CHAPITRE 20 : Setesh

La seule chose qui avait sauvé la vie de Zar-Shâ était sa peau malade et à chaque fois que la Voix posait ses yeux – si on pouvait appeler ça des yeux – sur lui, elle ne manquait pas de le lui rappeler. Il la dégoûtait probablement, si cette créature pouvait ressentir la répulsion. 

Il était une abomination. 

Une insulte à sa perfection et à celle du dieu pour lequel elle parlait.

La cohorte Prométhéenne le traînait derrière elle comme une escorte royale le ferait avec un bouffon, lui l'Archiviste âgé de plus de trois cents ans. Le dernier des Sylphanètes. 

À la fois privilégié et maudit, il regardait sa propre race se détériorer et ne rêvait que d'évasion.

À force, il en avait perdu la notion des années.

Dans l'espace noir, le temps n'avait pas lieu d'être.

Aujourd'hui, leur flotte disparate traversait un système aussi stérile qu'eux, mais le vaisseau B317 n'avait pas d'ouvertures pour que Zar-Shâ puisse le voir.

Il était enfermé dans les entrailles rouillées et humides de la bête antique qui le transportait, lui et les autres, sans aucune échappatoire.

Accrochée à son nid de tubes cylindriques pulvérulents, la tête en bas, la Voix contemplait la procession d'esclaves, venant déposer leurs prises de guerre sur Alliance devant elle, semblant faire des offrandes à une idole barbare.

La structure qui soutenait l'espace surélevé sur lequel Setesh avait élu domicile rappelait un orgue étrange et difforme, renversé vers le bas.

 Les canalisations qui couraient sur les parois finissaient par se rejoindre en un nœud compact au plafond, dégueulant câbles et tuyaux calorifères humides. 

Il y avait aussi de nombreux autres appareils pointus, engrenages et ganglions luisants mais Zar-Shâ, à l'instar de son peuple agonisant, n'était guère versé dans les sciences techniques et ne comprenait pas grand-chose à la complexité des assemblages de Nazarah.

Quand vint son tour, le vieil Archiviste baissa automatiquement la tête. 

Non pas par respect, ni dévotion, non. L'apparence de la Voix était juste si hideuse qu'il faisait de son mieux pour ne jamais la regarder.

Autour de lui, débarrassés de leurs heaumes, les autres se livraient à leur rituel atroce.

 Se servant de gamelles cabossées ou du creux de leurs mains parfois, ils venaient recueillir le pus que dégorgeait la construction pour s'en abreuver. 

Voilà bien des années que le gel avait remplacé leur nourriture.

Zar-Shâ n'y avait jamais eu droit.

— Abomination, siffla Setesh en se laissant souplement glisser au sol.

Elle atterrit presque sans faire le moindre bruit. Pressé d'en finir, l'Archiviste balança le lourd caisson à ses pieds, fixant ses propres mains prises par les premières rides de vieillesse.

Se penchant, Setesh examina le contenu de la cassette, un mélange d'objets hétéroclites dérobés à l'usine de la planète qu'ils venait de quitter et Zar-Shâ fut obligé de la voir.

Autrefois, la Voix avait été Thanyxte, probablement élancée et redoutable. 

Elle avait gardé de maigres vestiges de sa silhouette d'avant, ainsi que les lignes allongées de sa tête reptilienne, mais la ressemblance s'arrêtait là.

Son corps avait été presque entièrement converti par l'infection divine, même si de rares morceaux de chair noire et flétrie pendaient encore à certains endroits, une viande parcheminée transpercée par le métal. 

Le long de ses côtes squelettiques, trois bras étaient collés à chacun de ses flancs, contenant beaucoup trop d'articulations pour être naturels. Ils se mouvaient avec une lenteur trompeuse, vicelarde, car il lui suffisait d'une seule inspiration pour les transformer en coutelas de boucherie. Ses membres antérieurs les plus épais prenaient racine dans ses épaules aiguës, la plupart du temps ramassés au niveau de son torse concave et triangulaire.

Mais le pire était son visage : une face ravagée, un œil crevé remplacé par une nodosité phosphorescente et malsaine, entourée d'un arceau brillant ; une orbite mécanique disproportionnée qui lui mangeait la moitié du crâne.

— Acceptable, dit Setesh.

D'autres concrétions optiques, plus petites, envahissaient son front allongé et plat, lui donnant des airs de poisson abyssal qui n'aurait jamais vu la lumière du jour. 

Quand elle n'était pas à l'abri dans sa caverne, la Voix se dissimulait toujours sous des frusques sombres et abîmées.

— Principe, demanda-t-elle.

— Expansion, répondit Zar-Shâ.

Tout le corps de la Voix fut parcouru d'un spasme.

— Les puits d'hydrocarbure d'Eurysko, prononça-t-elle en escaladant les murs telle une salamandre affreuse. Il veut les boire. Consumer des soleils. Les rayons de neutrons. Lors de l'annihilation de la forme transcendantale, les ombres. Non. Facettes fissurées. Ténèbres.

Zar-Shâ vit nettement les tuyaux de plastique se coller à sa chair synthétique comme des sangsues. À l'envers, la Voix éructa et vomit un épais filet de gel structurel à même le sol. 

La substance glaireuse retomba une dizaine de mètres plus bas et les Prométhéens s'y précipitèrent, se jetant à quatre pattes pour y plonger le groin.

En dépit de la crasse, ils léchaient le liquide sur les plinthes.

— Prophète, interrogea l'Archiviste, essayant de ne pas prêter attention au comportement bestial et dégoûtant de ses congénères.

— Propriété enthéogène. Oui. Parle.

— Le monolithe s'est éteint.

— Alimentation insuffisante, diagnostiqua Setesh en le contemplant de son orbite normale, quoique dépourvue de pupille.

— Il a communiqué avec un disciple de la Structure, annonça Zar-Shâ en baissant à nouveau la tête, ne pouvant plus supporter la vue de la Voix.

— La Structure ne parle plus depuis soixante-dix mille ans, trois mois, quatre jours. Elle n'appartient pas à ce monde. Cet univers est à celui qui l'observe.

— Prophète, Nazarah ne craint-il pas l'Humanité ? Elle est bien plus nombreuse que nous. Et les Stygiens, mieux armés ?

— La vie doit être préservée. Les reptiles sont dépourvus de chaleur. Mauvais génome. Incorrect. La Structure est entropie. Nazarah n'y touchera pas.

Elle déplia ses bras brisés, s'étirant en une figure frêle et démolie, comme si elle voulait griffer les corps gigotant en contrebas.

— La conversion est nécessaire. Nazarah est défaillant. Erreur critique, psalmodiait la Voix. Défaillance. Anomalie. Réparations structurelles nécessaires. Simulation.

Parcourue d'un nouveau frisson qui fit trembler son alvéole immonde, la Voix régurgita à nouveau plusieurs litres de gelée noire.

— Pars, dit-elle à Zar-Shâ.

Le dernier Sylphanète abandonna donc les créatures à leur festin ignoble.

À l'abri des chaudières à fusion, baignant dans une chaleur infernale qui contrastait avec l'atmosphère abominablement humide de l'antre de Setesh, l'Archiviste pensait au passé et à la guerre. L'arrivée de Nazarah sur Aermon, sa planète – Kappa-Centauri pour le Kohltso – avait été le début de la déchéance. Il avait contemplé la dégénérescence divine s'en prendre aux siens, les enfants mort-nés gobés par les machines. 

Les femelles crevées en couches, la mort luminescente qui mangeait leur chair souffreteuse, condamnant toute l'espèce à l'infertilité.

Alors qu'ils déferlaient sur le Système Circulaire, esclaves d'une volonté qu'ils ne pouvaient saisir, une intelligence colossale à l'agonie, luttant elle-même contre l'extinction, ils s'étaient heurtés aux Thanyxtes.

Reptiles répugnants. Profanateurs irrespectueux. Hérétiques dévoués à l'Esprit-Caveau muet depuis des millénaires. À l'abri de leur Styx puant, ils ne combattaient jamais de face, toujours dans l'ombre. Lâches et habiles, ils avaient arrosé la surface déjà mourante d'Aermon d'une pluie acide – Setesh disait bactériologique – empoisonnée, accélérant leur décadence.

Puis étaient venus les Cephenes. Si proches de l'Ultime Forme de Nazarah et pourtant si opposés à lui. La Structure les avait déjà corrompus, incompréhensible et silencieuse. 

La Voix elle-même ne l'évoquait qu'à mots couverts, ne lui donnant jamais de nom véritable ; parler du deuxième en tant que tel était tabou.

Tout ce que Zar-Shâ savait, c'est que la coexistence avec cet ennemi immobile était un sujet qui mettait Setesh dans une transe cryptique qui pouvait durer plusieurs jours. 

Depuis longtemps résigné à l'idée de voir le monde mourir sous l'infection, n'en éprouvant qu'une vague indifférence, l'Archiviste œuvrait néanmoins à la découverte des secrets de l'ancien dieu.

Il serait la mémoire Sylphanète.

Mais le langage de Setesh était si obscur qu'il n'en saisissait que la moitié et moins encore quand il se montrait peu attentif. 

Comprendre la Voix était comme avancer dans un labyrinthe sans aucune carte. Zar-Shâ avait bien essayé de demander aux Substituts, que les asservis reconnaissants dressaient parfois à l'aide des humains capturés ; mais ceux-ci, faiblement irradiés par la conscience cosmique de Nazarah, se montraient incohérents et incomplets. Ils n'étaient que des Échos. 

Le seul Mot qu'il connaissait avait été érigé sur Alliance, grâce à l'obélisque-parole récupéré dans le temple de la colonie Varesj. 

Ces humains étaient bien idiots de se prosterner ainsi devant un outil de Nazarah.

— Singularité ontologique déviante, avait commenté Setesh ce jour-là. Conversion nécessaire.

Ses entretiens parcellaires avec les Substituts et les bribes de monologues obscurs qu'il avait réussi à comprendre lorsque la Voix parlait lui avaient toutefois appris l'essentiel. Depuis près d'un demi-siècle désormais, Nazarah cherchait à survivre. C'était pour cela qu'ils venaient chercher du matériel en dehors de leur planète morte et gelée. 

Dégénéré et malade, leur dieu n'était plus capable de se réparer lui-même.

Tels des moucherons infimes grouillant à la surface d'une plaie béante, les Prométhéens s'acharnaient à arrêter son hémorragie.

Le chemin avait été long et difficile, car, par prudence, ils ne s'en prenaient qu'à des endroits et des vaisseaux isolés. Là-bas, très loin, sous la glace, à l'abri dans un hiver nucléaire interminable, Nazarah engloutissait les tonnes de métal et d'énergie, insatiable, reprenant des forces et se nourrissant de ce qu'ils réussissaient à lui ramener, craintifs, se traînant à genoux.

Suspendue à sa toile de tubes visqueux, sa Voix hurlait parfois pendant des heures, sans discontinuer, car elle ne respirait plus depuis longtemps.

— Défaillance détectée, gémissait-elle dans un sanglot. Anomalie critique. Réparations nécessaires. Les flux sont rétablis.

Le cri s'éteignait régulièrement dans un murmure pour reprendre avec plus de hargne encore.

— La vie doit être maintenue.

Zar-Shâ savait que bientôt, grâce à leurs soins précieux, Nazarah aurait les forces de se lever.

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