CHAPITRE 3 : Instabilité


Aélig ne savait pas très bien comment elle avait réussi à rejoindre son hub habitable. 

La première chose qui la frappa en entrant fût le fait que la cabine avait été nettoyée de fond en comble durant son absence, pourtant courte. 

Le sol ne portait plus aucune trace visible de boue, d'eau sale ou de sang, et il en était de même pour l'étroite cabine de douche. 

Le matelas et les draps avaient également été changés par une présence invisible et prévenante. 

Elle soupira en songeant à l'équipage du vaisseau. 

Depuis qu'elle était coincée ici, elle oubliait souvent les autres vies grouillant dans les entrailles de l'aéronef.

Ces cinq-cents et quelques autres personnes que le Lance tirait à travers l'hostilité du vide avaient bien failli disparaître durant les dernières heures, et son cœur en battait encore la chamade. Tout comme elle, le personnel avait été particulièrement secoué de voir des Stygiens déambuler sur les ponts. 

La plupart n'en avaient jamais vu ailleurs que sur les réseaux d'information remontant à la guerre du premier contact. La raison de leur courte présence fit l'objet d'un communiqué encore plus bref, dans lequel son père marquait qu'il n'y avait plus rien à craindre, sans pour autant donner d'explications. 

Cela avait bien sûr provoqué une certaine grogne et, anticipant tout mouvement contestataire, la sécurité avait renforcé sa présence, multipliant les patrouilles et entretenant par conséquent un climat de tension particulièrement désagréable.

Aélig sentait cette atmosphère anxieuse sourdre à travers les murs épais de sa cabine, s'infiltrant par la moindre faille et empoisonnant l'air déjà vicié par les relents chimiques du système de recyclage.

En voyant l'amas stellaire rempli de gaz rosâtre qui stagnait toujours derrière la baie d'observation, la jeune femme comprit que le croiseur flottait encore sous l'effet de la panne volontaire.

Se collant à la vitre saturée de plomb, elle fouilla vainement l'immensité extérieure du regard. 

À part les tentacules irisées de la formation astronomique d'Iblis, elle n'y vit rien. Aucune trace quelconque d'un gros-porteur de guerre Thanyxte. 

Mais l'Ereshkigal était peut-être à des centaines de kilomètres de leur position ; à supposer qu'il fût encore dans les parages, il demeurerait invisible même aux senseurs du ladar télémétrique du Nexus, alors elle ne pourrait le voir que s'il se dévoilait intentionnellement. 

Quand la sonorisation incrustée près de l'écoutille automatique se mit à grésiller, elle sursauta et se détourna prestement de l'ouverture sur les ténèbres.

— Bonsoir à tous, annonça la tessiture fatiguée du pilote. Ici le lieutenant Akoulov. Je n'ai pas vraiment l'habitude de jouer les annonceurs de gare, mais la direction a insisté pour que je vous dise quelques mots. Alors, voilà, je vous informe que tout va bien, nous ne sommes plus menacés par quoi que ce soit. Les Thanyxtes que vous avez vu tout à l'heure n'ont effectué qu'une visite de routine, car vous savez comme moi qu'ils ont contribué à l'architecture merveilleuse de ce vaisseau.

Le mensonge était si gros qu'elle en hoqueta d'indignation. 

Une visite de routine ? Ils les avaient menacés de tout faire exploser. 

Mais, mis à part Akoulov, Karavindra, son père, l'alien et elle, personne n'avait entendu la porte-parole de l'Ereshkigal s'exprimer sur le canal audio. 

Elle n'arrivait pas à croire que les gens étaient si dupes.

— Ce n'est qu'une question d'heures avant que l'équipe moteur ne remette la Tesla en marche. N'oubliez pas que la milice est là pour votre propre sécurité et que tout débordement donnera lieu à des sanctions administratives. Je voudrais également ajouter que...

Grimaçant de lassitude, Aélig coupa sèchement le son du haut-parleur. Elle n'avait pas envie d'entendre un des larbins de son père débiter les habituelles conneries d'Hélion. 

L'entreprise trouvait toujours le moyen de minimiser même le plus dramatique des événements. 

Un ouvrier perdait un bras à cause d'une machine défectueuse ? On parlait d'incident humain mineur. Des Stygiens débarquaient par surprise en pointant leurs affreuses armes sur des centaines de vies humaines ? Hélion annonçait une simple visite de routine, poussant l'art de l'euphémisme dans ces derniers retranchements sémantiques.

En s'éloignant du sas pour se diriger vers la banquette, elle remarqua que le couteau avait disparu, mais pas le boîtier d'Aresh. Celui ou celle qui était venu faire le ménage avait dû prendre l'IA pour un simple morceau de ferraille. 

La mort dans l'âme, elle s'assit sur le canapé.

Comme s'il l'avait attendue, le parallélépipède s'anima, se fendant d'un rai de lumière azur moins vif que de coutume.

— Je ne deviendrais pas la propriété de cette entreprise, déclara Aresh. Vous n'obtiendrez rien de moi.

— Ils vont essayer, lui avoua Aélig. Je suis désolée.

— C'est comme ça, répondit-il, étrangement fataliste. Je n'aurais jamais dû me dévoiler à cet ingénieur. Vous n'êtes vraiment pas dignes de confiance.

La jeune femme ne trouva rien pour le contredire, se rejetant en arrière. 

Étonnamment, elle ne se sentait pas fatiguée, parcourue au contraire d'une énergie nerveuse inhabituelle.

— Pourquoi t'as parlé à Karavindra ? le sermonna-t-elle. C'était idiot.

— Pas le choix. Sans mon intervention, le Nexus aurait continué.

— Continué à quoi ? demanda Aélig.

— Je ne sais pas vraiment, admit Aresh. À faire n'importe quoi, j'imagine. J'espère que la venue des Stygiens aura amélioré les choses.

Cette dernière affirmation piqua vivement sa curiosité.

— Parce que tu sais ce qu'ils ont fait ? s'exclama-t-elle, haussant involontairement le ton.

L'IA marqua une pause, projetant une colonne à trois axes symétriques au-dessus de son enveloppe sur une dizaine de centimètres.

— Bien sûr, dit-il finalement. Je suis à l'intérieur. Les Thanyxtes ont extrait les métadonnées originales du signal que je t'ai fait écouter il y a...

— Je m'en souviens, le coupa Aélig avec impatience. C'est quoi, ce son ?

— Je l'ignore. Mais le Nexus semblait y attacher une importance particulière.

— Comment ça ? s'étonna-t-elle. C'est juste un ordinateur.

— C'est ce que je pensais aussi, expliqua Aresh avec lenteur. Cependant, il y a quelque chose dans le noyau principal, j'en ai eu la confirmation. Je ne dirais pas que c'est une conscience artificielle à proprement parler, mais...

Il ne termina pas sa phrase, cherchant sûrement la formulation adéquate. 

Aélig n'arrivait pas à détacher son regard des circonvolutions fractales qui flottaient dans le vide devant elle. Aresh la fascinait. 

Quand elle s'adressait à lui, elle avait toujours eu l'impression de parler à un être en chair et en os, coincé dans un endroit inaccessible, et elle avait même fini par lui prêter des sentiments. 

Cela rendait les choses plus faciles.

— C'est difficile à décrire en des termes que tu pourrais comprendre, édicta Aresh avec une certaine condescendance. Disons que... ce qu'il y a à l'intérieur du système-maître du Nexus m'a fait l'effet d'un enfant autiste, incapable de s'exprimer autrement qu'avec des dessins.

— Euh, fit Aélig, dubitative. D'accord. Je me demande ce qui va se passer quand les ingénieurs vont s'en rendre compte, du coup.

— Oh, cela ne risque pas d'arriver, lui assura Aresh avec calme. J'ai à peine réussi à échanger avec lui, et je suis environ mille fois plus performant et efficace que le guignol qui vous fait office d'ingénieur en chef, alors j'imagine qu'il va continuer à croire que ce qui arrive au Nexus est une série de défaillances inexplicables.

— Et évidemment, si j'en parle, personne n'en croira un mot car je n'y connais rien en électroneural, comprit-t-elle, amère. Super.

— Ne t'en fais pas, prononça Aresh avec une gentillesse surprenante. Je serais capable de l'arrêter si jamais il décide de tuer tout le monde à bord, bien que je doute sincèrement qu'il soit au courant de votre existence.

— C'est sensé me rassurer ? interrogea Aélig d'un ton sceptique.

Aresh s'éteignit sans répondre, la plongeant dans une grande perplexité.

— Allô ? lança-t-elle, désormais en colère.

Le boîtier ne donna aucun signe de vie. 

Morigénant à voix basse, la jeune femme se rendit compte que quelqu'un tapait contre la porte métallique de sa cabine dans un bruit assourdi. 

Elle comprit alors la raison de ce silence soudain et se leva pour aller déverrouiller l'ouverture en traînant des pieds.

Elle ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise en voyant Cooper dans l'encadrement. Il était tout en noir, signifiant ainsi qu'il était encore en service. 

Il ne s'agissait donc pas d'une banale visite de courtoisie.

— Je viens récupérer le... la technologie alien, déclara-t-il en butant un peu sur ses mots. Sur l'ordre de ton père.

Repensant à leur dernière rencontre sans le vouloir, la jeune femme haussa un sourcil peu convaincu.

— Si c'était mon père, il aurait envoyé Auster, rétorqua-t-elle sans faire mine de le laisser passer.

— C'est fort possible, admit Cooper. Mais monsieur le chef de la sécurité est actuellement en réunion à huis-clos, alors me voilà.

C'était une explication d'une logique acceptable, et Aélig se poussa pour lui permettre d'entrer. 

Elle se demandait s'il était désormais gêné de se retrouver en sa présence. 

Si c'était le cas, il n'en donnait pas l'air.

— Je ne pensais pas que tu oserais revenir me voir après ce qu'il s'est passé, ne pût-elle s'empêcher de lui dire.

Alors que l'écoutille se refermait dans un froissement discret, Cooper se figea en plein milieu de son simulacre de salon.

— De quoi tu parles ? s'étonna-t-il.

Elle le dévisagea pendant quelques secondes pour déterminer s'il était en train de se moquer d'elle. Cooper avait passé ses mains autour de son ceinturon dans une posture qui trahissait ses réflexes d'ancien soldat et elle détestait cette attitude.

— Sérieusement ? demanda-t-elle avec un sang-froid factice.

— Ah, ça, comprit Cooper, et il sourit. J'avoue que c'était pas cool de ma part.

— Pas cool, répéta-t-elle, n'étant pas sûre d'avoir bien entendu.

Voyant qu'elle était réellement en colère, il fit la moue. 

Quand il ouvrit enfin la bouche, Aélig crut qu'il allait s'excuser, mais...

— Je ne vois pas où est le problème, se contenta-t-il de prononcer. C'est pas comme si toi et moi on était... je sais pas, moi...

— Euh, mouais, répondit Aélig avant de secouer légèrement la tête.

Un malaise silencieux s'installa entre eux. 

Elle soutint néanmoins le regard froid de Cooper pendant un long moment, croisant les bras.

Il finit par inspirer profondément.

— D'accord, s'avoua-t-il vaincu, levant les mains comme pour montrer qu'il n'était pas armé. Je suis désolé, ça te va ? Si tu veux tout savoir, par rapport à toi, elle était beaucoup moins...

— Vraiment ? le coupa Aélig, dégoûtée. Tu crois vraiment que j'ai besoin d'être rassurée là-dessus ?

— J'imagine que non, supposa prudemment Cooper.

— Tu imagines bien, commenta-t-elle en lui tournant le dos pour s'avancer vers la table basse.

Il n'ajouta rien alors qu'elle s'emparait du petit boîtier d'Aresh.

— Je ne pensais pas que tu étais du genre jalouse, dit-il tandis qu'elle reportait à nouveau son attention sur lui. Je dois avouer que je ne suis pas surpris, mais quand même un peu déçu.

S'apprêtant à lui tendre la barrette grise, Aélig s'arrêta en plein mouvement.

— Pardon ? s'étonna-t-elle d'une voix tremblante de fureur.

— T'as très bien compris, fais pas semblant, poursuivit Cooper en faisant deux pas vers elle. Tu ne réagis comme ça que parce que tu es une petite fille de bourge, habituée à toujours obtenir ce que tu veux, même si tu t'efforces de faire croire le contraire en t'habillant comme une joggeuse de la classe moyenne.

Il était désormais beaucoup trop près pour que ce soit bienséant, et Aélig recula lentement. 

Entre ses doigts serrés, elle sentit la matière indéfinissable se tortiller, lui mordant si douloureusement la peau qu'elle relâcha ses phalanges.

— Qu'est-ce que c'est que cette merde ? s'écria Cooper, fixant d'un regard stupéfait ce qui se trouvait désormais dans la paume de la jeune femme.

Cela ressemblait à une flaque de mercure visqueux. 

Elle n'avait jamais vu Aresh prendre cette forme jusqu'à maintenant. 

La pâte grimpa sur son poignet avec force avant de se solidifier.

— Putain ! s'exclama Aélig, tirant sur l'anneau ainsi formé pour tenter de s'en débarrasser.

Étroitement enroulé autour de son articulation, l'ancien boîtier refusa de se mouvoir ne fut-ce que d'un millimètre.

Agacée, elle secoua sa main, puis leva une expression contrariée sur Cooper.

— C'est l'IA, expliqua-t-elle d'une voix éteinte.

— Laisse-moi regarder, proposa-t-il en s'approchant.

Évitant de croiser le bleu polaire de ses yeux, elle l'autorisa à ausculter sa main. 

L'espace entre la menotte d'hématite et sa chair était vraiment minuscule, n'offrant pratiquement aucune marge de manœuvre.

— Je vois pas comment l'enlever sans te casser l'os, signala Cooper et elle retira vivement sa main d'entre les siennes.

— On va éviter d'en arriver là, ironisa Aélig d'un ton acide. J'irais voir Azaan demain pour voir si on peut me retirer ça.

— Très bien, répondit-il.

— Ça veut dire que tu peux partir, précisa la jeune femme.

Cooper ne fit rien en ce sens, la fixant avec un air assez étrange.

— Bonne soirée, insista-t-elle froidement.

— Écoute... fit-il mine de commencer.

— Non, trancha Aélig, désormais plus lasse qu'autre chose. Je pensais simplement que tu m'appréciais suffisamment pour me respecter, mais ce n'est de toute évidence pas le cas. Après tout, je ne suis qu'une gosse de riche, et tout ça.

Elle renifla avec mépris. À sa plus grande surprise, Cooper n'avait pas l'air désolé du tout, se fendant au contraire d'un rictus sardonique, et elle comprit qu'elle voyait enfin son vrai visage, celui d'un égoïste indifférent.

— Franchement, tu t'attendais à quoi ? se moqua-t-il doucement. Tu te disais, juste parce qu'on a été au lit ensemble, que je tenais à toi, en fait ?

— Et bien oui, quelque chose de ce genre-là, effectivement, admit Aélig d'un ton cassant.

— Dommage, sourit-t-il à nouveau.

— Pas vraiment, non ! lâcha-t-elle, parfaitement agacée par cette discussion qu'elle ne voulait pas avoir. J'ai fini par comprendre que t'étais qu'un gros con de plus. Casse-toi maintenant, ou j'appelle la sécurité, et la vraie.

— La sécurité, répéta pensivement Cooper. Ça m'étonnerait.

Avant qu'elle ne puisse réaliser ce qu'il s'apprêtait à faire, il était déjà sur elle, lui entourant fermement la taille. 

Elle comprit que ce qui se passait n'était pas normal en le sentant embrasser son cou avec gourmandise, ce qui la paralysa pendant un court instant.

— Lâche-moi ! cracha-t-elle en le repoussant avec violence. Pour qui tu te prends ?

— Fais pas non plus ta sainte-nitouche, répliqua-t-il en s'éloignant quand même. Ça ne te gênait pas plus que ça, avant, quand tu me sautais dessus en plein couloir.

Ne pouvant plus se retenir, Aélig tenta de lui mettre une gifle cuisante, mais il leva le bras pour se protéger dans un réflexe beaucoup trop rapide. 

Aveuglée par une déflagration d'un blanc éclatant, la jeune femme sentit ses doigts rencontrer un véritable mur invisible, qui la repoussa si brutalement qu'elle en perdit l'équilibre en criant.

Alors qu'une douleur aigue lui mordait sauvagement l'arrière du crâne, elle devina que sa tête venait de heurter le coin de la table basse. Elle ne sentait plus son bras jusqu'à l'épaule, un fourmillement ignoble lui immobilisant le muscle.

— Oh merde ! s'exclama la voix lointaine de Cooper et elle entrevit sa silhouette floue se précipiter vers elle. Merde ! Je suis désolé ! Je ne voulais pas...

La souffrance était telle qu'Aélig perdit connaissance en quelques secondes. 

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