CHAPITRE 2 : Quatre degrés

Bien des heures plus tard, Haïdès revint, le corps rompu de courbatures. Le bloc médical ne se trouvait guère loin des quartiers communs qu'on leur avait assignés. Même sans l'obséquieux guide que lui avait délégué Ka'Zed, il aurait pu aisément les retrouver. Sa jambe l'élançait encore malgré l'épais pansement et la suture, mais la douleur demeurait supportable : déjà, le gel structurel charrié par son hémoglobine formait sa gangue miraculeuse et il ne boîtait presque plus. Dans la vaste infirmerie, il s'était vu proposer la Bahadur en remplacement de sa combinaison déchirée et il avait décliné, poli mais ferme. Hors de question de revêtir leur ridicule costume clinquant. Il avait donc insisté pour qu'ils rapiècent sa vieille tenue du Syra, la seule qui lui restait, et l'unique chose qui le rattachait encore au Styx. Pas celui, décadent et vicieux, que l'Ereshkigal hébergeait en son sein ; non, son Styx à lui, celui des marais, des tourbières et de l'ordre tranquillement solitaire des Sobekiens.

Pour une raison qu'il lui était difficile de déterminer, il se sentait particulièrement sale, imprégné d'une crasse invisible, si bien qu'aussitôt les frontières du dortoir franchies, il s'empressa de se débarrasser de son vêtement.

Sur un vaisseau, ou même sur leurs planètes, ils ne possédaient ni lits ni propriété propre. Dans une société aux ressources abondantes, toute notion de privé devenait futile. Le dortoir de l'Ereshkigal n'y faisait pas exception : collé contre une large baie translucide, il se résumait à une quarantaine de mètres carrés, traversée par un large bassin rempli à ras bord et entouré de couches, parfois surélevées, placées loin les unes des autres. Aucun lampion n'y était allumé. On y accédait par une arche basse, dépourvue de porte. Les lieux étaient déserts, mais cela ne l'étonna pas. De ce qu'il en avait aperçu, il se doutait que la station gigantesque n'était pas entièrement peuplée.

Avec un mince soupir, Haïdès s'enfonça dans la piscine rectangulaire, savourant la tiédeur idéale de l'eau, la laissant dénouer ses muscles avec douceur. Face à lui se dressait une immense baie d'observation, s'ouvrant sur le vide, à l'image des nombreuses terrasses de Thelxinoe. Les profondeurs sidérales ne le terrifiaient plus depuis des années. Il fut néanmoins impressionné par la portion du vaisseau qui se découpait derrière la vitre épaisse. Arrondissant sa courbure élégante, la station formait un anneau incomplet à des centaines de mètres de leur secteur. Se mêlant aux ténèbres extérieures, sa matière furtive s'illuminait parfois de minces rectangles. Des hublots, des entrées blindées accédant aux hangars et des batteries de canons destinées à la défense du périmètre interne pointaient sur toute sa longueur.

Insignifiante face à ce panorama, une silhouette fragile s'était recroquevillée contre la froideur du verre, les genoux ramenés vers elle, se calant au sol sur une paillasse. Haïdès dériva, ravalant la contrariété qui venait de le saisir. Elle aurait dû dormir. Elle était bien plus épuisée que lui. Résister ainsi au sommeil était déraisonnable, sachant ce qui les attendait ensuite. Débarquer dans le Circulaire dans son état actuel était exclu. Cela n'arriverait pas avant quelques cycles circadiens, bien entendu, mais tout de même...

S'étirant une dernière fois, il sentit son dos craquer désagréablement et se força à nager jusqu'au rebord. Y prenant appui, il se hissa en-dehors d'une seule traction et se dirigea vers elle.

Le front collé à la baie comme pour échapper à une migraine, Aélig ne réagit pas à son approche. Ses yeux brillants trahissaient des pleurs récents. Elle lui en voulait, évidemment. Comme d'habitude. Elle lui en voulait parce qu'il l'avait laissée seule, sur ce vaisseau étranger, où le moindre membre d'équipage voyait en elle une créature indigne qui méritait à peine la vie. Et il l'avait fait en toute conscience. Car il lui avait fallu se faire recoudre, tout d'abord, et ensuite, Ka'Zed l'avait autorisé à se mêler à ses affiliées, lui témoignant un respect rare – et ce n'était pas le genre de proposition qu'il était en position de refuser. Il n'en avait pas eu envie, d'ailleurs. Croyant bêtement que retrouver le contact intime de ses semblables le purgerait du venin qu'elle avait instillé dans ses veines depuis des mois. Cela avait failli fonctionner. Presque.

Les affiliées du primo-stygien avaient été sélectionnées avec rigueur, autant pour leur pureté génétique que pour leur docilité et pendant dix heureuses minutes, il avait pu oublier la chaleur parasitaire de l'humaine.

Presque.

Mais irrémédiablement, l'ennui et la frustration l'avaient saisi et il avait fini par les repousser. Bien que partageant la même température corporelle que lui, elles lui paraissaient désormais beaucoup trop froides. Ce n'était pas correct. Pas comme il faut.

Oh, à quel point était-il foutu, au juste ?

Impossible de se débarrasser de sa chaleur collante, ni avec l'eau, ni avec les narcotiques, ni avec... ces créatures... rampantes et sifflantes... il avait fini par les mépriser, ces Thanyxtes se vautrant dans leurs coussins, abrutis par la fumée, se déchirant pour un verre renversé par mégarde. Quelle civilisation merdique, au final, qui ne valait guère mieux que les humains, s'inclinant devant des machines, s'intoxiquant avec sa propre bave, s'enchaînant à ses pulsions d'esclave, non, vraiment, il ne voulait plus en faire partie. Cinquante ans qu'il en rêvait, pourtant, que cette nostalgie en demi-teinte le faisait tenir et maintenant qu'il avait réussi, qu'il s'était enfin réintégré – presque – il n'en tirait qu'une déception amère. Il y était presque parvenu.

Presque, presque, presque.

Mais désormais, les corps musculeux et plats des femelles le répugnaient et ce n'était vraiment pas normal. C'était peut-être sa faute. À elle. Parce que son sang circulait à une température de trente-sept degrés, ce n'était que quatre de plus que lui, mais ça suffisait. Ça suffisait à lui faire perdre toute appétence pour les siens. Sa peau était si chaude, si douce... avec elle, il devait faire attention, parce que sa chair était tendre, fragile, alors il prenait des précautions ; elle, il ne pouvait la mordre par l'épaule pour l'immobiliser, il devait se garder de ne pas la blesser par accident, et c'était difficile, car cela l'obligeait à une vigilance impossible, la nécessité de se contrôler pleinement. Parce que ça lui plaisait, de se contraindre à se museler ainsi. Durant toute son existence, il avait cru cette paix intérieure irréalisable, mais elle, elle la rendait possible. Aucun Styx fantasmé, aucune pléthore d'affiliées esthétiquement parfaites et aucune mutilation divine n'avait réussi à lui enlever ça. Il devrait peut-être le lui dire, au moins pour effacer la rancune haineuse qui perlait dans son regard sombre. Mais il était tard, la fatigue le privait de sa volonté et il savait qu'elle n'était guère disposée à l'écouter, de toute façon. Alors, il se contenta de s'asseoir non loin d'elle. À trois mètres, plus précisément. Trois mètres, quatre degrés, la même chose, des mesures qu'il imaginait pour définir leur relation, mais cela ne pouvait pas être aussi simple.

— Tu ne dors pas, constata-t-il.

L'eau dégoulinant sur son corps ne parvenait pas à effacer la tenace impression de lourdeur qui l'avait envahi. Aélig renifla.

— Va te faire foutre, d'accord ? Tu m'as laissée toute seule.

Elle faillit ajouter quelque chose mais se ravisa au dernier moment. Trop en colère pour lui donner des détails, comprit-il. Il n'avait plus tellement les forces pour se disputer. Plus tard. Jamais. Il voulait juste dormir et il voulait qu'elle soit contre lui. Il n'osa pourtant pas le lui demander, car elle était trop occupée à s'essuyer les paupières.

— Tu t'es bien amusé, j'espère, fit-elle avec un mépris brûlant.

— Non, avoua Haïdès en prenant appui sur ses mains pour tenter de se débarrasser d'une énième crispation musculaire.

— Je me demande quand même, poursuivit-elle, usant toujours de son ton hautain insupportable. Non pas que ça ait de l'importance, mais... entre reptiles...

— Pitié, non, la coupa-t-il. Pas maintenant.

— Tu peux crever, ricana-t-elle sans le regarder. Alors ? J'ai quoi de plus que les serpents pour que tu reviennes vers moi aussi vite ?

Estomaqué par sa suffisance, Haïdès ferma les yeux. Même aussi loin d'elle, il ne pouvait s'abstraire de sa présence. De sa respiration. Merde, ce qu'il avait sommeil, aussi, ç'en devenait intenable.

— La chaleur, eut-il la bêtise de dire. C'est un problème. Je crois que je la veux, tout le temps.

— C'est tordu, commenta-t-elle, sarcastique. Investis dans une lampe chauffante.

Se plaquant une main sur la bouche, elle étouffa un râle, puis fit mine de se lever.

— Je vais dormir.

— Elles n'ont pas réussi, tu sais, balança-t-il alors sans se soucier des conséquences. À t'enlever de ma tête, je veux dire. C'est à toi que je pensais quand... bref, elles n'ont pas réussi, pas une seule seconde.

Debout dans la pénombre, sa figure se découpant en contre-jour à cause de la baie vitrée, elle lui adressa une moue qu'il fut incapable de déchiffrer.

— Oh, mais ferme ta gueule, un peu, dit-elle d'une voix lasse. C'est vraiment glauque.

— C'est la vérité.

— Et bah c'est super, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? se moqua-t-elle. Ça me rassure. Dis-moi, est-ce que je suis une sorte d'animal domestique pour toi ?

Ne lui laissant pas le temps de répondre, elle enchaîna :

— Parce que c'est ce que pensent l'autre monstre et son cobra, hein ?

Haïdès soupira. Vu comment cela s'annonçait, elle ne dormirait pas contre lui de sitôt.

— Oui. Mais qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, en fait ? demanda-t-il, plus agressif qu'il ne l'aurait souhaité. D'habitude, je ne le laisserais pas passer. Elle, elle ne me poserait aucun problème vu que c'est une limace mais lui... enfin, tu l'as bien vu, non ? J'ai quoi... peut-être quarante pourcents de chances de le tuer... ils ont de la graisse sous le cou, c'est... mais avec l'umbrarmure...

Il s'embrouillait, trop fatigué pour aligner deux phrases cohérentes.

— Mais je peux essayer, reprit-il un peu plus fermement. Si tu veux.

— Je veux rien du tout, se scandalisa Aélig. Juste que tu répondes à ma question.

Il lui fallut un temps considérable pour s'en rappeler.

— Je te considère pas comme un animal, finit-il par dire.

Plus vraiment, se garda-t-il d'ajouter. Elle salua sa réponse d'un rire sans joie et commença à défaire sa combinaison d'un geste rageur avant de le contourner.

— Je crois que te savoir en colère m'excite, confessa-t-il à contre-cœur.

— Beurk, s'offusqua-t-elle.

La mort dans l'âme, Haïdès la regarda se débarrasser de son habit, puis de ses sous-vêtements, oubliant toute modestie sous le coup de la colère. Serrant sa culotte et son haut dans un poing, elle descendit dans le bassin, y organisant une lessive sommaire avant de balancer les tissus détrempés sur le rebord. Il résista à la pulsion qui l'incitait à la rejoindre, se doutant qu'il n'aurait pas la patience de subir un rejet supplémentaire. Il ne bougea pas lorsqu'elle finit par émerger de l'eau, chassant l'humidité de sa peau du plat de la main. Sans lui adresser un seul regard, elle se pencha pour ramasser l'étole abandonnée au sol et il se força à ne pas la fixer avec trop d'insistance. Après s'être épongée, elle s'enroula dans l'écharpe noire pour enfin couvrir sa nudité – partiellement.

— Écoute, commença-t-il.

— Laisse-moi tranquille, le prévint-elle d'un ton sans appel.

Lui tournant le dos, elle s'installa sur le matelas disposé près du bassin, s'y roulant en boule. Le voile ne recouvrait qu'une mince partie de ses cuisses, et leur blancheur anémique se détachait nettement sur le tissu sombre. Les tendons à l'arrière de ses genoux formaient une coupelle délicate. Perdu dans le silence de ses pensées, il se demanda s'il était utile d'insister, et y renonça aussitôt. Il se traîna enfin jusqu'au côté opposé au sien, s'allongeant à plat ventre sur la haute couche. Le contact moelleux du matelas sous son menton et le rembourrage quasi-liquide des coussins ne tarda pas à l'assommer. L'affreuse absence de repos qu'il avait connue sur Thelxinoe allait enfin prendre fin. Son regard dévia sur elle par automatisme. Elle ne bougeait plus, et elle était beaucoup trop loin. Inaccessible, comme lorsqu'ils avaient partagé la même cellule sur le Lance.

— Dors avec moi, réussit-il à prononcer.

Il lui était drôle de constater à quel point il se trouvait à sa merci. Prêt à ramper à ses pieds pour quémander un peu d'attention. Et elle osait lui demander s'il la considérait comme une bête domestiquée... elle l'avait sûrement mal regardé. Il détestait ce sentiment, il ne l'avait jamais connu, mais, emportée par la fatigue, sa fierté le fuyait comme un ruisseau. Une main crispée sur les pans de l'écharpe pour l'empêcher de glisser, elle se retourna, se contorsionnant avec une souplesse incendiaire. Mimant un rire silencieux, elle lui adressa un majeur rapide.

Haïdès inspira, déçu. Aucune réplique spirituelle ne lui vint à l'esprit. Ramenant son bras sous son cou, il sentit ses yeux se fermer bien malgré lui. À travers le prisme flou de ses paupières à moitié closes, il la vit se lécher les doigts. Il se demanda pourquoi jusqu'à ce qu'elle les glisse lascivement entre ses jambes. Tout sommeil le déserta immédiatement. Ne pouvant le croire endormi, elle le faisait exprès. La moue moqueuse qu'elle adopta en accrochant son regard le lui confirma.

« Je n'ai pas besoin de toi », semblait dire son regard sarcastique. « Ni pour ça, ni pour le reste ». Peut-être qu'il se faisait des idées. Elle se mordit les lèvres.

— Et merde, lâcha-t-il avant de lui tourner le dos d'un mouvement sec.

Elle n'avait pas le droit de lui infliger ça. Mais elle avait tout de suite saisi toute l'ampleur de la fascination qu'exerçait son corps sur lui, et ne s'en privait pas de s'en servir pour le mettre mal à l'aise. C'était mérité, bien que particulièrement retors. Taper ainsi dans ses faiblesses révélait un tempérament vicieux par nature et quand il l'entendit gémir avec douceur, il se surprit à la détester de tout son être, comme il détestait l'impérieuse envie que ce son terrible faisait naître dans son bas-ventre. Que cherchait-elle à prouver, au juste ? Impossible d'ignorer son souffle saccadé, d'oblitérer sa présence à quelques mètres de là, la tonicité qui devait lui nouer les muscles à cet instant précis, ni l'excitation moite qui irradiait d'elle.

— Tu soûles, dit-il avec humeur. Espèce de...

Couvrant l'insulte, elle ricana pour seule réponse, avant de pousser un ultime soupir de satisfaction. Il l'entendit distinctement remuer sur sa paillasse, froissant le tissu de son poids insignifiant. Pendant un instant, il s'imagina lui décocher un coup dans la mâchoire, ou de lui briser les doigts pour lui enlever toute envie de recommencer. Cette idée ne le soulagea pas. Aucune violence n'atténuerait l'hideuse vérité : à cet instant, il serait volontiers retourné entre les lames automatisées de Zhul'Umbra si cela lui permettait ensuite de l'avoir contre lui. Ce curieux mélange de colère, d'abnégation et de désir lui donna envie de hurler, mais il n'en fit rien, car elle s'approchait. Ses pas résonnaient faiblement sur les dalles lisses. Il perçut le matelas qui s'enfonçait un peu alors qu'elle y grimpait. Tout près de lui. C'était ce qu'il voulait, non ? Non, pas comme ça. Pour qui se prenait-elle ?

Quand elle posa une main agréable et chaude sur la base de son cou, il lui crocheta le poignet avec une telle vivacité qu'elle en sursauta, se dégageant aussitôt.

— Non, grogna-t-il. Retourne d'où tu viens.

Aélig éclata d'un rire suraigu, à genoux à côté de lui. Il s'écarta brusquement, souhaitant s'en éloigner le plus possible. Maintenant toujours son ridicule étoffe d'une main habile, elle pinça la bouche, visiblement contrariée par son attitude. Il devinait ses formes, sa peau pâle à travers les fibres soyeuses du tissu lâche et c'était insupportable.

— Je viens faire la paix et ça te va pas ? interrogea-t-elle avec une suffisance qui le mit hors de lui.

— Tu agis comme ça parce que t'es persuadée que ça te donne du pouvoir, constata-t-il de sa voix la plus glaciale. Mais t'es qu'une pauvre allumeuse. Tout ce que t'attends et tout ce que tu veux, c'est que je te fasse crier parce que t'aimes ça.

Étouffant une exclamation répugnée, elle descendit du matelas avec raideur, les bras croisés sur la poitrine, le visage figé en un masque haineux. Il était peut-être allé trop loin. Pourvu qu'elle ne se mette pas à hurler, il n'avait pas les forces de contenir une de ses crises. Mais ce fut pire encore, car elle ne cria pas, ne s'agita pas, conservant une immobilité qui lui rappela la sienne.

— Faut savoir, susurra-t-elle, plissant des yeux. C'est pas moi qui t'ais traîné ici à ton insu, que je sache. T'as fait les pires saloperies pour que je reste en vie, et tout ça pour quoi ? Pour me lâcher comme ça en plein territoire ennemi, toute seule, à t'attendre comme une conne ? Pendant que tu t'offrais le luxe de t'adonner à l'anatomie comparée pour te décider qu'au final, la mienne était mieux et que bon, ça valait peut-être le coup ? Mais le pire...

Elle inspira, retenant un frisson.

— Le pire c'est que j'ai passé tout ce temps, assise contre cette putain de vitre, à essayer de te chercher des excuses, à me dire que t'étais pas vraiment le monstre que tu semblais être, mais en fait, si. T'es réellement malfaisant. Tout ce que tu mérites, c'est de crever seul dans une poubelle.

Un contact tiédasse au niveau de son arcade sourcilière droite lui apprit qu'elle venait de lui cracher dessus dans un geste de mépris aussi primaire qu'humiliant. Haïdès ne comprit pas clairement ce qui se passa ensuite. Il se jeta en avant, une main tendue vers elle mais elle l'évita, aussi leste qu'une ombre.

Ses griffes se prirent dans le tissu enroulé autour d'elle, le déchirant encore un peu plus, et puis accrochèrent une matière plus molle, seulement un court instant ; un instant terrible où, sentant qu'il avait réussi à l'atteindre, un soulagement, une jubilation morbide l'envahirent. Perdant son équilibre, il se vautra aux pieds du lit et quelque chose n'allait pas. Elle hurlait. Titubait. Un liquide ni tout à fait noir ni tout à fait rouge lui maculait les côtes et elle s'écroulait. Cela sentait le fer. Se tordant, elle lui envoya son pied en pleine tête, l'assommant à moitié contre la structure massive de la couche. Sonné, il écouta son hurlement se muer en long sanglot. Puis tout devint clair, branché à pleine puissance, et il vit, huma, vécut le moindre détail avec une acuité intenable : la flaque de sang qui grandissait lentement sous elle, son visage déformé par la souffrance, son souffle erratique ; l'odeur âcre, cuivrée flottant autour d'elle ; la balafre dédoublée, d'une effrayante netteté, qui lui barrait les côtes flottantes, pourpre plutôt que rouge ; la douloureuse pulsation qui battait dans sa nuque, le fourmillement désagréable dans son crâne, là où il avait heurté le lit, le contact froid du sol sous lui.

Pris par un vertige horrifié, il l'entendit rire, triomphante, satisfaite de l'avoir poussé à bout.

— Alors, ça soulage ? réussit-elle à dire à travers ses dents serrées.

Haïdès voulut lui dire que non, ça ne soulageait pas, bien au contraire, c'en devenait pire encore, mais il n'y parvint pas. Lentement, il se redressa. Plaquant une main sur son flanc, Aélig expira, s'évertuant à endiguer l'hémorragie. Ses doigts avaient noirci sous le flot. La blessure moussait d'un bordeaux malsain.

— J'ai mal, putain, gémit-elle.

Alors qu'il se dirigeait vers elle, elle hurla, cherchant à s'échapper. Sa main libre dérapa dans le sang frais en dessous d'elle et glissant sur le coude, elle se cogna avec rudesse.

— T'approche pas ! haleta-t-elle en tentant à nouveau de ramper. T'approche pas de moi, saloperie.

— Laisse-moi regarder, au moins, dit Haïdès en s'accroupissant à côté d'elle. Faut qu'on sache si c'est grave.

Poussé par l'urgence, il s'efforça de garder son calme et ignora les insultes dont elle l'abreuvait à travers ses mâchoires serrées, s'étouffant à moitié à cause de la douleur. Il examina la plaie sans la toucher.

— C'est toi qui m'a fait ça, précisa-t-elle inutilement.

— Je sais. Je...

— C'est profond ? le coupa-t-elle.

— Ça va, la rassura-t-il. C'est superficiel, c'est rien.

Elle se mordit la bouche afin de s'empêcher de crier lorsqu'il effleura le bord de la blessure pour en mesurer toute l'étendue. Le flot d'hémoglobine faiblissait à vue d'œil. Elle saignait un étrange mélange de gel et de plasma rougeâtre. Même si cela finirait à terme par se figer en un cataplasme, il valait mieux panser. La substance ferreuse qui avait remplacé son sang lui éviterait une infection. Ce fut sa dernière pensée formulée en toute conscience. Le reste se résuma à une série d'images et de sensations décousues. Il se pencha encore, car l'odeur le faisait saliver. Sentant une saveur grasse, tellurique, se déverser dans son palais, il comprit qu'il venait d'y passer la langue – et il ne put s'empêcher de déglutir ce mince filet de chaleur puisé à la source.

— Mais qu'est-ce que tu fous ? demanda Aélig d'une voix faible.

Elle se trouvait au bord de l'évanouissement. Le choc. Haïdès voulut répondre, sans succès. Elle sentait le traumatisme viscéral, la coagulation accélérée et le sexe, brisant la mince frontière qui existait entre l'excitation et l'agonie. Cette contradiction poussait son esprit dans un abysse sans fin. Il expira alors qu'elle se cambrait sous son deuxième coup de langue. Elle ne parlait plus, n'en ayant plus la force. Le tirant par le poignet, elle l'incita à poser la main sur un de ses seins à travers le tissu défait. Déjà, elle l'entraînait dans un marécage inextricable, et après avoir touché sa poitrine à moitié nue, sa nuque et son ventre maculé, poisseux, il glissait sa main sur ses cuisses, cherchant à les dénouer. Elle saignait encore un peu. Elle souffrait.

— Je vais te faire encore plus mal, la prévint-il sans enthousiasme. Tu veux quand même ?

Aélig lui sourit faiblement.

— Vas-y, l'incita-t-elle avec une certaine tristesse. Y a plus rien à détruire en moi, de toute manière.

Haïdès faillit en vomir, mais c'était peut-être le sang qu'il venait d'ingérer. Luttant contre ce répugnant malaise, il rompit tout contact avec elle, s'arrachant péniblement à son corps qui se consumait dans une attente brûlante. Elle ne chercha pas à le retenir, ravalant à grand-peine ses larmes. Il en avait le tournis.

— Je vais chercher de quoi te soigner, réussit-il à prononcer d'une voix pâteuse.

— D'accord, répondit docilement Aélig.

Un silence. Il ne se sentait incapable de se lever pour l'instant. Elle renifla.

— C'est pas grave, tu sais, ajouta-t-elle dans un murmure.

— De quoi ? dit-il en se redressant enfin avant de lui tourner le dos.

S'il la regardait une seconde de plus, il allait s'évanouir.

— Bah ça, affirma-t-elle avant d'étouffer un sanglot terrifié. Et le reste. C'est rien. Je m'en remettrais.

Haïdès se rendit compte qu'il en tremblait. Elle ne le disait que pour essayer de le calmer. Il avait vu le désespoir sans fond qui se terrait dans son regard embué. Elle mentait. Elle ne vivait que parce qu'il la maintenait sous perfusion, s'abreuvant de sa chaleur à l'instar d'un vampire, dévorant tout ce qui faisait d'elle un être conscient – et elle disait que ce n'était pas grave.

Il avait traîné son cadavre dans un trou noir, incapable d'imaginer son existence sans elle, lui imposant l'enfer glacial de sa propre solitude, mais ce n'était pas le plus affreux ; le plus affreux, c'était qu'elle était en train de l'accepter, et elle lui disait que ce n'était pas grave. Comme dans un rêve, il s'empara de sa combinaison froissée, l'enfilant sans voir ce qu'il faisait. Manquant de perdre l'équilibre, il quitta le dortoir en courant presque. Pour fuir cette ignoble réalité ou trouver un kit de premiers secours, il ne savait plus vraiment.

Obtenir une mallette de soins d'urgence auprès de Sekhmet – l'officier médical en chef, comme il l'avait appris peu après son court séjour à l'infirmerie – ne lui posa aucun problème. Trop occupée par un écran portable de données, l'apophide avait à peine prêté attention à sa tenue mal ajustée et à ses pieds nus, écoutant distraitement son mensonge à propos d'un point de suture mal exécuté. Les autres zméides serviles affectés au secteur des soins et ses machines sophistiquées s'étaient éloignés à son approche, humant l'air avec méfiance. Son espèce ne jouissait pas d'une heureuse réputation parmi eux et sur l'instant, cela l'arrangeait tout à fait.

Les couloirs, bien plus austères que les quartiers de Ka'Zed, étaient dépeuplés à cette heure tardive, mais il soupçonnait l'Ereshkigal de fonctionner en sous-effectif de manière générale. Étrange. Malgré ce qu'il avait sous-entendu, ce seigneur de guerre n'était peut-être pas aussi influent qu'il voulait le laisser paraître. Un dirigeant ne représentait rien sans des troupes conséquentes, même à bord d'un navire aussi immense. Ce qui expliquait leur mission marginale sur le Lance. Combien de Thanyxtes avaient réellement rejoint l'engouement mystique autour de Zhul'Umbra ? Une centaine, un millier ? Il se promit d'en savoir d'avantage, plus tard.

Alors qu'il traversait la dernière coursive avant les cellules des nombreux dortoirs communs, un bourdonnement étouffé lui apprit que le vaisseau démarrait son propulseur. S'il calculait de manière approximative – son état second ne lui permettait d'effectuer que des opérations simples, de toute façon – ils se trouvaient seulement à une unité astronomique standard, voire moins, du faux trou noir de Thelxinoe, soit à une distance conséquente de la première tellurique du Styx. Celui-ci se situait à proximité de ce que les Humains avaient appelé la Nébuleuse de la Lagune, puis le Léthé, en référence à l'un de leurs Enfers mythologiques. Le Système Circulaire et sa pauvre civilisation condamnée étaient bien loin. Mais pour le moment, il devait consacrer la maigre énergie qui lui restait à réparer ses propres erreurs.

Durant sa courte absence, Aélig avait tant bien que mal rampé en direction de la baie, comme attirée par le vide béant qui s'y logeait. Il s'efforça d'ignorer la trace épaisse de sang qu'elle avait traîné dans son sillage. Cette perte allait l'affaiblir pendant plusieurs jours, c'était certain. Elle s'en remettrait. La respiration plus mesurée, elle s'était avachie contre le renflement de la paroi qui y formait un coude. Une de ses mains posée sur son ventre zébré d'hémoglobine en train de sécher, elle remua faiblement en le sentant approcher. Sa blessure ne saignait plus.

— Je suis fatiguée, lui avoua-t-elle alors qu'il s'asseyait.

Maintenant qu'il avait retrouvé la maîtrise de lui-même, s'abstraire de sa nudité devint plus facile. Le dégoût pour son acte étouffait suffisamment son envie d'elle pour lui permettre de se concentrer. Le front appuyé contre la vitre, Aélig tressaillit néanmoins sous la morsure amère de l'antiseptique. Quand elle planta ses dents dans la tranche de sa paume pour s'empêcher d'hurler, Haïdès voulut lui demander pardon. Nulle excuse ne lui parut suffisante, alors il ne dit rien. Elle se maîtrisa dans un tremblement, masquant habilement sa douleur.

— Est-ce que tu vas devoir me recoudre, maintenant ? demanda-t-elle.

Le dégoût perçant dans son intonation lui fit l'effet d'une gifle. Il n'en laissa rien paraître.

— Je ne pense pas. Juste un pansement devrait suffire.

Elle soupira. À sa plus grande surprise, elle ne lui réclama pas d'anti-douleur. Cherchant à se punir un peu plus pour l'avoir provoqué. Idiote. Elle n'y était pour rien. Elle grimaçait à chaque fois qu'il appuyait sur sa plaie par mégarde et ne se détendit qu'une fois le pansement mou collé à son épiderme. Son corps se liquéfia alors, et elle se frotta le coin de l'œil d'une main peu assurée. Ne sachant pas comment se comporter ensuite, Haïdès se contenta de ranger le matériel sali avec une lenteur méthodique inutile, attendant la suite avec une crainte lointaine. Au bout d'un long moment, elle se leva dans un effort héroïque. L'odeur salée de la sueur maladive qui perlait sur son cou lui donna envie d'y enfouir le museau afin d'en goûter pleinement l'effluve. Se pliant à cause de la douleur qui lui lacérait le flanc, Aélig parvint tant bien que mal au bord du bassin. À l'aide de son t-shirt mouillé abandonné au sol, elle épongea le sang désormais visqueux répandu sur son abdomen, procédant avec moultes précautions. Ensuite, elle but, ramenant ses mains en coupe devant sa bouche, figée en une posture d'animal traqué. Estimant qu'elle avait besoin de paix, il se débarrassa de sa combinaison et retourna s'allonger en silence.

Un malaise asphyxiant le prit à nouveau à la gorge. Il lui avait fait mal. Il l'avait blessée, l'atteignant dans sa chair. Ce n'était qu'une égratignure, certes. Avec un angle différent, il l'aurait éventrée. Il avait eu de la chance, c'est tout. Cette certitude ne réussit pourtant pas à étouffer l'irrépressible besoin qu'il ressentait de l'avoir à ses côtés en permanence. Son épaule l'élança alors, paralysant un de ses trapèzes un court instant, lui offrant une heureuse distraction face à ses mornes pensées. Ne réussissant pas à soulager son articulation bloquée, il inspira de frustration, maudissant Ninhursag et ses horribles griffes décorées à la feuille d'or.

— Attends, fit-elle alors d'un ton las et il comprit un peu tardivement qu'elle l'avait rejoint, l'étole retenue par un nœud au niveau de son thorax.

Sans lui demander la permission, elle s'empara de son poignet et tira sur son bras avec une sèche dextérité, jusqu'à décoincer cette crispation gênante. Grognant de reconnaissance, Haïdès put enfin ramener sa main sous son menton.

— Où est-ce que t'as appris à faire de la kiné ? interrogea-t-il, plus dans l'intention de briser ce silence gênant que par réelle curiosité.

— Avec Auster.

Il regretta immédiatement sa question. Elle n'ajouta rien d'autre, le regard perdu dans des souvenirs.

— Désolé, essaya-t-il de se rattraper. Je sais que...

— Tu sais rien du tout, désolée, l'interrompit-elle sans pour autant se montrer irascible. J'étais juste en train de repenser à l'armure vide qu'on a retrouvée. Dix minutes avant, il était là, et tout d'un coup... bref, ça fait bizarre.

Haïdès s'en souvenait très bien. Il garda le silence, espérant qu'elle se livrerait encore un peu, lui signifiant ainsi qu'elle ne lui en voulait plus, mais elle ne poursuivit pas.

— Est-ce que tu l'aimais ? demanda-t-il soudain, se surprenant lui-même. C'est comme ça que vous dites, non ?

Aélig esquissa un mince sourire, qui se mua en une moue douloureuse pendant quelques secondes. Il ne put déterminer si c'était à cause de sa blessure ou de pensées désagréables.

— Ouais, expira-t-elle en se maîtrisant. Je ne sais pas. Oui, peut-être. Pendant un moment, tout du moins. Sur la fin, il n'était pas très équilibré psychologiquement parlant, alors... il n'a pas quitté le CSW de son plein gré, tu sais. Lors d'une évaluation annuelle, il a été réformé. Il n'a jamais voulu me dire pourquoi, mais j'ai fouillé son dossier et quand j'ai su, bah... j'ai pas pu... tout ce que insinuait cette connasse d'Apkar était avéré, au moins en partie, et je... je ne suis quand même pas arrivée à le détester, c'est étrange, mais je suis partie...

La fin de sa phrase s'éteignit dans un souffle incertain. Elle regardait désormais en direction de la baie, espérant y trouver des réponses qui ne viendraient jamais.

— Il avait complètement disparu, dans le Caveau, reprit-elle. Comme aspiré. Même pas une goutte de sang. Tu crois que c'est ce qui attend l'espèce humaine ? Un oubli définitif, sans trace ?

Haïdès n'avait absolument aucune intention d'aborder le sujet-là. Se persuadant que, s'il l'évitait, cette réalité finirait par se dissoudre dans le néant. Se heurtant à son mutisme borné, Aélig n'insista pas.

— Je ne pense pas être capable de me lever pour l'instant, dit-elle. Ça te gêne si je dors là ?

— Bien sûr que non, soupira-t-il.

Elle n'en bougea pas pour autant, le menton posé sur un de ses genoux repliés, lui tournant à moitié le dos et il finit par se relever en position assise.

— Tu veux que je m'en aille ? demanda-t-il, appréhendant sa réponse.

Elle se contenta d'hausser des épaules, indifférente. Dans la faible clarté diffuse en provenance de la baie, sa silhouette en devenait floue. Quand il l'attira lentement à lui en la prenant par la taille, elle ne le repoussa pas. Un soulagement lâche l'envahit alors qu'elle se coulait contre lui sans plus de résistance, posant des doigts souples sur son bras pour lui effleurer la peau. Les yeux mi-clos, elle le laissa défaire le mince couvert de son étole pour lui caresser le cou avec une avidité à peine contenue, poussant sa gueule contre sa joue pour la coller au plus près. Leur proximité était telle qu'il percevait distinctement la lente pulsation qui battait dans sa jugulaire.

Elle se contorsionna lorsqu'il pressa ses paumes contre ses seins, lui envoyant le talon dans son mollet blessé, ce qui le fit tressaillir.

— Est-ce que tu me trouves exotique ? chuchota-t-elle avec une ironie lascive.

— Plutôt complexe, corrigea-t-il, pensif.

— Je vais m'en contenter, affirma-t-elle.

Pendant un moment, il crut à un reproche, mais elle ricana, se tournant enfin vers lui, appuyant ses hanches contre les siennes. Il lui passa une main dans le dos, évitant soigneusement la greffe noirâtre qui y était plantée, avant de la basculer sous lui.

Quelques heures plus tard, un pressentiment étrange le réveilla avec l'efficacité d'une douche glaciale. La cellule d'habitation lui renvoya un calme cristallisé dans une pénombre bleuâtre. Roulée en boule au creux de son corps, le dos contre son abdomen, Aélig dormait paisiblement, le visage dissimulé dans le repli de son bras blanc. Pendant quelques secondes, savourant distraitement son contact d'une tiédeur rassurante, il chercha l'élément qui l'avait tiré de son sommeil. Poussé par une paranoïa d'exilé de longue date, il dormait toujours face à l'entrée de la pièce dans laquelle il se trouvait. Mais l'ouverture du dortoir était vide, chichement illuminée par les lampions du couloir communiquant. Son trouble ne s'en estompa pas pour autant. Ils n'étaient pas seuls. Dans un froissement, une ombre discrète se déplaça près du bassin, cherchant refuge dans les ténèbres.

Il lui fallut quelques secondes pour quitter la couchette en silence, s'asseyant au bord du matelas. La silhouette de l'intrus se figea près d'un paravent opaque. Il en distinguait les formes ramassées propres aux zméides. Haïdès hésita. Après tout, les dortoirs étaient communs à tout l'équipage. Cette seconde d'incertitude lui fut fatale.

Surgissant de son couvert avec une célérité stupéfiante, Ninhursag se jeta sur lui. Sa gueule saturée de salive claqua à dix centimètres de son cou alors qu'il cherchait à le faire tomber. Plus dans un réflexe musculaire que dans une réelle volonté de se défendre, il lui envoya sa jambe blessée dans l'estomac. La plupart des points de suture sautèrent sous son pansement dans un craquement sinistre et l'entendant siffler, Ninhursag y planta sa main privée d'une de ses griffes, lui arrachant cette fois-ci un beuglement de rage et de douleur. Réveillée en sursaut par ce raffut, Aélig se mit à crier à son tour, horrifiée de voir le Thanyxte brun aussi proche du lit. Elle eut la présence d'esprit de bondir le plus loin possible d'eux, perdant ensuite brutalement l'équilibre à cause de son flanc écorché.

Distrait par la fuite de l'humaine, Ninhursag leva sa gueule obtuse dans sa direction, et Haïdès le repoussa suffisamment pour se mettre debout. La douleur d'une lame de rasoir fichée dans son mollet le fit chanceler, mais il tint bon. Derrière le lit, il perçut un gémissement. Il n'eut pas le temps de s'y attarder, car l'autre revint à la charge, l'empoignant par l'arrière de la tête dans un bond ridicule, imprimant une torsion brutale à son cou, s'acharnant sur sa jambe affaiblie pour le faire définitivement tomber. La souffrance devint torture et il flancha, comprenant qu'il avait commis l'erreur de sous-estimer Ninhursag. Lors de leur récente confrontation, ce dernier lui avait habilement caché ses véritables aptitudes.

Ce n'était pas grave. Lui avait l'umbrarmure, et tout l'entraînement de son adversaire n'y pourrait rien. Parvenant à se dégager d'un puissant coup de coude, il la sentit se déployer dans son dos.

Feulant de rage, Ninhursag l'attaqua à nouveau, le cognant si fort dans le plexus que sa respiration se bloqua. Sa vision se troubla et l'autre frappa encore, l'envoyant à terre. Il l'avait pris par surprise. Outrepassant la règle tacite solidement implantée dans leur société : ne jamais s'en prendre à un congénère qui dormait. Cette déloyauté ne pouvait être anodine.

Au bord de l'inconscience, happant l'air avec difficulté, Haïdès réussit à l'entraîner au sol avec lui en s'accrochant à ses jambes ; ses griffes se plantèrent dans l'épaisseur de la Bahadur, le lacérant tout de même en profondeur – avec une indicible horreur, il comprit que l'umbrarmure se rétractait car il était en train de s'évanouir par à-coups. L'épuisement, les plaies à peine soignées et l'inhalation massive de narcotique jouaient clairement en sa défaveur. Depuis toujours, il se reposait sur ses acquis, certain de remporter toute confrontation physique – fréquenter des humains mollassons l'avait rendu arrogant, il ne pouvait le nier. Ninhursag avait beau être plus mince et plus petit que lui, il compensait son manque d'allonge par une agressivité peu commune ; et il savait parfaitement où frapper. Il n'aurait jamais l'avantage du poids, ou de l'endurance, alors il s'obstinait à viser les écorchures qu'il lui avait infligé auparavant. Un travail de sape, une stratégie de lâche ; l'adrénaline ne suffisait plus, il avait si mal...

Aélig cria quelque chose et sa voix lui parvint à travers un long tunnel sombre. Le saisissant par les cornes, Ninhursag martela son crâne contre le sol une, deux, puis trois fois et à la quatrième, Haïdès comprit pourquoi cette sale race se limait les excroissances osseuses pour les rendre aussi tranchantes que des coutelas. Un râle se coinça au fond de sa glotte. Avec une terreur grandissante, il se rendit compte que son esprit s'engourdissait en même temps que son corps, paralysé par la simple idée que Ninhursag puisse s'en prendre ensuite à Aélig. Celui-ci ponctuait chacun de ses coups d'une volée de bave mousseuse.

— Gros lard de Sobekien, lui cracha-t-il alors qu'il essayait en vain de se contorsionner, de l'atteindre, de s'en débarrasser. Si sûr de toi... tu croyais qu'on allait tolérer ça... qu'on allait accepter cette abomination, cette saleté sous prétexte que Zhu...

Un goût ferreux se déversa dans son palais. S'il ne parvenait pas à se dégager, sa mâchoire allait se déboîter, ou pire : il sectionnerait sa propre langue par mégarde, devenant comme lui, incapable de communiquer avec clarté, salivant tel un clébard mal nourri.

— ... qu'on allait te laisser faire... en toute impunité...

Il n'arrivait pas à croire qu'il ne s'agissait que de ça. Ninhursag ne pouvait agir de sa propre initiative. Il n'était qu'un subordonné, quand même pas aussi bête qu'il en avait l'air. Avec un temps de latence, il se rendit compte que l'autre ne se trouvait plus au-dessus de lui. Sa tête tournait. Il ne sentait presque plus ses maxillaires. Une de ses dents avait cassé net, s'enfonçant telle une aiguille ensanglantée dans sa gencive inférieure.

La dernière chose qu'il aperçut avant de basculer dans le noir fut Ninhursag qui contournait la couche encore défaite.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top