CHAPITRE 19 : Sur les quais
Aélig se força à garder son sang-froid en avisant la navette au profil acéré stationnée non-loin. Le promontoire oblong sur lequel elle s'était posée s'ouvrait sur un vide relatif. Perçant les ténèbres verdâtres, les arrêtes immenses de la mégastructure s'évertuaient à griffer le firmament comme autant de tombeaux. Cette portion de la cité morte étant privée de toute pollution lumineuse, la grande traînée gazeuse luisait à l'instar d'une guirlande pâle dans le ciel huileux. Les deux pilotes en tenue de plaques noires attendaient près de la proue de leur transport, parfaitement immobiles. Les irisations ionisées parcourant la coque trahissaient la présence d'une protection sophistiquée. Celle-ci jetait des étincelles d'une mouvance spectrale dans un savant jeu de reflets sur le sol lisse.
Les bras le long du corps, Kharôn les attendait, les vrillant de son regard empli d'une inexpressivité glaçante. L'escorte armée les abandonna enfin, se rangeant sur les côtés dans une synchronicité exemplaire. La nervosité l'envahit. À force, elle s'était habituée à l'apathie qui l'habitait depuis son réveil sur cette terre moribonde et toute cette agitation soudaine mettait son corps et son esprit à rude épreuve. Posté non loin d'elle, Haïdès se montrait attentif au moindre son, guettant un mouvement quelconque – mais ils conservaient tous une stoïcité héroïque. Une allée pleine de statues. Même leurs yeux paraissaient de lapis-lazuli, quand ils n'étaient pas dissimulés par le casque.
— Et donc ? interrogea-t-il, rompant le silence forcé qui flottait dans l'air, seulement troublé par le grésillement ténu en provenance de l'aéronef.
— Ils sont là pour vous amener sur l'Ereshkigal, répondit Kharôn.
— J'avais deviné. Qu'est-ce qu'on attend ? Un discours d'adieu ? dit Haïdès.
L'autre cilla sans faire de commentaires. Puis, se débarrassant d'un de ses longs voilages enroulé autour de ses épaules, il le tendit à Aélig. Elle l'accepta par automatisme. Entre ses doigts, l'étole possédait la lourdeur du coton, mais sa douceur était celle de la soie.
— Couvre-toi, lui déclara Kharôn. Ne les laisse pas voir ton visage si tu as le choix. Ils n'aiment pas beaucoup ceux qui te ressemblent.
— C'est réciproque, soupira-t-elle en pliant le tissu sans aucun soin.
Elle ne put s'empêcher de ressentir une fierté idiote, car elle n'avait eu aucun mal à le comprendre, malgré les phrases complexes qu'il employait en énochien.
— Pas d'insolence, la prévint-il.
Il se tourna ensuite vers Haïdès.
— C'est surtout valable pour vous, ajouta-t-il. D'après moi, d'autres auraient été plus dignes que vous pour accomplir cette tâche, alors ne nous décevez pas.
— Vos décisions n'ont aucun sens, commenta Haïdès.
— Ce que la Voix dicte a valeur de loi, répondit l'autre avec indifférence. Pas besoin de vous indiquer la direction.
Aélig devait se concentrer pour suivre leur échange, mais elle se rendit compte qu'aucun mot ne lui échappait. Cette compréhension bien trop soudaine la déboussola. Les maigres notions que lui avait transmises Koschei ne suffisaient pas à l'expliquer. Intriguée par cette découverte, elle s'empressa d'emboîter le pas à Haïdès. En face, le flanc du transport se scinda en deux, révélant un intérieur tamisé qu'elle observa à peine. Séparé du cockpit par une mince cloison peu haute, l'habitacle spacieux se résumait à deux bancs en treillis positionnés l'un en face de l'autre. Des rainures discrètes dans les cloisons révélaient la présence de caches de stockage.
Perplexe, elle examina le harnais de sécurité pendu au mur et finit par s'installer sur la banquette suspendue au-dessus du plancher métallisé.
— J'ai tout compris, affirma-t-elle en anglais alors qu'Haïdès s'asseyait en face.
Avec un pincement au cœur malvenu, elle se demanda pourquoi il ne venait pas à côté d'elle. C'était idiot.
— De quoi ? dit-il.
Elle faillit répondre, mais un bruit étouffé la fit sursauter. Ce n'étaient que les pilotes stygiens rejoignant leur antre par un accès dérobé. Les ignorant avec superbe, ils prirent place dans le poste de commandes miniature encastré à l'avant.
— J'ai compris tout ce que vous disiez, précisa-t-elle après s'être assurée que le duo en armure ne leur prêtait toujours aucune attention.
— J'avais remarqué, commenta Haïdès.
Il ne développa pas plus. Étirant sa longue silhouette, il se cala plus confortablement, s'appuyant au mur dans son dos. Aélig, quant à elle, se trouva bien incapable de se détendre. La seule ouverture sur l'extérieur était l'étroite verrière du cockpit et elle n'en voyait qu'une partie infime. Elle n'aimait guère ce sentiment d'enfermement – le ciel morne de la planète commençait déjà à lui manquer. Une vibration sourde dans ses jambes lui signala la mise en route du propulseur et à la première secousse, elle regretta de ne pas s'être attachée en s'asseyant. Alors que la navette prenait de l'altitude, lui bouchant les oreilles et la plaquant contre la paroi, elle se débattit inutilement avec le harnais. Remarquant l'œil amusé d'Haïdès, elle cessa aussitôt.
— Je n'en reviens toujours pas que tu aies voulu me planter sur cette planète pourrie, cracha-t-elle avec froideur.
Croisant les bras, il ferma les yeux et rejeta la tête contre le mur, l'y cognant dans un bruit agacé. L'entendant renifler, Aélig comprit qu'elle n'en tirerait rien de plus ; sa rancune tenace l'incita pourtant à persister.
— Tu n'as vraiment rien à me dire ?
— C'était une suggestion, répondit-il avec une mauvaise volonté évidente. Je n'allais certainement pas te l'imposer, mais si ça te rassure d'y croire, vas-y, parce que je n'ai aucune envie d'en reparler.
— Bah moi, j'en ai envie, se scandalisa Aélig en haussant la voix. Mais évidemment, ce que je veux ne compte pas vraiment, hein ? Et encore, je n'ai pas évoqué tes histoires avec nos amis les lézards...
Elle ricana lorsqu'il frappa la paroi creuse à côté de lui.
— Ta gueule un peu, siffla-t-il, excédé. C'est pas le moment. On réglera ça plus tard, d'accord ?
Aélig se composa une moue de mépris soigneusement étudié. Sa colère soudaine lui fit momentanément oublier les embardées parfois violentes de la navette s'extirpant de la stratosphère et l'angoisse qui serrait son abdomen de ses longs doigts glacés.
— Plus tard, c'est-à-dire ? demanda-t-elle.
— Dans quelques années, répliqua Haïdès, caustique. Voire jamais.
— C'est ça, commenta-t-elle. Saloperie pathétique que tu es.
Accueillant son regard assassin d'un sourire de triomphe, elle attendit qu'il relance mais fut déçue. Frustrée, elle dut ravaler sa rancœur.
À cet instant, elle aurait tout donné pour se trouver ailleurs que dans cet espace confiné en sa compagnie. Ce qui la déprimait le plus était sa dépendance forcée. Sans lui, elle pouvait dire adieu à sa relative tranquillité ; en son absence, des créatures malavisées telles qu'Iktara l'auraient depuis longtemps réduite en charpie. Mais comme Haïdès était plus grand et imposant que la moyenne de cette sale race de reptiles, personne ne le narguait véritablement et elle détestait se sentir redevable. Durant toute son enfance, et plus tard encore, son père lui avait inculqué de forts principes d'autonomie, lui martelant qu'il lui fallait ne dépendre de personne – mais elle n'avait jamais réussi. L'entièreté de son existence avait été dictée par d'autres ; une ironie amère qu'elle n'arrivait toujours pas à digérer.
L'indépendance totale n'était qu'un fantasme inatteignable. Bien sûr, Haïdès n'était pas stupide au point de le lui rappeler, mais tout de même... elle abhorrait le fait de devoir sa sécurité à sa seule présence. L'insulter, chercher délibérément à lui faire perdre son calme, était la seule stratégie ridicule qu'elle avait trouvée pour rétablir un certain équilibre entre eux. Une illusion : en vérité, elle était à sa merci la plus complète et s'escrimait de son mieux pour l'ignorer. Il tolérait ses éclats de rage par pure indulgence – elle le soupçonnait d'ailleurs de s'en amuser, parfois, comme s'il ne s'agissait que d'un caprice éphémère. La plupart du temps, elle s'en accommodait. Sauf maintenant. Elle n'en dit cependant rien, ruminant des pensées chaotiques.
Les soubresauts secouant la coquerie finirent par refluer, cédant leur place à un ronronnement continu. Engoncés dans leurs sièges étroits, les pilotes n'échangeaient nulle parole entre eux, instaurant un silence pesant. Aélig haïssait le mutisme forcé de cette espèce. Même s'il bavardait plus que la moyenne, Haïdès y était aussi sujet. N'ayant aucune envie de lui adresser la parole pour le moment, elle se résigna à garder pour elle la multitude de questions qui se pressaient dans son esprit. La portion d'extérieur qu'elle arrivait à voir ne renvoyait que des ténèbres et observer le tableau de bord incompréhensible la lassa bien vite. Elle se laissa alors bercer par le roulis parcourant le sol, sombrant dans un état familier de léthargie.
Les doigts crispés sur le lourd tissu posé sur ses cuisses, elle bailla et ce réflexe si naturel qu'elle avait oublié depuis longtemps lui humidifia les yeux.
— Merde, lâcha-t-elle avec un air de surprise ravie. Je crois que je commence à avoir sommeil.
— Je me sens fatigué aussi, lui confia Haïdès. Ça faisait longtemps.
Aélig se contenta d'hocher de la tête, savourant cette sensation délicieusement inédite. Lutter à nouveau contre l'envie de dormir lui donnait l'impression d'être plus vivante. Soupirant, elle se frotta les paupières. Ferait-elle encore des rêves ?
— Pas maintenant, la prévint-il.
— Je sais, répondit-elle d'un ton amer avant de s'étirer.
Un grésillement en provenance du poste de pilotage lui fit lever le menton. La communication entrante se résumait à une série de sons hachés qu'elle ne saisit pas. Ce n'était pas de l'énochien, même si la structure y ressemblait. Remarquant son expression déboussolée, Haïdès dit :
— Du senzar. La langue la plus répandue dans le Styx. Nous arrivons à proximité de l'Ereshkigal.
— Tu vas devoir tout me traduire, constata-t-elle avec ennui.
— Ils ont des interprètes, lui fit-il remarquer.
— Super.
Peu convaincue, elle n'ajouta rien d'autre. Se souvenant du rectangle de tissu entre ses mains, elle s'en recouvrit sans grand enthousiasme, l'enroulant autour de sa tête tout en essayant de souvenir de la dernière fois qu'elle avait porté le foulard par effet de mode. Elle finit par le nouer de sorte à former un capuchon profond, masquant la partie inférieure de son visage ainsi que son front. Ainsi dissimulée, elle se demanda si elle finirait par se sentir plus sereine dans ce nouveau monde qui la tolérait à peine. La position sociale du sexe féminin dans cette affreuse civilisation la mettait mal à l'aise ; d'autant plus qu'elle avait vu avec quelle facilité Haïdès pouvait maltraiter les femelles.
Un être incapable de respect envers ses semblables n'en montrerait guère plus pour l'alien qu'elle était et cette certitude lancinante la déprimait d'avance.
Une masse sombre obstruait désormais tout le hublot central et elle se força à détourner les yeux. Ce qu'elle saisit de l'Ereshkigal était trop imprécis et gigantesque pour lui en donner une image d'ensemble cohérente – n'en subsista qu'une confuse impression d'une proue immense aux arrêtes lisses, une falaise dépourvue de formes, sans ouverture visible. Un trait lumineux stagna une fraction de seconde dans la cabine, avant que la verrière ne soit complètement obstruée par un auvent.
Les Thanyxtes et leurs secrets, pensa-t-elle, lasse. Haïdès quitta aussitôt sa position décontractée. Aélig se retint de soupirer alors qu'il déployait son umbrarmure après s'être redressé. Pour une raison trouble, elle détestait l'idée qu'ils puissent monter à bord ainsi déguisés ; probablement parce que cela lui paraissait tout à coup beaucoup trop sérieux, officiel, et qu'elle n'avait jamais réellement apprécié le cérémoniel. Contrairement à lui, elle resta assise, tétanisée par une angoisse qui allait en s'amplifiant, montant de concert avec le grondement étouffé parcourant la coque. Peut-être qu'en fin de compte, Haïdès avait raison : elle aurait dû rester sur Thelxinoe ; sur l'instant, elle ne se sentait pas prête à affronter ce qui l'attendait.
La navette avançait désormais par petites saccades. Une secousse plus forte faillit la jeter à terre et elle se décida enfin à se mettre debout, s'accrochant aux barres sécurisées quand les soubresauts insistaient à lui faire perdre son équilibre. La gueule d'Haïdès avait disparu sous le couvert sombre de l'umbrarmure, lui conférant cet air de statue séculaire qui la dérangeait par son altérité aveugle ; la traîne synthétique déroulée dans son dos lui rappelait à la fois le scalpel et le scorpion. Il se tenait bien droit, les muscles crispés par une tension nerveuse sous-jacente – tout comme elle, il n'avait jamais brillé par la maîtrise de soi, se reposant habituellement sur son assurance naturelle afin de maintenir une illusion de contrôle. L'aéronef étroit continua de tanguer, et pendant un court moment, Aélig eut l'étrange impression de se retrouver dans un banal métro en heure creuse. Elle éclata d'un rire trop aigu.
— Quoi ? s'enquit laconiquement Haïdès.
— Rien d'important, mentit-elle.
Puis, par pure malice, elle s'empressa d'ajouter :
— C'est vraiment dommage qu'on ait pas eu le temps de décompresser avant de partir. Je déteste arriver tendue à un rendez-vous d'importance.
Elle avait lâché la sentence sur le ton de la conversation. Haïdès secoua la tête avec paresse, laissant échapper un jappement d'hilarité.
— Tu m'épuises, expira-t-il avant de se plier en deux dans un sifflement et elle comprit qu'il continuait de rire.
Leur transport s'immobilisa enfin dans un grincement ténu et il se reprit avec difficulté. Un des stygiens pivota dans leur direction sans pour autant se lever. Malgré son casque, Aélig devina qu'il ou elle les observait avec attention. À ses côtes, Haïdès manqua de s'étouffer avec sa propre salive.
— Vous voulez un pourboire ? demanda Aélig au pilote muet.
— Sortez, se contenta-t-il de lui répondre en énochien.
L'instant d'après, son compatriote écrasa sa main gantée sur un levier invisible et l'arrière de la navette coulissa dans un mouvement élégant. Appuyant furtivement sur son épaule, Haïdès la poussa vers la sortie. Sans attendre le déploiement complet de la passerelle, il sauta un mètre cinquante plus bas. Sceptique, Aélig descendit d'une manière plus conventionnelle.
Le vantail du transport se referma dans son dos en émettant un chuintement et elle se dépêcha de s'éloigner, baissant la tête pour se protéger de l'appel d'air créé par le propulseur. Sans se soucier d'un quelconque périmètre de sécurité, l'engin quitta le sol et elle se mit à courir, rejoignant Haïdès un peu plus loin.
Debout en plein milieu de l'espace vide, celui-ci fixait son environnement, se tournant sur lui-même afin de mieux l'appréhender. N'ayant jamais rien rencontré de tel, Aélig ne trouva guère mieux que le terme de « quai » pour qualifier l'endroit où ils avaient été largués. L'appontage se faisait par un long tunnel dans lequel avait disparu la navette noire. Une série de bras métalliques et robotisés se tenait repliée sur la paroi arrondie en face d'eux, servant de tuteurs lorsqu'un aéronef se glissait à l'intérieur. Un halo teinté de phosphore en provenance de la partie inférieure du support autonome lui apprit qu'il était magnétisé, assurant un guidage par rail invisible. Les murs restants étaient découpés en une multitude d'arches décoratives aux fausses ouvertures, emprisonnées par de lourdes teintures, parfois crochetées au plafond par de larges renforts suspendus.
À moitié recouvert par une tapisserie monochrome à la discrète surpiqure, un panneau de contrôle étendait sa mosaïque tactile non loin. Posées à même la surface laquée, d'étranges lumières rectangulaires d'un jaune vénéneux lui évoquèrent irrésistiblement des lampes de sel ; les reflets troubles qu'elles peignaient sur le sol donnaient à la cavité des airs d'une piste d'atterrissage tracée en plein milieu d'un narthex d'église. S'attendant à rencontrer une profusion technologique à l'instar de celle qu'on pouvait trouver sur les gros-porteurs humains, elle se sentit déboussolée par ce vestibule à la splendeur médiévale.
— C'est un vaisseau de guerre, ça ? interrogea-t-elle.
— Apparemment, dit Haïdès avec un mépris étouffé par l'épaisseur de son casque. Cette caste est l'une des plus traditionnelles du Styx, alors ça ne m'étonne qu'à moitié.
Il fit quelques pas vers le panneau de commandes, l'examinant sans le toucher.
— Jamais pu les blairer, commenta-t-il en tirant le lourd rideau pour masquer le tableau tactile.
— J'oublie toujours votre système de castes génétiques, constata Aélig en se frottant nerveusement un bras. Combien il y en a, déjà ?
Elle ne parlait que pour essayer de dissiper son angoisse.
— Beaucoup. Quatre principales, si on ne compte pas les dérivés. Enfin, cinq, maintenant qu'on sait que les avortons de Thelxinoe sont réels, lâcha Haïdès en se détournant de la fausse arche. Viens.
Elle obéit. Ils ne pouvaient emprunter qu'une seule direction, et Aélig le suivit avec prudence. Son pas résonnait étrangement bien plus que le sien, et les échos naissant sous ses semelles lui déplaisaient ; d'autant plus qu'elle devait régulièrement enjamber les lampions beiges répandus au sol sans aucun sens apparent.
— J'en connais que quatre, poursuivit-elle, parlant pour s'occuper l'esprit. Les machins trapus qui aiment la scarification, les trucs sans pattes arrière, les petits aux yeux bleus et les gros comme toi. C'est quoi les derniers ?
— Ceux qui commandent, répondit Haïdès d'un ton sombre. J'en ai pas rencontré souvent, cela dit. Ils ont tendance à laisser les Sobekiens tranquilles, à cause des umbrarmures. Je ne sais pas si ça a changé.
— Un jour, faudra vraiment que tu me fasses un résumé, soupira Aélig.
— Pas sûr d'être le mieux placé pour. Mes infos datent un peu, dit-il.
Elle ne poursuivit pas. Le calme feutré régnant entre les murs lui rappela le Temple de Swarth – lorsque son pied bouscula un lourd luminaire, elle étouffa un cri de terreur, croyant y voir une grenade. Sûrement trop pris par sa propre nervosité, Haïdès ne prit pas la peine de se moquer d'elle et Aélig en fut soulagée. Sa panique reflua bien vite, remplacée par un sentiment de malaise plus diffus car ils venaient de déboucher sur une pièce circulaire moins imposante que l'antéglise qu'ils venaient de traverser.
— Putain, prononça Aélig à mi-voix. C'est quoi ça encore ?
Planté sur une base circulaire, un obélisque courtaud se dressait là tel un avertissement. Elle reconnut immédiatement la matière opaque qui le constituait : cette même froideur minérale avait remplacé sa colonne vertébrale depuis peu. Maintenu en place par d'épais cerceaux, le monolithe était sur le point de se désagréger : d'épaisses fêlures parcouraient l'intégralité du tronc, effaçant les symboles qui y étaient gravés.
Plus loin, encastré au-dessus d'un large piédestal, un portail triangulaire les fixait de son œilleton clos. Aélig en nota la troublante similitude avec l'architecture de la mégastructure. Par instinct, elle se rapprocha d'Haïdès, se collant presque à lui dans un réflexe qui ne manqua pas de la révulser. Elle avait eu le même à l'intérieur du Caveau, et savait très bien où cela l'avait menée.
— Encore un truc de secte apocalyptique, susurra-t-elle en une brave tentative de surmonter sa peur tenace. J'espère juste qu'ils n'organisent pas d'orgies. Les délires inter-espèces c'est pas vraiment ma tasse de thé.
— C'est vrai que c'est dégueulasse, ironisa Haïdès, et elle réajusta son étole d'un geste machinal, enfonçant son visage dans les pénombre.
Elle se pressa contre lui pour seule réponse. Le contact de l'umbrarmure sur sa peau, sensation douce et sèche malgré son aspect visqueux, n'était pas aussi répugnant que dans ses souvenirs du Temple de Swarth. Peut-être était-elle en train de s'habituer au pire. Même ses éclats de colère se faisaient plus sporadiques, s'éteignant comme une petite flamme balayée par une rafale de vent. Entretenir cette férocité lui demandait beaucoup d'efforts et de plus en plus souvent, elle se surprenait à juste vouloir se laisser aller. Bientôt, son âme prendrait la noirceur lisse et vide du monolithe en face d'elle, elle en était persuadée. Se gardant bien de l'avouer à Haïdès, elle s'éloigna de lui dans un sursaut quand le portail coulissa en un roulis silencieux.
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