment les relations politiques qu'entretenait Hélion GmbH avec les hautes instances de Green Edge – elle-même ignorait tout de ses propres patrons, qu'elle n'avait jamais rencontré. Leur organigramme clandestin, une branche rejetée par le parti vert humain à cause de sa violence, fonctionnait non pas vraiment en pyramide, mais par cellules autonomes : on limitait ainsi les dommages en cas de trahison ou de démantèlement par les autorités.
Hines, elle, n'était qu'une petite frappe qui s'était retrouvée chef d'unité grâce à son culot, agrémenté d'une dose de chance.
Elle savait néanmoins que les siens ne nourrissaient pas de griefs officiels à l'encontre de la manufacture helvétique – qui était de loin la seule à exploiter une énergie propre sans nuire à son environnement, ou presque.
Au bout du deuxième jour, les cachets dont elle était gavée à l'infirmerie finirent par l'enfermer dans une léthargie teintée d'indifférence ; un état certes apathique, mais qui lui convenait mieux que les sueurs froides du manque mâtiné d'anxiété.
La troisième nuit, elle réussit à dormir quelques heures sans faire de cauchemars.
Son court répit fut abrégé par un réveil en sursaut, étouffant d'angoisse, la faisant littéralement bondir de son lit. À cette heure tardive, le bloc médical, déjà peu peuplé en journée, était désormais complètement désert.
Durant un court instant, Hines hésita à violenter le bouton d'appel d'urgence, incrusté dans un des accoudoirs de sa couchette.
Elle réveillerait ainsi l'infirmier Buckett, endormi quelque part à proximité de son lieu de travail, et elle lui expliquerait qu'elle avait absolument besoin de ses pilules clandestines pour se sentir mieux... il avait une formation médicale et il était si gentil, il comprendrait sûrement... et si ce n'était pas le cas, ce n'était pas bien grave, Hines lui ouvrirait la braguette et ses propres cuisses pour le convaincre, elle l'avait déjà fait, pour une dose de shedim ou deux.
Quand elle le voulait, elle pouvait se montrer vraiment persuasive.
Cette idée séduisante tournoya quelques minutes dans sa pauvre caboche intoxiquée alors qu'elle allait se rincer le visage au lavabo.
Maigrelette dans son débardeur et son caleçon long, elle se faisait l'effet d'un fantôme alors qu'elle fixait son reflet dans la cabine sanitaire exiguë.
Une ligne de tension nerveuse lui creusait les mâchoires et elle se surprit à grincer légèrement des dents, alors que son organisme épuisé luttait faiblement contre sa camisole chimique.
Sans crier gare, un découragement pesant s'abattit sur ses épaules. Elle était bien naïve de croire que l'aide-soignant veuille refiler sa came à la toxico irrécupérable qu'elle était depuis des années, et ce même en échange de services en nature.
Sentant le sommeil quitter définitivement son corps, Hines se mit à errer au hasard dans le bloc sans allumer les lumières, déambulant dans la pénombre.
Les portes vitrées de la section communicant avec le reste du vaisseau étaient closes.
Malgré leur apparente fragilité, Hines se doutait qu'elles étaient en fait bien plus solides que ses propres os. La confiance que lui avait accordée Hélion était toute relative, car l'accès à l'extérieur lui était résolument défendu.
Réalisant peu à peu sa véritable condition, prisonnière et non patiente, Hines dut lutter contre une brusque bouffée de panique, bientôt supplantée par un besoin plus impérieux, qui se grava en lettres rouges et capitales sur la surface éraflée de sa raison : il lui fallait son shedim.
La communauté juive d'où elle venait l'appelait « Sh'lach Li Mal'ach », envoie-moi un ange, et elle l'avait découverte alors qu'elle n'avait pas encore vingt ans.
D'après ce qu'elle savait, c'était de la phencyclidine coupée au lactose et à certains dérivés de la désomorphine, celle qu'on employait dans les anesthésiques militaires sous l'appellation MoPer.
Son petit paquet rempli de son salut lui avait été confisqué par le Dr Azaan dès son arrivée à l'infirmerie. Impuissante, Hines avait regardé la femme au visage hiératique ranger sa drogue dans sa blouse impeccablement cintrée.
Avec un peu de chance, elle l'avait planquée quelque part dans la pièce.
Se rendant rapidement compte que les réfrigérateurs et les placards translucides qui contenaient la pharmacopée de l'entreprise étaient solidement scellés, Hines se rabattit sur les tiroirs et les casiers des bureaux.
Les ouvrant et les fouillant sans bruit, le désespoir la gagna rapidement. Son ange ne se trouvait nulle part. Son cerveau lui faisait l'effet de se trouver dans un tambour détraqué en plein essorage.
Au gré de sa recherche frénétique, elle finit par tomber sur une porte discrète qu'elle n'avait encore jamais remarquée. Close par plusieurs verrous hydrauliques extrêmement épais et surmontée par une petite vitre, également blindée, elle semblait étrangement déplacée au sein de ces lieux dévolus aux soins.
Apercevant une mince lueur à l'intérieur de ce qui paraissait être une antichambre, Hines dût se hausser sur la pointe des orteils pour regarder.
Ses yeux fatigués, déréglés par la sédation, mirent longtemps à distinguer ce qui se trouvait dans les ténèbres couleur de fange de l'autre côté de la paroi.
Éclairé par une veilleuse lointaine, quelque chose de gros et de difforme était allongé sur ce qui ressemblait à une table métallique, de celles qu'on rencontrait dans les morgues et les salles d'autopsie. Le cœur battant la chamade, elle crut d'abord à une carcasse Prométhéenne, mais c'était trop noir et luisant pour en être une.
En plissant le regard, elle réussit à apercevoir les vagues contours d'une gueule canine complètement aveugle. Cela ressemblait à une hideuse mue abandonnée par une bête surgie d'un abîme, un artefact qui avait refait surface en s'extrayant des eaux noires du temps, dont il avait pris la teinte primitive.
Hines ignorait ce que c'était, ce que l'entreprise pouvait faire avec et pourquoi cette chose se trouvait ici, et elle décida qu'elle ne voulait pas vraiment le découvrir, s'éloignant prestement de la porte épaisse.
Elle espérait que la vision de l'enveloppe archaïque n'irait pas s'ajouter à ses terreurs oniriques, déjà bien trop nombreuses depuis son arrivée sur Alliance. Cette découverte hasardeuse avait toutefois eu un effet inattendu, quoique bénéfique : Hines en avait totalement obnubilé son vénéneux désir de shedim, se dirigeant docilement vers son matelas douillet.
En passant devant un des bureaux impersonnels, coincé entre deux vitrines sombres, Hines remarqua qu'elle avait omis de refermer complètement un des tiroirs qu'il contenait. Se penchant, elle voulut donc effacer toute trace de son passage fiévreux, mais le casier resta coincé, ne bougeant pas d'un pouce vers l'intérieur.
Serrant les dents, aux aguets au cas-où, Hines le tira donc vers elle et le tiroir coulissa avec un grincement de protestation.
La blonde ne se rappelait que peu de l'avoir fouillé, et saisie par un pressentiment inexplicable, elle en retourna le contenu une nouvelle fois. Parmi les presse-papiers et les agrafeuses vétustes, elle ne trouva pas une seule trace de sa drogue.
Déçue, elle tapa rageusement contre le fond du tiroir.
À sa plus grande surprise, celui-ci se décrocha de quelques millimètres, dévoilant un double fond. Hines retint sa respiration, puis se décida à soulever la paroi factice. Cet espace de rangement sans intérêt constituait une habile cachette.
Avec regret, elle constata que la petite cavité ne contenait en tout et pour tout qu'un mince dossier poussiéreux, de ceux qu'on n'éditait plus depuis longtemps grâce à l'ère galopante des documents numérisés.
La couverture en carton, déchirée par endroits, ne comportait aucune mention.
En l'ouvrant, Hines tomba sur quelques pauvres feuilles, des copies de mauvaise qualité tirées probablement d'un scanner. Celles-ci avaient été presque entièrement recouvertes au feutre noir, une technique surgie d'un passé lointain et bien moins efficace que le plus basique des cryptages informatiques. Aujourd'hui, plus personne n'imprimait quoi que ce soit.
Intriguée, Hines dût se pencher pour déchiffrer les mots qui avaient échappé à la censure de l'encre indélébile. Rien de ce qu'elle lut n'eut de sens pour elle.
Le dernier document était une radiographie sophistiquée, montrant un squelette humain ; en apparence, tout du moins. Fichés à l'intérieur des os, s'entortillant autour des articulations, des ombres tentaculaires avaient colonisé le corps anonyme à l'instar d'un cancer.
Hines frissonna en comprenant que cette mutilation, cette torture, était l'œuvre des Hommes. Au-dessus, quelqu'un avait épinglé une vieille fiche militaire, aux caractères imprimés en patte de mouche.
Elle n'eut aucun mal à reconnaître le type sur la photo floue, car elle l'avait déjà vu, là-bas, sur le cargo maudit et, plus tard, ici-même, où elle n'avait eu aucun mal à reconnaître sa voix, malgré l'épaisseur du casque d'exo qu'il portait alors.
On avait barré son nom, le rendant illisible, pour y écrire l'étrange slogan « LE9ION ».
Plus bas encore, Hines lut : implants kinéstétiques, ajouté à la main.
Ces deux mots lui firent l'effet d'une décharge électrique, même à travers la brume neuroleptique qui lui obstruait la cervelle.
Elle avait toujours cru, comme la plupart de ses compatriotes de Green Edge, que ces rumeurs n'étaient qu'une légende urbaine. Lors des confrontations les plus violentes qui les avaient opposés au CSW, il y a sept ou huit ans, les plus anciens juraient avoir eu affaire à un escadron qui se mouvait comme un seul homme.
On les appelait les Neuf.
Les spéculations allaient bon train sur leur compte : on les disait capables de prouesses impossibles, comme déplacer la matière sans la toucher ou bien se défendre à l'aide de l'énergie cinétique, renvoyant les balles d'un simple geste de la main.
Des transhumains mythiques, sortis d'un laboratoire militaire de pointe, accouchés par le CSW et son désir absurde de pousser les limites de la science et celles du corps.
Elle avait devant elle les preuves concrètes que tout cela était vrai.
Reposant soigneusement la pochette cartonnée à sa place initiale et refermant le tiroir après avoir fixé le double fond, Hines retourna se coucher, l'esprit en ébullition.
Le matin suivant, elle se réveilla avec une certitude troublante en tête : le CSW allait bientôt se pointer sur cette planète sinistre, ce n'était qu'une question de jours, voire de quelques heures.
Après lui avoir soutiré toutes les informations possibles, le directeur d'Hélion, en bon collabo suisse qui ne voulait surtout pas de démêlés avec l'armée, allait probablement se débarrasser d'elle pour la confier aux soins de la soldatesque.
Hines savait ce que les militaires faisaient aux terroristes de son espèce, surtout aux femmes.
Elle était condamnée.
Heureusement pour elle, elle savait quoi faire le moment venu.
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