CHAPITRE 20 : Archiviste
Quand Zar-Shâ avait enfin osé demander à la Voix quelle était leur destination, elle lui répondit dans son baragouin habituel, sans aucun rapport avec rapport avec la question initiale :
— La séquence est corrompue.
Il se demandait souvent si Servcentra Setesh l'écoutait véritablement.
Leur séjour dans les anciennes ruines de Tul-Kathor avait été beaucoup plus court que d'habitude et la Voix avait passé la plupart de son temps dans le caveau qui abritait le corps séculaire de Nazarah, en ressortant à chaque fois plus agitée.
N'étant pas autorisé à poser les pieds dans le sanctuaire, Zar-Shâ ne pouvait que deviner.
Retourner sur ce qui était auparavant son foyer lui faisait toujours aussi mal, même après toutes ces années passées auprès des bêtes stupides qui composaient désormais son peuple. Son monde, rongé par l'ancien dieu et la guerre passée, était devenu méconnaissable.
Plus aucune verdure ne poussait à sa surface.
Les cités Sylphanètes avaient disparu sous le givre et la cendre.
Il n'avait presque pas mis le nez à l'extérieur, même si le dieu leur fournissait tout l'équipement nécessaire pour supporter l'atmosphère empoisonnée.
L'Archiviste s'était cantonné à l'espace aveugle de leur vieillissant vaisseau, car la vue de cette planète ravagée par les radiations le rendait littéralement malade. Son supplice silencieux ne dura néanmoins que peu de temps.
Une fois ses entretiens mystiques terminés, la Voix remobilisa toute la flottille. Ses congénères décérébrés regagnèrent sagement les carlingues qui leur faisaient office de transport.
Leur voyage fut long et pénible. Il n'y avait absolument aucune lumière à l'intérieur de la nef humide de rouille, à part celle, diffuse et agonisante, des Substituts en fin de vie collés dans les recoins en tas d'ordures pourrissantes.
Près de sa cellule sans porte, un assemblage bioluminescent marmonnait un chapelet d'inepties au moindre froissement de l'air.
— Venbarak appelle, disait-il.
À la mention de ce nom qu'il n'avait jamais entendu, Zar-Shâ s'était arrêté.
— Qui est-il ? avait-il demandé au Substitut décomposé.
Celui-ci sentait la chair humide et flétrie, florissant de bubons noirâtres percés par le métal, étendant des lianes racornies en corolle autour de lui.
Il les détestait.
— Ni emmuré ni enterré, retenu par rien, avait répondu la machinerie divine abîmée.
Zar-Shâ, n'avait pas cherché à en savoir plus, se contentant de consigner ces phrases éparses dans ses manuscrits vétustes. Il ignorait pourquoi il s'acharnait encore à poursuivre son ancienne fonction d'Archiviste.
Ce savoir, les bris qui subsistaient de son peuple, étaient de toute façon perdus à jamais, alors à quoi bon ? Il s'accrochait pourtant, remplissant des feuillets reliés de mauvaise facture à la lueur anémique d'une lampe à combustion qu'il avait réussi à dérober il y a des années. Il s'installait à même le sol, dans les ténèbres entre les murs transpirant de gouttes huileuses.
Cela, plus qu'autre chose, l'empêchait de devenir fou.
Zar-Shâ savait que si les sbires de Setesh découvraient son activité secrète, ils allaient tout brûler, comme Nazarah avait brûlé son monde.
Sous l'égide du dieu, les Sylphanètes décomposés ne savaient ni lire ni écrire. Il leur avait au moins laissé leur langue, bien qu'elle fût parasitée par l'incohérence et les non-sens.
Il passa son temps à nettoyer les couloirs pour les débarrasser de la mouise fangeuse que laissaient les Substituts en se dissolvant. Il balançait d'innombrables pelletées de boue sombre dans le gouffre insondable qui faisait office de compacteur à déchets dans les cales abandonnées.
Se servir de ses mains lui occupait l'esprit. Cela faisait bien longtemps que Zar-Shâ avait cessé de réfléchir, de se poser des questions, d'espérer.
Son monde se résumait à une ligne sans fin peuplée de tuyaux visqueux et à la silhouette difforme de Servcentra Setesh. Voix du dieu, elle leur servait de guide sans pourtant rien leur révéler. Les Prométhéens étaient de toute manière devenus bien trop stupides pour comprendre autre chose que des ordres.
Loin de la Voix, ils tombaient dans un abrutissement léthargique et se mettaient à pleurnicher en l'appelant à l'aide. Privés de la présence de leur prophète hideux, certains mettaient fin à leurs jours, Zar-Shâ l'avait vu de ses propres yeux.
Setesh enjambait leurs cadavres misérables avec une indifférence éthérée.
Pour elle et son maître invisible, ils n'étaient que chair en sursis, un matériau malléable destiné à finir rongé par l'infection composite.
Un jour, il savait que son corps lui serait également enlevé. Que le carbone et les filaments de Nazarah transperçaient ses os, se nouant autour de ses muscles, emprisonnant ses bras et son esprit. Le dieu-caverne l'empêcherait de penser, lui enlevant sa nature profonde pour le conformer à la sienne, incompréhensible et effrayante.
Cela serait un soulagement, une délivrance.
Il avait prié les Substituts, puis Setesh, de ravir tout ce qui faisait de lui un être vivant pour qu'enfin son long supplice ne cesse, qu'il se perde dans l'amnésie.
Mais la Voix restait sourde à ses suppliques.
« Pourquoi », demandait-il invariablement.
Setsh ne lui avait répondu qu'une seule fois, par fragments difficiles à saisir.
« Mauvaise séquence. Corruption. Décimation génétique. Déficience majeure. »
Zar-Shâ avait compris que son sang était pourri, indigeste, même pour une chose aussi terrible que Nazarah. La faute à sa peau blanche.
Il était également beaucoup trop lâche pour s'ôter la vie. Les Archivistes de Tul-Kathor lui avaient appris à chérir l'existence, aussi médiocre et pénible soit-elle. Se tuer reviendrait à effacer le dernier des Sylphanètes de la toile de l'univers. Cette décision était trop lourde.
Il ne commettrait pas le dernier génocide de sa race.
Alors, errant dans les profondeurs du Léviathan qui l'avait gobé, il attendait la mort.
Chaos de vapeur brûlante et craquements assourdissants l'avaient tiré de sa léthargie.
Sentant les murs geôliers du vaisseau trembler depuis les profondeurs, Zar-Shâ devina que quelque chose de grave, de déchirant et de meurtrier venait de se produire alors que la lourde carcasse touchait ce sol étranger.
Il n'entendit pas de cris, seulement un long gémissement de tôle qui crissait, perforée, le vieux métal qui se pliait et se cassait en une myriade d'éclats. Une partie des cales s'éventra alors qu'ils s'échouaient.
Leur cercueil titanesque dérapait, couché sur le flanc, déversant ses entrailles fétides au soleil en une bouillie honteuse. Zar-Shâ fut projeté contre un mur, le souffle coupé et se cognant si durement qu'il en perdit connaissance.
Quand il se réveilla, le sang lui encombrait la bouche et il ne voyait plus rien.
Par il ne savait quel miracle, l'inclinaison du sol était presque revenue à la normale, ne penchant que de quelques degrés.
Retenu par sa masse monolithique, le vaisseau s'était stabilisé en bout de course. Autour de lui régnaient les sons lugubres d'une lente décomposition.
Ébranlée dans ses fondations-mêmes, la structure rustique craquait, poussée dans ses retranchements les plus extrêmes.
Rampant difficilement hors de son compartiment, Zar-Shâ se heurta très vite à un amoncellement de débris enchevêtrés. Quelque chose de tranchant, une arrête irrégulière et aigue, lui avait profondément écorché le flanc.
Il fallait qu'il se soigne, il fallait qu'il sorte. Qu'il vive.
Serrant les dents, essayant d'ignorer la douleur qui pulsait sourdement dans ses côtes, il entreprit de se déblayer un passage à la seule force de ses mains.
Haletant, se coupant contre les rasoirs ébréchés que l'effondrement avait fiché dans le tas de gravats, il finit par déboucher sur une section moins encombrée.
Se redressant avec difficulté, Zar-Shâ put se rendre pleinement compte du désastre qui avait déchiré le ventre du vaisseau. Des cavités béantes parsemaient le plancher marronasse comme autant de bouches avides, dardant leur dentition déchiquetée pour strier les plinthes tordues de crêtes dangereuses.
Le plafond renforcé s'était affaissé, gonflé par une pression intenable, déversant les câblages en une jungle suintante qui disparaissait parfois dans les parois, avalée par les trous voraces.
Ces rideaux quasi-organiques barbouillés de gel noir étaient parcourus de rares vagues verdâtres et maladives, se convulsant dans des soubresauts erratiques.
Plus loin, il distingua des armures inertes, des Prométhéens écrasés par plusieurs tonnes de métal tordu, compressés jusqu'à l'éclatement.
Le suc indéfinissable, d'un jaune transparent, qui avait remplacé leurs fluides, dégorgeait par les jointures fissurées de leurs combinaisons environnementales, formant des flaques visqueuses.
Traverser ce labyrinthe piégé allait lui demander beaucoup de temps.
Il était d'ores et déjà épuisé et le sang qui sourdait de sa plaie l'inquiétait de plus en plus. Zar-Shâ savait ce qui lui restait à faire, même si cela le répugnait au plus haut point.
Il attendit patiemment que le tuyau brisé le plus proche arrête de se tordre sous l'énergie résiduelle dont il était encore rempli, avant de s'en emparer et de le presser de toutes ses forces entre ses poings.
Couinant, le serpent de plastique tiède exsuda un jet répugnant de gelée noire.
Celle-là même qui nourrissait Setesh et les autres.
La substance ferreuse était partout dans le vaisseau, en lubrifiant le moindre tendon, coulant dans les canalisations et les conduits, à la fois nourriture et plasma animé obéissant à des impulsions obscures.
La manne de Nazarah, celle qu'il avait injecté dans les corps de ses congénères et dans leur prison de tôle, les liant ainsi à jamais à la servitude.
Zar-Shâ n'y touchait pas tant qu'il le pouvait.
Aujourd'hui, il n'avait plus le choix. C'était cela ou se vider de son sang. Il commençait déjà à se sentir nauséeux. Le tournis guettait, sournois, tapi derrière l'afflux téméraire de la panique.
Son corps avait beau être solide, il n'était plus vraiment jeune.
Au toucher, le gel était huileux, glissant. Il sentait le sel, la marée, le relent de quelque océan innommable aux eaux saturées de fer et d'iode.
Essayant de ne pas songer à l'abomination qu'il était en train de commettre, Zar-Shâ enduisit sa blessure avec la salive de Nazarah.
Il savait que le gel guérissait. Il savait aussi qu'il cesserait en partie d'être lui-même. Accepter le don visqueux était la première étape de la conversion.
Il laisserait la chose moite tapie dans les cavernes de silice murmurer à l'intérieur de son esprit.
Zar-Shâ ignorait exactement comment le processus se déroulait, et il ne tenait pas à le découvrir. Cela lui importait peu sur le moment.
Le soulagement se répandit dans ses veines en un flux froid, l'envahissant au rythme de ses pulsations cardiaques. Il avait deux cœurs et il les sentait battre leur tambour asynchrone avec une vigueur nouvelle.
L'hémorragie se résorbait.
S'étant reposé un instant, l'ancien Archiviste entama sa traversée de ce qui avait autrefois été le pont intermédiaire.
Progresser dans la pénombre saturée de vapeurs puantes, de cascades d'essence mal filtrée et de ferraille biscornue lui coûta de longs et pénibles efforts, mettant à l'épreuve son endurance ainsi que son sens de l'équilibre.
Le sol de certaines coursives avait tout simplement disparu, digéré par les ténèbres, l'obligeant souvent à emprunter de tortueux détours.
Son gabarit épais faillit lui coûter cher à plusieurs reprises, mais il s'accrocha, continuant à avancer. À chaque bruit plus strident que le reste, Zar-Shâ se tapissait dans le recoin le plus obscur, se figeant, essayant de se fondre dans la coque enflée.
Il priait pour ne pas voir surgir la figure tordue de la Voix, mais Setesh n'était nulle part et, quand il passa devant son nid putréfié, il vit que celui-ci était désert et effondré.
La créature avait probablement abandonné le cadavre d'acier qui l'avait amenée ici, laissant des dizaines de corps derrière elle sans leur accorder un seul regard de ses yeux sans pupille.
La nef n'était plus.
Zar-Shâ savait qu'il y en avait cependant plusieurs autres.
Mais la plus proche était à des kilomètres de là, si bien que, pour la première fois depuis longtemps, il était libre d'aller où il le voulait.
Setesh le croyait peut-être mort.
Plus rien ne le retenait prisonnier.
Au bout d'un certain nombre d'heures éprouvantes, il finit par se heurter au mur épais qui constituait le carcan extérieur du vaisseau. Il ne lui fallait qu'un seul coup puissant pour faire basculer la porte ovale qui menait au-dehors.
Un des gonds abîmés du panneau céda sous la secousse et ce dernier s'écrasa au sol dans un claquement mat.
Un air tiède, pur, à l'odeur d'herbe et du ciel nocturne, le frappa en plein visage. Il en recula presque. Ce qui s'étendait devant ses yeux, douloureux d'avoir été plongés dans le noir pendant bien trop longtemps, l'emplit d'un sentiment qu'il croyait avoir oublié.
Il n'y avait pas de limites à ce qu'il voyait, pas de barrières de fer, ni de nuages remplis de venin.
Le crépuscule d'un monde qui n'avait pas connu l'infection de Nazarah le saluait de sa lumière paisible.
Pourtant, Zar-Shâ ne franchit pas le seuil.
Il resta à regarder cette soirée étrangère qui rampait lentement devant lui, n'osant poser ses pieds à terre. Une chaîne invisible le retenait, celle qu'avaient forgée cinquante ans d'esclavage.
Quitter l'abri puant de son ancien foyer exigeait de lui une volonté qu'il n'avait pas encore retrouvée. Il s'assit donc, les jambes dans le vide, se demandant ce qui l'attendait maintenant qu'il avait survécu.
La nuit vint.
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