CHAPITRE 20 : Matricule Vol'Zan
Haïdès avait l'impression de marcher depuis plusieurs heures, mais rien ne pouvait lui confirmer cela avec certitude.
Il n'avait pas osé poser la question à Aresh, l'IA étant trop affaiblie pour aligner des mots de plus de trois syllabes.
Devant lui, Servcentra Setesh sémillait de son pas parfait, s'orientant dans le dédale sans aucune lumière pour la guider.
Entraîné par un lien invisible attaché à l'IA à son poignet, le caisson hermétique de la taille d'un sarcophage flottait à sa suite. Il se retournait parfois pour vérifier que le cadavre en tenue ébène d'Iktara restait bien en position sur le couvercle lisse.
Après avoir franchi la première arche, la Voix l'avait amené dans la direction opposée à celle de la surface. Haïdès lui avait emboîté le pas sans protester.
Aussi limitée qu'elle soit, la parole d'une machine obtuse était digne de confiance.
À l'instar de toutes les architectures logiques complexes, l'Esprit Profond Oraxen suivait un cheminement binaire invariable. Il ne disposait d'aucun système de pensée s'apparentant à ce que les humains nommaient morale.
C'était bien pour cela qu'il avait éliminé pratiquement toute présence vivante sur la plateforme, puis avait accepté de l'aider.
Une attitude absurde, mais cela ne l'avait pas étonné.
Tout comme lui, Nazarah était un opportuniste, s'adaptant au mieux en fonction de la situation.
Haïdès avait survécu pendant plus de cinquante ans au milieu d'une espèce étrangère grâce à ce pragmatisme. Avant encore, c'était ce même trait de caractère qui lui avait permis de se sortir sans trop de dommages de la purge du Collectif Cephene, car depuis toujours, il se débrouillait pour servir au mieux ses propres intérêts.
Alors, et bien qu'il ne voulût pas vraiment le reconnaître, il comprenait les motivations animant l'horreur tapie dans sa forteresse de silice.
Tâchant de ne perdre la silhouette filiforme de Setesh de vue, il prêtait une attention distraite à son environnement. Le souterrain labyrinthique s'étirait sur des kilomètres tout autour de lui, ses nombreux embranchements trouant la croûte terrestre en profondeur.
Les couloirs grossièrement taillés succédaient aux salles humides dans un rythme monotone.
Ici et là, il notait la présence d'excroissances mécanisées, grimpant sur les murs pour se perdre dans les ténèbres.
Parfois, au détour d'un tunnel suintant, une grappe de nodules mousseux luisait d'un vert fané, donnant à la roche grise des allures de bas fond marin, et il se surprenait à regretter le ciel atone de la planète.
Glissant dans l'obscurité, la Voix ne se retournait jamais.
Quand ils longèrent une façade semblable à celle près de la plateforme ensanglantée, Haïdès réalisa pleinement l'immensité de la structure lovée au cœur de la planète.
Il évita de regarder ce mur infesté de bubons, de conduites et de lichen mouillé, retenant sa respiration pour ne pas en inhaler les miasmes.
Cette chose puait, et les nombreux puits d'aération perçant la paroi n'y changeaient rien.
Brassée par des pales invisibles, l'odeur de pourriture avait envahi la moindre molécule de l'air. Haïdès se demanda ce qui se cachait réellement derrière ce carcan d'usine abandonnée.
Il pensait à un gouffre insondable tapi à l'abri de l'épaisse muraille.
Une conscience multiple avait élu domicile dans ce vide nauséeux et cherchait à en sortir par tous les moyens. Grinçant et cliquetant, l'Observateur emprisonné grattait à la porte.
Il ne voulait pas y penser, comme il ne voulait plus songer au macabre contenu de la caisse le suivant à la trace.
Setesh s'immobilisa enfin.
Ils étaient parvenus au seuil d'un siphon en tout point semblable aux autres. L'atmosphère y était cependant plus respirable.
Un courant d'air à peine marqué dissipait les volutes méphitiques vomies par la construction antique toute proche.
— Ici, lâcha simplement la Voix en indiquant le sol.
Il s'approcha, posant les pieds sur un rectangle lisse et sombre.
Par automatisme, il leva les yeux et ne vit rien d'autre que la noirceur compacte.
Il ne posa pas de questions, se contentant de stabiliser la caisse près de lui.
Se tenant à trois pas de là, Setesh fixait le néant de son regard de gargouille morte.
Le rectangle vibra légèrement sous leurs pieds.
La montée dura quelques courtes minutes, et il sentit l'oxygène devenir de plus en plus respirable. La plateforme dépourvue de garde-corps se stabilisa face à une ouverture irrégulière et sans un mot, Setesh s'y engouffra.
Lui laissant prendre une avance prudente, Haïdès la suivit, le container flottant derrière son dos.
Après avoir gravi une pente douce aux parois boueuses, il déboucha dehors.
La sortie du réseau troglodyte, découpant une des collines formées par les éboulements du permafrost, donnait sur le flanc est de l'esplanade du Caveau.
Au loin, Haïdès pouvait deviner les esquisses floues et écrasées des véhicules d'Hélion, réduits à l'état d'épaves fumantes.
Les auréoles de vapeur graisseuse répandues autour des engins stagnaient dans le firmament gris à l'instar de tâches de suie.
Le soleil rachitique qui régnait dans ce système était à son zénith, teignant le paysage désolé d'une aura blafarde, brouillant les contours de la toundra au lieu de les exposer clairement.
Ici, la terre s'inclinait pour former une large cuvette au fond humide.
Au milieu de celle-ci se dressait un monolithe aux arêtes asymétriques et à la surface d'une platitude de verre.
Planté dans le terreau couleur sable, l'obélisque ressemblait beaucoup à celui qu'il avait autrefois vu sur Varesj, puis sur Alliance, à la différence que celui-ci était vierge de toute inscription.
Aussi fines que des veines de turquoise, d'étranges lignes géométriques traversaient la face visible de la structure, brillant si faiblement qu'elles en devenaient presque insaisissables dans la lumière du jour.
Après s'être éloigné du cloaque envahi de mousse marquant l'accès aux cavernes, et s'être assuré que le cadavre d'Iktara n'avait pas glissé du couvercle du caisson, il s'arrêta au bord de la trouée. Si seulement il avait réussi à la priver de son casque pour n'emporter que celui-ci, les choses auraient été plus simples, et il n'aurait pas eu à s'encombrer de son corps mort.
Mais la liaison de l'armure avec sa chair était trop forte, et il n'avait pas réussi à l'en défaire.
Figée dans l'agonie, la tenue rétractile avait emprisonné la carcasse d'Iktara dans un ultime carcan.
À son poignet, Aresh luisait, témoignant d'une activité réduite.
Il ne protesta pas lorsqu'il le décrocha, le contraignant à reprendre sa forme originelle.
— Je me sens mieux quand je suis loin, dit l'IA d'une voix un peu plus ferme.
Haïdès ne fit pas de commentaires.
Son compagnon d'exil ne lui pardonnerait jamais de l'avoir mis en contact avec une chose aussi ignoble que Nazarah, il le savait, alors entretenir une conversation était désormais superflu.
— La signature énergétique indique la présence d'un dispositif de communication interstellaire à longue portée, déclara Aresh en parlant du monolithe. Mais l'alimentation est insuffisante. Dans son état actuel, cette balise serait à peine capable de percer la troposphère de la planète.
— Très bien, répondit Haïdès.
Il profita de l'air refroidi et vierge de toute exhalation pendant quelques instants avant de se pivoter vers Setesh.
Assise sur un tas de gravats composé de boue durcie et d'éclats de pergélisol, la Voix regardait elle aussi le mégalithe.
Restait-il quelque chose à l'intérieur d'elle qui pouvait encore s'apparenter à la conscience d'un être vivant ?
Il en doutait.
Celle qui s'appelait autrefois Vexaria Jin'Agni était une coquille vide, un automate.
D'elle, il ne se rappelait que son matricule, un parmi tant d'autres défilant dans les laboratoires du Collectif. Lui n'avait pratiquement jamais été dans les mêmes locaux que les sujets de tests, il avait été bien trop important pour s'abaisser à leur rendre visite.
Il avait été la tête pensante, le superviseur ; c'était les autres, sous ses ordres, qui s'étaient chargés d'appliquer les protocoles de sa conception.
La revoir plus de cinquante ans après, réduite à l'état d'animatronique dégénérée, hantée par une autre conscience, ne provoquait qu'un vague remords en lui.
— L'alimentation est insuffisante, lança-t-il d'un ton égal.
La marionnette ne prit pas la peine de tourner la tête dans sa direction.
— Patientez, répondit-elle.
Elle ne précisa pas combien de temps, alors Haïdès s'assit à même la terre glaciale, s'adossant à la paroi tout aussi froide du container.
Entre ses doigts, le boîtier d'Aresh était encore allumé.
— Je vais m'en remettre, prononça l'IA, poursuivant sa déclaration comme si elle n'avait jamais été interrompue. Derrière ces murs... on aurait dit plusieurs esprits cousus ensemble sans aucun soin...
Haïdès ne voulait pas savoir.
Certaines choses étaient faites pour être laissées dans le noir, et Nazarah en faisait partie.
— Où se situe le point de contact que tu as réussi à extraire du transpondeur ? interrogea-t-il.
— Très loin d'ici.
Cette imprécision l'agaça, mais il se força à ne rien dire.
Il devait déjà s'estimer heureux qu'Aresh veuille encore lui adresser la parole.
— Les humains possèdent un mythe très intéressant, reprit l'IA, changeant de sujet sans raison apparente. Tiré de ce qu'ils appellent la civilisation grecque. Il s'agit d'un homme qui descend aux enfers afin d'en ramener celle qu'il aimait.
— Je ne vois pas le rapport, soupira-t-il.
— Tu ne veux pas le voir, plutôt. Le fait est : il échoue. Bien que les dieux laissent partir l'âme de la défunte, il doit marcher devant elle sans jamais se retourner, mais il n'y parvient pas.
— Je te prierais de clarifier la pertinence de tes propos, cracha Haïdès, guère disposé à subir ses élucubrations fantaisistes.
— Tu devrais sérieusement y réfléchir, lui conseilla Aresh, ignorant sa question précédente.
S'apprêtant à répliquer avec colère, il n'en eut pas le temps.
Un bruit traînant et lourd l'obligea à se retourner, lui faisant oublier ce qu'il allait dire.
— Établissement de l'alimentation, édicta Setesh dans son anglais guttural.
Muet de stupeur, Haïdès contempla les formes qui se dirigeaient désormais vers lui.
Avançant sur des extrémités mutilées, une véritable horde de monstruosités infirmes venait de tourner à l'angle de son champ visuel.
Seuls quelques vagues détails anatomiques permettaient de les identifier comme étant d'anciens Prométhéens.
Ils avaient subi des modifications si extrêmes que leurs corps avaient l'apparence d'endosquelettes sur lesquels on aurait enfilé des crânes beaucoup trop volumineux.
Ils étaient devenus des épouvantails grotesques et étirés, des amas de tuyauterie glaireuse en guise de rembourrage.
La horde se déplaçait voûtée, comme si la charpente de ses sujets était trop faible pour supporter leur propre poids. Ils avaient été compressés et tordus, les bras et les jambes brisées à tel point qu'Haïdès peinait à croire qu'ils puissent encore s'y appuyer.
La majorité de la chair avait disparu de ces carcasses carbonisées, cédant sa place à une armature en composite. Seules leurs gueules conservaient en elles quelque chose de vivant et de pourri, mais c'était dû à leurs yeux parfois vitreux et à leurs mâchoires, se mouvant dans un réflexe de mastication morbide.
Cette procession putride charriait un grésillement métallique dans son sillage, emplissant l'air polaire d'une interférence à peine perceptible.
Quand ces abominations arrivèrent à sa proximité, Haïdès fit deux pas en arrière, se heurtant au container en un choc sourd. Il ne voulait pas voir ses cadavres motorisés s'approcher de lui.
À la vue des Substituts, Setesh se redressa à son tour comme si elle voulait les saluer.
Il s'attendait presque à la voir leur ouvrir les bras, telle une mère accueillant ses rejetons infâmes. La Voix n'en fit cependant rien, parfaitement immobile.
— Patientez, dit-elle à nouveau.
Il ferait mieux de se détourner, il le savait.
Une intuition lui soufflait que ce qui allait suivre serait affreux. Et ce le fut.
Descendant avec maladresse au fond de la fosse où la colonne d'obsidienne prenait racine, la dizaine d'êtres décharnés glissa sur la pente plus qu'elle n'y marcha.
Les membres s'emmêlèrent, attirés par l'obélisque comme par un aimant géant, les corps se collant à sa base dans de répugnants sons d'écartèlement.
Bientôt, il lui fut impossible de les distinguer les uns des autres.
Le grésillement émis par les carcasses s'intensifia, faisant crépiter l'atmosphère, puis il se tut alors que les enveloppes achevaient de former un réseau physique.
Ce procédé cauchemardesque exerçait sur lui une fascination dérangeante.
Il y avait, dans la technologie de Nazarah, une déstructuration qui relevait de l'obscène.
Les organismes se transcendaient, devenaient circuits, les veines et les tendons convertis en distributeurs de flux ; la chair se transformait en matière première, modulable à volonté, et même si elle était morte, elle demeurait sublime.
Cette conversion infecte attendait désormais la race humaine, Haïdès l'avait compris dès l'instant où il avait posé les pieds sur ce monde isolé.
Cela prendrait certainement des dizaines d'années, peut-être même des siècles, mais à terme, Nazarah finirait par se répandre dans toute la galaxie.
Les humains lutteraient, bien entendu, c'était dans leur nature, et cela leur permettrait de survivre encore un peu, car l'une de leurs rares qualités était l'espoir qu'ils entretenaient dans les situations sans issue.
Ils ne pourraient cependant pas vaincre une entité aussi grande que Nazarah, tout simplement parce qu'un ennemi aussi incompréhensible ne pouvait être défait.
— Alimentation optimale, annonça Setesh, le tirant de ses pensées asphyxiantes.
— La disponibilité énergétique a été triplée, confirma l'IA, devançant la question qui lui brûlait la glotte.
Sans un regard en arrière, Setesh disparut dans la trouée menant aux cavernes.
En sacrifiant une partie des systèmes de défense biomécaniques de son maître, elle avait rempli son office, avec cette efficacité laconique dont pouvaient se targuer les machines dépourvues de volonté.
Haïdès se retrouva seul.
Contemplant le monticule formé par l'enchevêtrement de squelettes, il se demanda pendant un court instant si ce qu'il avait entrepris avait un sens ; et si tel était le cas, quelles étaient les chances d'y parvenir ? Il n'avait pas le cœur de s'exercer aux statistiques.
L'espoir donné par le transpondeur d'Iktara était un mince fil de soie tendu dans le cosmos, et s'il se rompait, il n'aurait plus qu'à mourir sur ce sol qui se dégelait peu à peu.
Cette idée ne l'effrayait pas.
Sa seule raison de vivre reposait désormais dans une gangue huileuse à l'intérieur de six plaques d'acier moléculaire.
« Ker'esh », avait dit Atrahasis alors qu'elle et les siens posaient leurs pattes sur le vaisseau de Lindstradt.
Sur le moment, il n'avait pas trouvé d'équivalence appropriée en termes humains.
Maintenant, après avoir pris connaissance du mythe antique édicté par Aresh, il comprenait un peu mieux. Son peuple ne survivait pas bien longtemps loin de l'eau, quelle qu'en fut la source.
« Je suis l'eau », avait cité Atrahasis.
« Sans moi, tu meurs », était la suite. Il n'avait pas voulu y songer. Jusqu'à aujourd'hui.
Jusqu'à ce qu'il soit trop tard.
Il se rendit compte qu'il avait fermé les yeux.
— Je synchronise les données du transpondeur sur l'antenne, annonça Aresh, le forçant à ouvrir les paupières.
Le monolithe s'anima d'une lueur mourante, ses rigoles s'illuminant en zébrures.
Ne désirant plus tenir le boîtier entre ses doigts pour une raison qui lui échappait, Haïdès le posa près de la tête immobile de la femelle Stygienne.
Les probabilités de réussite de sa tentative de contact étaient infimes.
Il ne savait rien des semblables d'Iktara. Le Styx n'était pas un système uni, fragmenté au contraire en dizaines de rassemblements raciaux différents.
Même si les Thanyxtes noirs daignaient répondre, absolument rien ne lui garantissait qu'ils le prennent au sérieux.
Encore une fois, il allait devoir négocier.
— J'ai un point de contact potentiel, déclara Aresh d'une voix lointaine. J'ai utilisé les dernières coordonnées présentes dans le transpondeur, et je me suis servi de l'identification qu'ils lui ont attribué.
Cela ne pouvait pas être aussi facile, se dit-il.
Il connaissait pourtant les capacités d'Aresh.
— Concentre-toi, s'intima-t-il.
L'IA s'était tue. Son boîtier se décomposa, adoptant une forme conique surmontée d'un nuage de particules bleutées.
S'animant d'un ballet disparate, ces dernières s'assemblèrent lentement en une colonne.
Un grincement empli de parasites se fit entendre, puis un claquement discret lui signala que, quelque part dans l'espace lointain, la transmission venait d'être prise.
— Iktara Ellyx ? demanda une tessiture difficilement identifiable à cause de la mauvaise qualité de la réception.
— Non, dit immédiatement Haïdès en se penchant.
— Déclinez votre matricule, fit l'autre, étrangement peu surpris.
— Matricule Vol'Zan, répondit-il, se souvenant des protocoles d'identification du Styx dans un douloureux effort de mémoire. Haïdès. Affiliation génétique sobekienne. Svarog.
— Matricule Vol'Zan, répéta son interlocuteur avec une certaine indifférence. Comment avez-vous eu accès au canal du matricule Ellyx ?
— Je l'ai tuée, déclara froidement Haïdès. Puis j'ai traîné son cadavre jusqu'à une antenne de communication longue portée.
Un silence suivit son annonce. Ce n'était pas une pause induite par le choc ou la tristesse, mais plutôt un mutisme d'une vague perplexité.
Haïdès avait presque oublié à quel point ceux de son espèce étaient insensibles. Les Thanyxtes ne pleuraient jamais leurs morts. La notion de deuil leur était inconnue.
— Veuillez spécifier, matricule Vol'Zan, poursuivit la voix retransmise par Aresh.
— J'ai besoin d'une extraction immédiate, prononça-t-il, omettant volontairement de répondre.
Il ne précisa pas non plus sa position, les coordonnées de cette dernière étant automatiquement attachés à la communication par l'intermédiaire d'Aresh.
— Veuillez spécifier, répéta le Thanyxte invisible.
— Le Caveau m'a affirmé que vous rameniez les morts, affirma-t-il. Je sais également que vos amis de l'Ereshkigal cherchent à localiser une entité à la nature inconnue du nom de Venbarak. Je sais où elle se trouve.
— Mensonges, rétorqua le boîtier dans une vague crépitant de neige électronique.
— Active, cette entité commence par générer un duplicat d'aspect minéral, énuméra placidement Haïdès, peu impressionné par la réticence de son interlocuteur. Dans un premier temps, cela n'impacte en rien le fonctionnement du système informatique infecté. Si vous n'êtes pas convaincu, je peux vous donner plus de détails. J'ai tout mon temps.
— Inutile, coupa la voix étrangère. Nous...
— Écoutez, j'ignore ce que vous voulez fabriquer avec ce truc, l'interrompit-t-il. Et à vrai dire, je m'en fous. Voyez cela comme un échange de bons procédés. Vous me donnez accès à votre technologie et je vous explique comment récupérer votre précieux... Venbarak, termina-t-il, se reprenant à temps.
Il fallait qu'il garde son sang-froid. Il avait failli laisser échapper le mot « Nexus », ce qui n'aurait pas manqué d'alerter l'autre.
Grâce à l'incompétence de Ninhursag et de ses sbires, l'Ereshkigal, et par extension, les Thanyxtes noirs, n'étaient pas encore au courant de la présence dissimulée dans le bunker électroneural. Ils étaient passés tout près, pourtant. Il n'allait pas s'en plaindre.
Cela lui conférait un avantage certain. Même inconsciemment, il avait prévu un coup d'avance.
Mentir, encore et encore. Il se demandait si cela cesserait un jour.
Ne recevant aucune réponse à sa diatribe, il insista :
— J'ai besoin d'une extraction d'urgence.
— C'est noté, matricule Vol'Zan, prononça la voix, faisant écho à la sienne. Attendez.
Haïdès ravala un soupir. Tout son corps s'était tendu.
Il n'arrivait pas à croire qu'il avait réussi avec tant de facilité. Mais le fonctionnement du peuple Stygien était bien plus simple que celui des sociétés humaines.
Ces Thanyxtes à la peau sombre avaient beau être théoriquement inexistants, cela ne les empêchait pas de se plier aux mêmes impératifs que les autres.
Depuis le passage de l'Ereshkigal, il l'avait compris : la chose cachée dans le Nexus faisait l'objet d'une convoitise extrême de la part d'une certaine faction du Styx ; ou, tout du moins, de leurs commanditaires.
Personne ne prenait le risque de mobiliser un gros porteur zméide pour rien.
— Matricule Vol'Zan, lâcha finalement la tessiture brouillée. Votre demande a été traitée. La réponse est favorable. Nous avons enregistré votre position. Un transport est actuellement en cours de préparation. Il sera sur place d'ici trois cadrans standard, ajouta la voix, usant de leur unité de mesure temporelle. Veuillez maintenir le contact sur ce canal.
— Je n'y manquerais pas, assura-t-il dans un souffle.
La transmission s'éteignit dans un craquement.
Ce court échange avait épuisé les restes de sa résistance nerveuse. Il n'avait vraiment plus l'habitude de communiquer avec les siens.
Et dire que les humains qu'il avait côtoyés le trouvaient froid !
Eux n'avaient jamais eu affaire aux Thanyxtes purs et durs, ceux qui ignoraient tout de leur culture.
Lui n'était qu'un paria, entaché par la faiblesse des mammifères comme par des traces de graphite filtrant à travers un papier calque, sali par leur chaleur à l'instar d'une maladie, mais il n'était pas l'un des leurs pour autant.
Trop froid, dans tous les sens du terme, pour les rejoindre. Il ignorait s'il serait capable de se réadapter au Styx. Retrouver ce ton glacial, cette attitude imperturbable, comme avant.
Vaincu par la pression invisible pesant sur son dos, Haïdès se laissa tomber à genoux, enfonçant ses paumes dans la mouise et, bien conscient qu'il ne restait plus personne pour l'entendre, il se mit à hurler.
Il avait perdu le compte du temps, quand, surgissant enfin dans le ciel, une navette sombre déchira le crépuscule.
Glissant à travers le firmament à l'instar d'une gouttelette d'encre, elle plana au-dessus de lui en décrivant des cercles de vautour.
Haïdès leva la tête afin de suivre ce ballet. Au bruit du moteur, distillant un chuchotis sourd, il put évaluer la distance qui les séparait.
D'ici une dizaine de minutes, l'engin se poserait au sol, mettant fin à son attente.
Voilà plus de quarante-huit heures qu'il fixait l'horizon sans véritablement le voir, perdu dans la contemplation du vide immense et plat, et ce même vide avait élu domicile dans son esprit.
La navette atterrit avec une lenteur majestueuse, dispersant une aura concentrique de chaleur tremblante. La brûlure intense générée par ses propulseurs fit momentanément disparaître la carlingue derrière un nuage de condensation.
Se relevant avec difficulté, Haïdès attendit de retrouver une visibilité suffisante.
Le voile brumeux se dispersa en une multitude de filaments, et il put avancer.
Le petit vaisseau de transit, compact et effilé comme un poignard, avait imprimé une estampe cendreuse sur la terre gelée.
Ses formes fluides trahissaient une évidente origine stygienne, et en contempler l'esquisse remua un enthousiasme familier au fond de lui.
Hésitant sur la conduite à adopter, il se figea à mi-chemin de la masse métallique désormais inerte. Le flanc charbonneux se fendit en émettant un son quasi-liquide, et pendant un court instant, seul le noir lui fit face.
Surgissant de l'ouverture, ils sortirent.
La faible lueur du soleil couchant soulignait leurs silhouettes de reflets d'un carbone terne. La texture en facettes de leurs armures était semblable à celle d'Iktara.
Ils étaient deux, et aucun n'atteignait le mètre quatre-vingts. Sobekiens mis à part, la majorité des Thanyxtes ne dépassait guère les humains en taille. Ils ne relevèrent pas leurs casques, le laissant dans le flou quant à leur physionomie.
Leur allure générale était menaçante, les contours agressifs des combinaisons renforcés par les armes d'hast qu'ils tenaient entre les mains.
La vouge étant l'équipement standard de l'infanterie, il avait donc affaire à des guerriers.
Tâchant de rester immobile, il les observa plus en détail tandis qu'ils approchaient.
Aucun doute, ils portaient des umbrarmures.
La sienne était probablement perdue à jamais, emportée par l'Hélion Lance.
Les combattants se figèrent en avisant sa combinaison et le symbole incrusté dessus.
— Porteur du Syra, dit l'un d'eux.
Sa voix l'identifiait comme mâle. Le second garda le silence.
— Il y a longtemps, répondit Haïdès, sans rien ajouter d'autre.
— Les naturels ne sont pas faits pour être des porteurs, ajouta le premier. Elles vous rendent fous. Pour en profiter pleinement, il faut mourir.
D'un mouvement fluide de sa main libre, il se débarrassa de la partie amovible de son heaume, révélant un épiderme aussi noir que son armure. Haïdès ne reconnut pas sa race.
Tout comme Iktara, il paraissait jeune, sans qu'il puisse lui donner un âge exact, et l'ossature de sa gueule était fine, délicate, du verre sous la peau, ou presque.
— Silvir, se présenta-t-il, ne faisant nulle mention de son matricule militaire. Montrez-moi.
Son compagnon n'avait pipé mot, se contenant de l'étudier de loin, les pattes posées sur la hampe sombre de sa lance.
L'individu était légèrement plus petit et svelte que le premier, et Haïdès en déduisit qu'il s'agissait peut-être d'une femelle, ou d'un neutre peut-être, mais avec cette tenue martiale, il ne pouvait en être certain.
Quand le Thanyxte noir se retrouva face au cadavre d'Iktara étendu sur le container, il ne manifesta aucun signe d'une émotion quelconque.
Il examina sa gorge déchiquetée, la reniflant comme s'il désirait humer l'odeur de son sang suri et congelé.
— Et dans la caisse ? demanda-t-il ensuite, se détournant du corps inerte.
— Un deuxième cadavre, dit Haïdès d'une voix neutre. Plongé dans ce que j'imagine être un liquide de conservation dérivé du gel structurel.
Le regard couleur de sauge de Silvir tomba sur les instructions d'usage imprimées sur le flanc métallique.
— Humain, comprit-il.
Haïdès acquiesça d'un simple signe de tête.
— Il n'y a aucune garantie de résultat, le prévint le Thanyxte.
— Absurde, lâcha le deuxième, de sexe féminin, comme il l'avait deviné. Quelle perte de temps.
— Les vôtres ont accepté un marché, leur rappela-t-il froidement.
— Ce n'est jamais aussi simple, dit Silvir. Nos supérieurs ont beau avoir donné leur aval, ce ne sont pas eux qui prennent véritablement ce genre de décisions. Vous comprenez ?
— Non.
Le Stygien cilla avec lenteur.
— C'est un naturel, renchérit la femelle, dont il ne voyait toujours pas la face. Il ne peut pas comprendre.
— J'ai compris que vous aviez les moyens de ramener les morts à la vie, c'est suffisant, trancha Haïdès, qui n'avait ni l'envie ni la patience de perdre du temps en palabres inutiles.
La compagne d'armes de Silver éclata d'un bref rire désagréable, mais n'ajouta rien.
— Il y a toujours un prix à payer, précisa le mâle.
Haïdès sentit sa maigre patience s'envoler en un instant.
Il avait eu sa claque en matière de discours énigmatiques pour les dix prochaines années au moins.
— Je viens probablement de condamner une espèce entière à l'extinction, alors je n'ai pas besoin de vous prouver que je n'ai rien à perdre, dit-il.
— Des regrets ? l'interrogea Silvir.
— Aucun.
— C'est déjà un bon début, le railla la femelle à travers l'épaisseur de son casque de jais. J'ignorais que l'Observateur daignait adresser la parole aux reptiles de notre genre !
— Là n'est pas la question, Koschei, la prévint son compatriote.
— Bien sûr que si, le contredit-elle. Notre Clause a essayé, pour des résultats nuls.
— Il suffit.
Obéissante, elle se tut.
— Va chercher de quoi emballer le matricule Ellyx, poursuivit Silvir en indiquant le corps disloqué d'Iktara. Je ne tiens pas à sentir l'odeur de pourri durant tout le trajet.
— Est-on vraiment obligés de l'amener ? Elle a toujours été...
— Je sais. Mais...
— La vie doit être préservée, tout ça, singea Koschei avec une pointe d'agacement.
Haïdès les regarda faire disparaître les membres rigides de leur ancienne compatriote à l'intérieur d'une bâche molle.
Celle-ci se colla au macchabée comme un linceul.
Ils ne sollicitèrent pas son aide et il s'abstint de la proposer.
Portant la lourde housse à bout de bras, les deux Thanyxtes disparurent dans les profondeurs de la navette pendant un court instant.
N'ayant pas été invité à les suivre, il attendit à l'extérieur.
Seul Silvir réapparut au seuil.
— Vous pouvez amener le container, lui lança-t-il sans avancer.
Haïdès regarda une dernière fois la sortie des souterrains, puis le monolithe posé sur un monceau de chimères cybernétiques, à la vue duquel les deux autres n'avaient pas manifesté d'intérêt. Il ignorait dans quoi exactement il venait de mettre les pieds, mais l'inconnu valait mieux que la mort sur cette décharge gelée en compagnie de Setesh.
Alors, après avoir dissimulé le boîtier de l'IA à l'intérieur de sa combinaison, il réactiva la micro-gravité du caisson de stockage et se dirigea vers la navette d'ébène.
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