CHAPITRE 20 : Gueules rouges
Une lumière tamisée et chaude filtra par l'ouverture ainsi créé et Haïdès se dit que l'équipage de l'Ereshkigal maîtrisait assurément les entrées théâtrales ; leur art de la mise en scène dépassait presque celui des habitants de Thelxinoe. Ils étaient cependant bien moins disciplinés et une cohorte de Thanyxtes se bouscula quelques instants sur le pas de la porte triangulaire, avant de former deux haies distinctes de chaque côté du court escalier. Ils portaient tous la Bahadur, l'armure traditionnelle zméide. Autrefois taillée et cousue à la main, elle avait conservé le goût pour le superficiel et le clinquant qu'il n'avait jamais su leur pardonner – les empiècements et les pampilles précieuses ornant leur uniforme montaient la vanité en triomphe et il ne le supportait pas. Cette tapageuse élégance réservée à l'élite lui révéla néanmoins une information précieuse : la caste propriétaire du vaisseau comptait parmi les dominants actuels. Lui qui ne s'était jamais réellement intéressé aux bouleversements politiques du Styx lorsqu'il s'y trouvait encore en fut surpris. Jamais il n'aurait cru les gueules rouges capables d'accéder au pouvoir.
De ce qu'il connaissait de son histoire, le Styx avait toujours été une dictature militaire plus ou moins laxiste, rythmée par les coups d'état entre différentes familles génétiques, mais tout de même, les zméides ne brillaient guère par leur intellect. Ils se contentaient de perfectionner leur industrie automatisée, produisant plus et toujours plus vite, gonflant l'armada stygienne de milliers de vaisseaux avec une régularité imperturbable. Une économie belliqueuse tournée vers le néant, car ils n'avaient jamais eu d'ennemi sérieux depuis des millénaires, mais qui voulait la paix préparait forcément la guerre dans d'innombrables chantiers spatiaux ; et même s'il avait combattu, il ne saisissait que peu l'intérêt d'une telle débauche, comme il ne comprenait pas la satisfaction de se draper dans une tenue d'apparat sophistiquée.
Se retrouver face à leurs gueules brunes tavelées de rouge et à leurs museaux butés aux cicatrices rituelles, lui rappela des souvenirs peu agréables. Depuis longtemps, il portait une aversion viscérale pour cette race issue des cataractes désertiques de Svarog. Des tribus arriérées, accouchant au mieux de péons et au pire, de chair à canon fière de se labourer la peau pour la marquer. Leur seule force était leur industrie : les zméides étaient un peuple laborieux de nature. Bâtisseurs stupides, ils étaient pourtant la base de cette civilisation qu'il ne reconnaissait plus vraiment comme la sienne. Le soleil impitoyable et le manque d'eau les empêchait de grandir pour atteindre leur plein potentiel physique, tassant leur silhouette. Trapus bien que correctement musclés et disposant d'honorables fantassins, ils n'en excellaient pas pour autant dans l'art troupier, se reposant principalement sur la force de frappe sobekienne en cas de conflit ; les créatures des marécages telles que lui étaient plus grasses et lourdes, taillées pour le combat, privilégiées mais peu nombreuses. On lui avait appris à les abhorrer depuis qu'il était en âge de raisonner, mais cette morgue, Haïdès la savait héritée d'un égocentrisme racial propre à la prestigieuse branche génétique dont il était lui-même issu.
À ses côtés, Aélig fit un pas en arrière par instinct, revivant probablement les mauvais moments de leur visite du Lance. Retenant sa respiration, elle se tassa dans son dos, essayant d'attirer le moins d'attention possible et Haïdès comprenait cette attitude. Lui-même ignorait de quelle manière leurs nouveaux hôtes allaient les traiter. En tant que prisonniers temporaires, invités de prestige ou bien encore un mélange insidieux des deux ?
Il n'allait pas tarder à être fixé, car, franchissant le portail d'une démarche peu pressée, Ninhursag se dirigea vers eux. Sa dernière rencontre avec le commandant de l'Ereshkigal avait été mémorable, comme en témoignait la salle de réunion qu'il avait littéralement démolie juste après. L'air indifférent que l'officier plaquait sur sa face d'argile couturée de scarifications lui apprit qu'il ne le reconnaissait pas ; puis il se souvint qu'il portait toujours l'umbrarmure dans son intégralité. S'arrêtant à deux ou trois pas d'eux, l'autre le jaugea de haut en bas d'un mince mouvement de tête, les mains croisées dans le dos dans une attitude de soldat. Entendant Aélig renifler, il crut pendant un court instant qu'elle allait ouvrir la bouche. Elle n'en fit rien.
Tous les regards vrillaient désormais le trio disparate qu'ils formaient, Ninhursag et sa combinaison d'apparat d'un côté et eux de l'autre. Il ne parlait toujours pas et Haïdès se rendit compte qu'il avait oublié le protocole à suivre dans ce cas précis. Devait-il prendre la parole en premier ou attendre en silence ? Devait-il réciter son matricule ? Il ne s'en souvenait plus. Le Styx fonctionnait différemment des sociétés humaines et à l'instant, il lui faisait l'effet d'un milieu complètement étranger. Cette foule stygienne ne l'angoissait pas, loin de là, mais tout de même, l'impression d'altérité était troublante – il se persuada qu'elle était due à leur appartenance à la faction conservatrice, qu'il méprisait ouvertement.
Il finit par faire disparaître son casque d'un simple geste et avec une certaine satisfaction, il vit les yeux de Ninhursag se plisser de suspicion. Ce dernier leva ses mains aux griffes soigneusement limées pour les rendre plus redoutables. L'une d'elles était dorée, à la mode des seigneurs de guerre.
« Je vous connais », signa-t-il en guise de salut et Haïdès se rappela alors leurs gorges mutilées, déchiquetées en toute conscience pour les empêcher d'employer la langue du Styx en dehors de celui-ci. Bien que Ninhursag fusse capable d'articuler un senzar compréhensible, cela lui demandait beaucoup d'efforts, il l'avait noté lors de leur précédente entrevue. Ninhursag ouvrit les mâchoires, laissant apercevoir ce qui lui restait de langue ; cette quasi-absence le contraignait à saliver de manière intempestive et Haïdès trouva cela répugnant – d'autant plus lorsqu'il comprit que l'infâme éructation sortant de sa glotte était un rire.
« Vous avez fini par rejoindre le Styx », enchaîna Ninhursag dans une gestuelle rapide, sans cesser son aboiement sarcastique. Un filet de bave s'échappa du coin de ses maxillaires, maculant son uniforme décoré de petits inserts triangulaires sur un côté de la poitrine, accentuant leur brillance. Pendant une fraction de seconde, Haïdès se demanda s'il n'allait pas l'obliger à avaler le piteux substrat musculaire fiché dans son palais ; une erreur diplomatique, bien sûr, et il se ravisa. Attendre que le commandant cesse enfin de ricaner lui coûta une réserve de patience insoupçonnée, car il la croyait épuisée depuis longtemps. Figée, Aélig retenait sa respiration et il se dit qu'elle était encore plus perturbée que lui par cet accueil. Ninhursag s'esclaffa une dernière fois, s'essuyant ensuite les pourtours de la bouche du dos de la main.
« Amener un humain ici », ajouta-t-il en silence. « C'est vraiment tomber plus bas que la honte ».
Cette dernière remarque, Haïdès ne la supporta pas. Il tenta bien entendu de s'en détacher, de la laisser glisser. Se mettre en colère ne lui servirait à rien, pas aussi tôt, pas contre Ninhursag et la quinzaine de zméides qui l'entourait ; il essaya de se raisonner en se disant qu'il était dans le vrai, l'amener ici était de la folie, contre-nature, mais cela lui était impossible : de tout temps, il s'était persuadé que le monde autour de lui était en tort. C'était bien pour cela qu'on l'avait expulsé du Styx en le qualifiant de criminel de guerre. De meurtrier de masse. De tortionnaire.
Ninhursag ne signait plus, guettant sa réaction avec un vif intérêt. Ce dernier n'était pas idiot, Haïdès se devait de le reconnaître. Le commandant le savait impulsif depuis qu'il l'avait vu rompre la nuque de l'apophide, et il le testait. Il voulait prouver qu'il était incapable de se réintégrer, à cause d'elle, elle qui se cachait à moitié derrière son dos, écrasée par une appréhension sourde. Combien de zméides en plus de leur chef arriverait-il à neutraliser avant d'être mis hors d'état de nuire ? Il parierait sur deux. Trois au maximum. Ils étaient plus coriaces que les humains, moins mous, les os solides. Lui-même avait pris une bonne vingtaine de kilos de masse corporelle, perdant une grande partie de sa sveltesse mais y gagnant une force d'arrêt non-négligeable, et il disposait de l'umbrarmure, alors il arriverait peut-être à en tomber trois. Ou quatre. Mais il n'était plus seul désormais, alors il se devait de réajuster son impulsion première. Plus tard. Il s'en fit la promesse.
— Va bien te faire foutre, dit-il simplement, se rendant trop tard compte qu'il employait l'anglais par automatisme.
Visiblement déçu, Ninhursag écarta les mains dans une mimique amusée, laissant échapper un autre filament de salive.
« Allons-y », reprit-il. « Vous êtes attendus ».
Haïdès s'abstint de lui demander par qui, vu que le plus haut gradé se trouvait déjà en face d'eux. Il lui fallait limiter ses interactions avec Ninhursag au minimum. Ne lui donner aucun prétexte à la provocation.
Ils se mirent en route, le commandant ouvrant la route de sa démarche chaloupée et cliquetante à cause de la tenue et la longue escorte rougeâtre dans leur dos, les isolant dans une bulle de quelques mètres carrés à peine. Il nota qu'Aélig luttait pour aligner son pas sur le sien, sémillant dans son sillage, sans cependant se plaindre.
— Qu'a-t-il dit ? souffla-t-elle à voix basse.
Ils avaient franchi le portail et traversaient désormais une coursive rectiligne chichement illuminée. D'une acuité visuelle exceptionnelle, les Thanyxtes ne s'embarrassaient jamais d'un éclairage flamboyant, y préférant la pénombre, et il se demanda si cela la gênait. C'était toutefois mieux que la nuit permanente de Thelxinoe.
— Rien d'important, coupa-t-il.
Comprenant qu'il n'avait guère envie de lui adresser la parole pour l'instant, elle s'enferma dans le silence.
Parfois, Haïdès s'en voulait de l'abandonner ainsi à ses interrogations. La communication n'avait jamais été son fort et sa tendance au refoulement de ses états émotionnels ne l'aidait guère à gérer ceux des autres. Et encore moins quand l'autre en question était issu d'une espèce différente. Différente et inférieure, d'ailleurs, autant sur le plan physique qu'intellectuel. Cela ne l'avait pourtant pas empêché de vouloir la garder auprès de lui par des moyens plus que discutables, et il avait accepté cette contradiction sans lutter contre. C'était comme ça. Oui, vraiment, plus bas que la honte. Ninhursag avait raison, mais la prochaine fois qu'il le lui ferait remarquer, il lui écraserait la glotte, comme il l'avait fait avec Atrahasis, et puis Iktara, et comme il le ferait avec quiconque oserait les imiter. Car s'il ne pouvait pas véritablement atteindre Zhul'Umbra, il pouvait s'en prendre à ses servants, juste pour oublier qu'il en était un.
Le chemin s'incurvait dans un clair-obscur pesant. À part le discret froissement de pas nombreux et le frottement des étoffes, aucun bruit ne venait troubler leur marche pressée. Aélig réussit enfin à calquer son allure sur la sienne, une affaire peu aisée car il était bien plus grand qu'elle. La tête baissée et le souffle court, elle se dissimulait dans les profondeurs du tissu dérisoire jeté sur son visage en guise de protection. Devant, le dos ornementé de Ninhursag disparut dans l'angle d'un virage brutal.
— Il bave quand même beaucoup, commenta-t-elle en chuchotant.
Il dut lutter contre l'impulsion de la serrer contre lui. Pas ici, pas maintenant.
Ils débouchèrent sur le secteur d'habitation. La grandiloquence luxueuse de la société zméide y étalait toute sa splendeur. Plafond ouvragé dissimulant gaines et circuit de ventilation, panneaux de maintenance planqués sous des persiennes, fresques glorieuses et faste antiquisant disputaient leur place aux batteries protubérantes du système de sécurité. Des canons graisseux cachés sous des teintures, prêts à briser les surfaces laquées et les lampions élégants si nécessaire.
Quand un peuple s'enlisait ainsi dans le brillant, la décadence guettait, Haïdès en était intimement convaincu. L'Ereshkigal était une ode à la débauche, un mélange monstrueux d'architecture prolifique et d'éléments triviaux recouverts au mieux par les fioritures. Il se doutait que les secteurs purement militaires étaient bien plus austères et fonctionnels, épargnés par la folie décorative qui régnait ici. Aélig releva la tête, ralentissant inconsciemment l'allure pour contempler les alentours. La présence de profonds bassins, logés dans des renforcements, lui arracha une faible exclamation admirative. Haïdès, lui, cachait bien mieux son ravissement.
Les vaisseaux de guerre qu'il avait fréquentés, pas si nombreux, n'étaient ni aussi grands ni aussi confortables que l'Ereshkigal. Se fiant aux proportions du quartier d'équipage, il en déduisit la taille approximative du vaisseau. Plusieurs milliers de mètres, au bas mot, bien plus gros que l'Hélion Lance ou les grands brise-glace stellaires utilisés par les Prométhéens. Une station mobile bien plus qu'un aéronef, même ; il le devinait grâce aux marquages discrets au sol. Les abréviations ne mentaient pas. Aucun navire de guerre ne disposait de deux secteurs d'habitation séparés. L'usage traditionnel voulait que les officiers et la troupe cohabitent. Ce n'était pas le cas ici. Le quartier était parfaitement désert, à l'exception des présences furtives d'auxiliaires de service.
Ninhursag était-il devenu mégalomane au point de s'isoler de son propre équipage ? Ce rustre baveux nourrissait-il une avidité de grandeur telle qu'il ressentait le besoin de s'entourer de ce luxe dégénéré ? Après tout, il se dorait déjà les griffes. Mais quelque chose ne collait pas. Les dirigeants se gargarisant de leur propre importance n'allaient jamais accueillir des arrivants en personne. Une question de protocole. De chaîne de commandement.
« Vous êtes attendus », avait-il dit.
Et Haïdès comprit.
— Putain d'idiot, lâcha-t-il avec humeur, désactivant immédiatement l'umbrarmure.
Se rendre là où ils allaient en tenue de guerre lui aurait valu le sas sans sommation, et il n'avait pas vraiment envie de savoir si la greffe était capable de le sauver de ça.
— Quoi ? s'étonna Aélig dans un murmure.
Devant, Ninhursag avait ralenti. Ils approchaient d'un mur de tissu opaque, savamment drapé par-dessus un vasistas tout à fait moderne.
— C'est pas le commandant de l'Ereshkigal, dit Haïdès en indiquant l'autre d'un geste discret. Il ne l'a jamais été. J'ai été aveugle. C'est juste son second. Le vrai n'a jamais risqué une apparition sur un vaisseau humain.
Il ne put s'empêcher de secouer la tête un court instant alors qu'ils parvenaient devant le rempart d'étoffe épaisse, d'un sanguin dramatique. Faisant signe à Aélig de l'imiter, il s'immobilisa. Ninhursag disparut entre deux pans presque sans les déplacer, et son escorte endimanchée se répartit tout autour, les encerclant et leur coupant toute potentielle retraite.
— Comment j'ai pas pu le deviner, regretta Haïdès. Ce n'est plus du tout une secte de fanatiques, c'est bien pire. S'ils sont au pouvoir, le Styx est foutu. Les adeptes de Zhul'Umbra ont réussi à rallier l'impossible. À genoux, maintenant, ajouta-t-il avec amertume.
— Quoi ? répéta Aélig, complètement déboussolée.
Sans répondre, il la poussa et elle tomba, évitant la majeure partie du choc grâce à ses mains tendues. Il s'accroupit à son tour, humilié d'avance. Il ne s'était rabaissé ainsi qu'une seule fois devant un autre Thanyxte. C'était il y a longtemps, et il n'avait pas eu le choix, car il lui avait fallu supplier qu'on transmute sa peine de mort en exil définitif.
Saisissant qu'ils venaient de se fourrer dans une situation critique, Aélig conserva sa position, les mains crispées sur les cuisses, figée dans l'attente insupportable d'une chose qu'elle ne comprenait pas. Déjà, Ninhursag revenait de son pas inégal, se glissant par l'ouverture avant de s'empresser de l'agrandir avec servilité, le museau bas. La garde armée se dispersa calmement. Haïdès savait qu'elle n'était plus nécessaire. Le faux commandant s'installa au sol à bonne distance et surgissant des profondeurs du sas, ils sortirent.
Aélig retint son souffle bien malgré elle. Ils étaient deux, aussi étranges l'un que l'autre. La première à se faufiler, ou plutôt, à serpenter de l'ouverture, fut une apophide. Elle se déplaçait de la même façon dégoûtante qu'Atrahasis, mais c'était là leur seul point commun. L'habit couvrant son corps épais était d'une vaporeuse sophistication, laissant deviner sa carnation couleur de sable. Un cobra arraché à son milieu naturel. Elle l'imagina glisser sans efforts parmi les dunes qui l'avaient vue naître. Ses poignets délicatement ceints par des bijoux dorés se dissimulaient par intermittence dans les replis de sa tunique longue. Contrairement à sa défunte compatriote, celle-ci avançait tête nue, révélant un faciès allongé et plat, presque éthéré. Aélig fut frappée par son absence de cornes et ses yeux fins, nettement plus allongés que ceux des Thanyxtes qu'elle côtoyait. La peau teintée de miel de son crâne dépourvu d'écailles n'échappait cependant pas aux mutilations cultuelles de son espèce ; les cicatrices anciennes traçaient un dessin filandreux sur son front large, mélange savant d'entrelacs et de symétrie bilatérale. En dessous des arcades sourcilières osseuses pointait un regard d'auréoline. Ce jaune vivace n'était pas sans lui rappeler les yeux d'Haïdès et cela la troubla.
Son attention dévia bien vite de cette créature dépourvue de jambes, car son accompagnant surgit à son tour et une tétanie la figea sur place. Jamais elle n'avait vu ni même entendu parler de stygiens aussi imposants que celui-ci. Sa carrure lui évoqua les Prométhéens et leur pas lourdaud, lui tirant une moue révulsée. Massive quoique râblée, sa silhouette atteignait sans peine plus de deux mètres trente. C'était un amas musculeux d'une double centaine de kilos à la peau totalement blanche, d'une apparence malade – une défaillance en mélanine, tout comme le monstre taurin qu'ils avaient autrefois rencontré sur Odyssée. Témoin de son albinisme, une chair oscillant entre l'orangé et le rosâtre cernait sa gueule aux dents mal implantées. Son œil unique portait un voile d'un écarlate trouble, le second disparaissant sous un tissu cicatriciel immonde qui lui mangeait le côté gauche de la gueule. Il compensait cette défaillance de vision par des narines constamment dilatées, surmontant un museau bosselé et constellé de coupures. Son corps, bien qu'en grande partie dissimulé par une large combinaison passepoilée, portait d'évidentes traces de blessures, dont les profonds contours d'un carmin délavé se détachaient sur son épiderme blafard.
Il avançait en rentrant les épaules, le dos arqué par une faiblesse musculaire : une claudication à peine marquée parasitait sa jambe gauche. Ses membres étaient d'ailleurs plus longs que la moyenne et Aélig eut l'impression confuse que la station debout ne constituait pas son moyen de locomotion naturel. Il ressemblait à un crocodile cauchemardesque qui s'était hissé sur ses deux pattes arrière. Un brouillon de Thanyxte esquissé par un xénobiologiste un peu trop zélé. Achevant cette figure primitive, une queue à moitié paralysée traînait dans son sillage, frottant le sol à intervalles réguliers.
Malgré son allure générale d'infirme, le géant stygien portait la tête haute, les jaugeant d'un air d'assurance tranquille, certain d'avoir le dessus en toutes circonstances. Aélig n'en doutait pas. Sa présence instillait en elle une terreur sacrée qu'elle n'avait rarement connue. Bêtement, elle avait toujours cru impossible l'existence d'un être plus redoutable qu'Haïdès – pour elle, il était invincible, capable de résister au pire et ne s'inclinant ni devant les balles, ni devant les affreux pantins de Nazarah et encore moins devant un Thanyxte qui paraissait avoir survécu à une moissonneuse-batteuse. Devoir revoir son jugement en la matière la plongea dans une stupéfaction désagréable. Mais un ultime détail acheva de l'embrouiller : à peine visibles sur son épiderme laiteux, de fines lignes sombres étendaient leurs rosaces. Le tracé en était faible, comme lessivé. Aucun doute ne lui était cependant permis : le même dessin recouvrait sa propre peau. Dans un réflexe, elle croisa les bras, tentant de cacher aux mieux ses mains. Focalisé sur les deux apparitions, Haïdès ne remarqua rien.
Le grand Thanyxte s'arrêta, le souffle alourdi, imité de peu par l'apophide. Il prit la parole en premier, après avoir toutefois observé un moment de silence, humant les alentours.
— Cela fait bien longtemps que je n'ai plus vu de Sobekien, dit-il.
Il s'exprimait d'une voix assourdie, enrouée, qui conservait encore quelques notes de vigueur. Aélig s'interrogea sur son âge véritable, puis se rendit compte qu'elle comprenait parfaitement le sens de ses mots. Elle n'eut pas le temps de s'y attarder, car l'autre poursuivit :
— Tu peux parler.
Il s'adressait à Haïdès. Tout comme elle, celui-ci était assis, tête baissée. Il ne le releva pas en répondant.
— Matricule Vol'Zan, récita-t-il. Dénomination, Haïdès.
Le Stygien blanc s'ébroua à la mention de son nom. Aélig ignorait comment l'interpréter. Pour l'instant, elle se félicitait d'être ignorée. Seule l'apophide la fixait discrètement et elle s'empressa de détourner les yeux.
— Le même Vol'Zan responsable du soi-disant désastre du Collectif de Svarog ? s'enquit le Thanyxte d'un ton procédural.
— Oui, répondit simplement Haïdès.
— Un exploit remarquable pour un être aussi jeune. Si j'avais la charge du Collectif à l'époque, je ne t'aurais pas exclu. Cthe'Rir est mort, depuis. Je l'ai tué. Mais je n'ai pu avoir les Sobekiens et leur Syra.
Il marqua une pause, pensif, inclinant la tête pour le toiser de plus près. Aélig se contraignit à l'immobilité la plus totale, cessant même de respirer un court instant.
— Avec la prise de contact de la Clause, je n'ai plus besoin d'eux, reprit-il enfin. Je t'aurais bien réintégré, mais ton chemin semble différent.
Haïdès garda le silence. Malgré la peur et le dégoût que lui inspiraient ses pattes crochues, déformées par l'arthrose, Aélig ne percevait aucune hostilité émanant du Thanyxte blanc. Elle avait néanmoins appris à se méfier : d'une indifférence glaciale au premier abord, ils pouvaient passer à la folie sanguinaire en une fraction de seconde. Impossible qu'il ne l'eût pas remarquée. Pourtant, il la regardait à peine. Elle ignorait si elle devait s'en réjouir.
— Je suis le seigneur Ghitlash Ka'Zed. Comme tu peux le constater, mon corps n'est pas dans le meilleur des états, mais je peux encore faire très mal, continua l'autre sans pour autant se montrer menaçant. Cthe'Rir a fait l'erreur de me sous-estimer, et il était de la même race que moi. Considère ça comme un conseil plutôt qu'un avertissement. Ici, c'est moi qui commande, même si vous les Sobekiens n'aimez pas ça. C'est compris ?
— C'est compris, répéta Haïdès, placide, toujours sans relever la tête.
L'apophide se pencha alors vers Ka'Zed et Aélig fut surprise de constater que se faisant, elle posa une de ses mains sur son bras. Elle n'entendit rien de ce qu'elle chuchotait à l'intention du seigneur de guerre. Haïdès remua imperceptiblement, aussi mal à l'aise qu'elle. Elle se doutait qu'il ne vivait pas cette situation avec apaisement. Reconnaître la supériorité d'un autre n'était pas dans sa nature.
— La chose à tes côtés, reprit Ka'Zed et Aélig sentit son sang se glacer. Est-ce que c'est un humain ?
— Oui, dit Haïdès sans tergiverser.
Ka'Zed et son accompagnatrice n'émirent aucun commentaire. Aélig ne savait pas à quoi elle s'attendait exactement. Entre eux, ils étaient si formels. Elle exécrait cette manière de communiquer, comme elle détestait Haïdès lorsqu'il lui parlait ainsi.
— Elle n'a pas eu le choix, précisa-t-il alors. Sa présence m'est entièrement imputable. Je suis prêt à l'assumer.
— Convertie, elle aussi ? se contenta de demander Kha'Zed.
— Oui.
— Curieux. Je pensais cela impossible. Je suis tolérant. Tu en as deviné les raisons. Elle peut rester.
Du coin de l'œil, Aélig crut apercevoir Ninhursag esquisser un mystérieux signe de tête. Mais peut-être était-ce l'angoisse qui lui jouait des tours. Décidant qu'il en avait terminé avec eux, Ka'Zed se tourna vers son second et il lui suffit d'un geste pour le faire bondir sur les deux pieds. Sans échanger un mot, il suivit son maître dans les profondeurs du vasistas encadré par les voilages.
Un épuisement soudain envahit Aélig et elle sentit ses muscles se relâcher malgré elle. Ne restait plus que l'apophide à la gueule scarifiée.
— Vous pouvez vous lever, tous les deux, prononça-t-elle au bout d'un court instant.
Silencieusement reconnaissante, Aélig s'empressa de s'exécuter. Ses cuisses engourdies la tiraillèrent. Elle accueillit cette fatigue avec ravissement. Haïdès, lui, ne bougea pas, le regard perdu dans le revêtement au sol devant lui. Puis il finit par se relever à son tour, beaucoup plus lentement.
— Sekhmet Troxen, se présenta l'apophide.
Et d'un geste, elle les invita à la suivre en direction du sas.
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