CHAPITRE 19 : Peuple du Styx

Le dock d'amarrage était isolé du reste de la soute par un carcan d'entreponts pressurisés, capables de résister à une détonation de plusieurs kilotonnes. 

Il s'agissait d'une cale de quatre ares dans laquelle étaient parquées les deux navettes de transport atmosphérique appartenant au vaisseau.

 Aélig n'y avait été qu'à deux reprises, lors de son transfert involontaire de la surface de Varesj et lorsqu'elle était descendue sur Alliance en compagnie de son père. 

Située à tribord de la nef, la baie pouvait contenir deux ou trois engins. Un immense portail communiquant directement avec le vide extérieur scellait un des murs du dock.

Quand celui-ci s'ouvrait, une mince partie de la barrière König faiblissait, laissant passer la masse de la ou des navettes, à condition que celles-ci ne manœuvrent sous un seuil de vitesse bien précis. Une accélération trop brusque, et le champ cinétique broyait la coquerie aussi facilement que si elle eut été en papier.

Escortés par des miliciens en exo complète, Lindstradt, Karavindra, l'alien et elle prirent place dans le box hermétique accolé à une des passerelles de la baie. 

Auster et ses collègues de la sécurité, disposant d'une réserve d'oxygène et de semelles magnétiques qui allaient leur permettre d'évoluer dans un environnement sans atmosphère, restèrent à l'extérieur. Une fois la cabine isolée, Karvindra s'attela au panel de commandes et lança le processus d'ouverture de la baie. 

À la pression qui bourdonna dans ses oreilles, Aélig comprit que l'air disparaissait peu à peu en dehors de leur abri, avalé par le néant qui naissait à l'autre bout du hangar. 

Solidement ancrés au sol grâce à leurs bottes, les gardes ne serraient leurs armes que pour se donner l'air plus impressionnant. En gravité zéro, les fusils étaient inutilisables.

La baie s'ouvrit lentement, faisant trembler les environs tandis que l'acier alvéolé coulissait, ses nombreuses couches ignifugées se rétractant en un ballet fractal hypnotisant. 

Une déchirure rectangulaire aux bords arrondis naquit, exposant tout le hangar à l'hostilité extérieure. Une des caisses contenant des outils de maintenance électronique de la navette de transport, mal attachée au sol, s'était mise à flotter à quelques coudées du groupe d'Auster, qui recula prudemment, les mouvements rendus moins aisés par l'absence de pesanteur.

Aélig recula jusqu'au fond du cabanon, impressionnée par ce qui se déroulait devant elle. 

Surgissant à travers la grille cinétique dans une déformation d'énergie lâche, un pan détaché des ténèbres d'au-dehors se glissa dans le hangar.

Le module de voyage stellaire à courte distance de l'Ereshkigal ne ressemblait à rien de ce que la jeune femme connaissait. 

Fin, aux lignes aérodynamiques épurées, l'engin était taillé dans un bloc de basalte complètement aveugle, dépourvu d'une quelconque verrière. 

Un amas pointu, torsadé, entouré d'un halo terne et mourant, faisait office de propulseur arrière.

Au fur et à mesure que la navette alien se glissait à l'intérieur du Lance, sa texture changea, passa d'un jais profond à un anthracite granuleux, se striant de lignes lumineuses plus claires.

— Fermeture de la baie, annonça Karavindra d'un ton sinistre tandis que le transport étranger s'immobilisait à dix mètres des miliciens.

Fixant le petit vaisseau figé dans le hangar, Lindstradt garda le silence. 

Au fond de la baie, les panneaux amovibles avaient repris leur danse muette, clôturant la paroi mètre par mètre.

— Ils n'ont pas l'air de vouloir sortir, leur signala Auster, dont la voix résonna de l'intérieur de la radio que serrait nerveusement le directeur.

— Compris, répondit laconiquement ce dernier. Restez loin. Nous allons pressuriser.

— Copié, monsieur.

Coupant la communication, Lindstradt adressa un bref signe à son second, qui revint à la console. Debout tout près de lui, le Thanyxte observait l'intérieur du dock avec son air inexpressif habituel. 

Aélig se demandait ce qu'il pouvait bien ressentir à cet instant précis. Elle ne savait pas si, en cinquante ans d'exil, il avait eu l'occasion de recroiser ceux de son espèce. 

C'était peu probable : les siens ne sortaient que très rarement du Styx.

— Vous connaissez l'Ereshkigal ? l'apostropha Lindstradt.

Vol'Zan ne prit pas la peine de se tourner vers lui.

— Non. Ça fait un demi-siècle que je n'ai plus aucun contact avec le Styx, vous vous souvenez ? répondit-il calmement. Mais à en juger par la taille de leur navette, je dirais que c'est un gros porteur. Capable de passer des années dans le vide sans se ravitailler.

— Nous n'avons rien sur le ladar, soupira l'humain, essayant sans succès de masquer la tension qui déformait ses mots.

— C'est normal.

— Il n'y a que moi que ça dérange ? intervint Karavindra, se détournant de son panel de commandes, tandis que la baie achevait de se remettre en place avec une lenteur fastidieuse, et que le système atmosphérique entamait son travail en le signalant par une multitude de diagrammes. Nous naviguons dans un des croiseurs privés les plus avancés du Système Circulaire, et nous sommes quand même incapables de détecter un vaisseau de plusieurs milliards de tonnes avant qu'il ne nous passe un coup de fil. Non, franchement, il n'y a que moi que ça dérange ?

C'était la première fois qu'Aélig le voyait aussi anxieux depuis qu'elle le connaissait. Contrairement à son père, Karavindra avait toujours été d'un tempérament placide, difficilement perturbable. 

Mais l'arrivée imminente d'une délégation stygienne aux motivations inconnues aurait fait perdre le calme à n'importe qui. 

L'ingénieur s'essuya le front tout en surveillant attentivement les constantes du générateur atmosphérique chargé de rendre le hangar à nouveau praticable sans tenue spécifique. 

L'oxygène se répandait peu à peu, faisant remonter la pression extérieure.

— On ne devrait vraiment pas les laisser entrer, poursuivit Karavindra, meublant ainsi l'attente insupportable de son intonation plus aigüe que de coutume. On ne sait même ce qu'ils nous veulent, tout en mettant l'intégralité de l'équipage en danger...

— C'est leur armement qui met l'équipage en danger, trancha froidement Lindstradt. Il y a cent ans, ils étaient déjà capables de vaporiser des navires de guerre bien mieux protégés que le nôtre. Nous avons un Askold désarmé et cinq cent cinquante personnes à bord. Alors quand un gros porteur Thanyxte nous demande d'ouvrir les portes, je pense qu'il n'y a pas douze solutions.

— Je suis totalement d'accord avec ce raisonnement, appuya Aélig, sortant enfin de son mutisme angoissé. Sachant qu'ils n'ont pas de raisons valables de nous agresser, je suppose qu'on peut espérer une issue diplomatique.

Vol'Zan salua son intervention de son rire qui n'en était pas un.

— Les miens ne sont guère férus de diplomatie, je croyais que vous le saviez à force de me côtoyer, prononça-t-il avec un soupçon d'agacement.

— Je m'efforçais juste d'être optimiste, rétorqua la jeune femme en se contrôlant difficilement.

— Savent-ils que vous êtes à bord ? s'intéressa son père à l'adresse de l'alien.

— Ça m'étonnerait. Pour eux, je n'existe plus vraiment, répondit celui-ci.

Un silence pesant tomba à nouveau entre eux tandis que les générateurs atmosphériques remplissaient leur office au bout d'une longue et pénible attente.

— Monsieur, dit Auster dans la radio de Lindstradt. L'air est ok. Vous pouvez sortir.

Aélig échangea un regard inquiet avec son père, qui tardait à réagir.

— Allons-y, finit-il par soupirer.

— Je vous rejoins, leur annonça le Thanyxte sans esquisser un seul geste en ce sens.

Lindstradt le remarqua à peine.

L'oxygène rarifié qu'Aélig inspira à l'extérieur du poste de contrôle avait une saveur plastifiée parfaitement désagréable, ce qui lui donna le tournis pendant quelques secondes, son corps s'adaptant tant bien que mal au manque d'air. 

Un bourdonnement de rotor surchauffé lui indiqua que le système d'aération se démenait encore à restituer une atmosphère convenable, et elle se contraignit à respirer plus lentement.

La navette alien arrêtée à même le sol droit devant eux ne donnait absolument aucun signe de vie, propulseur en berne et recouverte d'un fin voile au dessin bien plus complexe d'une barrière König classique.

Les miliciens en exo de parade, symbole solaire doré bien en évidence sur les plastrons, tenaient leurs fusils d'assaut en position de sécurité, le canon incliné sur le flanc et appuyé sur le bras, trépignant si nerveusement que cela se remarquait malgré les armures lourdes. 

Aélig ignorait si Cooper faisait partie de l'escorte. Si c'était le cas, il ne lui adressa absolument aucun signe qui aurait permis de l'identifier avec certitude derrière une des visières polarisées qui l'entouraient. 

Lindstradt en tête, ils se figèrent à une distance respectable de l'engin aussi figé qu'un bloc de marbre sombre.

— Qu'est-ce qu'ils attendent ? s'enquit Karavindra à voix haute, bien qu'il se doutât que personne n'avait de réponse précise à lui apporter.

Au bout de quelques minutes qui parurent durer une éternité entière, la navette Thanyxte finit néanmoins par s'ouvrir, une de ses parois se rétractant dans la coquerie épaisse sans aucun bruit audible et ils sortirent.

Ils étaient six.

Vêtus de combinaisons intégrales souples, d'un ébène profond, les Stygiens étaient menés par une créature qu'Aélig n'avait imaginé que dans ses pires cauchemars. 

Elle s'était persuadée que rien n'aurait pu être plus dérangeant que l'apparence de Vol'Zan.

Elle s'était trompée.

Ce qui avançait désormais vers eux n'avait pas de jambes, se déplaçant par reptation à l'aide d'un corps épais et cylindrique, le torse dressé jusqu'à atteindre une taille humaine, tel un cobra prêt à mordre, rampant et sifflant.

Son appendice caudal atteignait facilement les deux mètres de long, recouvert d'une matière synthétique lisse qui faisait disgracieusement couiner le sol en s'y frottant. 

L'être reptilien était bien plus fin que ses compagnons de voyage, la poitrine maigre et recouverte d'un tissu fluide, presque liquide, qui lui remontait jusqu'au crâne, masquant sa gueule mais qu'Aélig imaginait aplatie et pourvue d'une langue fourchue.

Elle ne voyait pourtant que ses yeux, écartés et d'un vert toxique, plantés au milieu de ce voile oriental sophistiqué. 

Ses bras très fins, presque filandreux, étaient croisés dans ses manches larges, faisant onduler toute la matière tandis que la créature se déplaçait.

Ceux qui l'entouraient marchaient sur deux jambes, mais n'en étaient pas moins effrayants.

Ils n'étaient pas aussi grands ni aussi imposants que Vol'Zan et leur physionomie était différente, même si plusieurs traits communs les rattachaient indéniablement à la même espèce.

Ces Thanyxtes-là étaient plus trapus, à la démarche arquée et au museau buté. 

Leur carnation n'était pas de ce marine aux nuances plus claires, mais d'un brun terreux, presque rougeâtre, une couleur de glaise ferreuse brûlée au soleil, voyante et agressive, à l'instar de leurs protubérances crâniennes, qui formaient des couronnes alambiquées, soigneusement limées pour faire paraître leurs propriétaires plus hauts et plus dangereux encore ; au cas où les dents et les griffes n'auraient pas suffi. 

Tous avaient des maxillaires épaisses, juchées sur des cous musculeux et des épaules tombantes quoique généralement carrées.

Aélig se rappelait vaguement que l'alien avait évoqué les différentes races de son espèce à mots couverts, et elle en avait conclu qu'ils fonctionnaient selon un système de castes génétiques.

Les occupants de l'Ereshkigal qui leur faisaient désormais face, menés par cette créature masquée dépourvue de membres antérieurs, n'étaient pas de la même classe que l'alien qui vivait à bord du vaisseau de l'entreprise.

Cela ne faisait absolument aucune différence dans son esprit. 

Pour elle, l'Enfer venait de déborder, envoyant ses pires ressortissants droit sur elle.

Alors qu'ils s'arrêtaient à quatre ou cinq pas de leur comité d'accueil disparate, la jeune femme remarqua que mis à part l'être voilé, ils étaient tous armés et que leurs fusils étaient presque aussi terrifiants qu'eux.

— Je suis Atrahasis Keret, dit la même voix que celle qui avait résonné dans le poste de pilotage une demi-heure auparavant.

Comme aucun des aliens présents n'avait ouvert ce qui leur servait de bouche, l'attention générale se tourna vers la chose au corps de serpent. 

L'espèce de tissu qui masquait la quasi-intégralité de sa face inhumaine frémissait à peine lorsqu'elle bougeait les mâchoires.

— Je suis la porte-parole officielle du commandant Dagan Ninhursag, poursuivit la face invisible et Aélig réalisa soudain qu'il s'agissait d'une femelle.

Cette dernière indiqua le Stygien debout à sa droite, un spécimen à l'air particulièrement peu avenant. L'intégralité de son museau était recouverte d'un tissu cicatriciel clair, formant un motif qui ne devait rien au hasard.

Aélig se mordit l'intérieur de la joue pour s'empêcher de grimacer de dégoût. 

On avait volontairement gravé ces entrelacs sur la gueule de Ninhursag, et à coups de griffes, au vu de la largeur irrégulière de certains traits.

Lindstradt limita son salut à un court signe de tête. 

Un peu en retrait, son second, quant à lui, évitait soigneusement de regarder la délégation Thanyxte avec trop d'insistance. 

Formant un rempart protecteur autour d'eux, Auster et ses miliciens se tenaient désormais parfaitement immobiles, ce qui rassura quelque peu Aélig.

Avec un certain retard, elle s'aperçut qu'elle ne voyait Vol'Zan nulle part.

— Si vous êtes la porte-parole, j'en conclus que votre capitaine ne parle pas anglais, constata le directeur sans faire un seul pas en avant.

— Non, répondit la dénommée Atrahasis. Il ne s'exprime qu'en langue du silence.

Dépliant enfin ses bras fins, elle mima une série de geste délicats à l'intention du mâle à la peau ocre. Celui-ci releva alors le menton, révélant une jugulaire traversée par une affreuse balafre d'apparence ancienne.

Il ouvrit la bouche, comme s'il baillait, et chacun put distinctement voir qu'il lui manquait une bonne partie de la langue, réduite à un moignon mutilé.

— Comme le veut notre tradition, tout notre équipage a été rendu muet afin de ne pas employer les mots du Styx à l'extérieur de celui-ci, poursuivit-elle.

— C'est radical, admit Lindstradt, parvenant à masquer habilement sa répulsion.

— Nécessaire, corrigea froidement la femelle. Nous savons que vous avez collaboré avec une faction moins conservatrice que la nôtre par le passé. Sachez que notre peuple n'est pas aussi uni que vous pouvez le croire et que nous désapprouvons tout échange avec votre espèce.

— De toute évidence, répondit-t-il, parfaitement calme. Dans ce cas, qu'est-ce que vous faites sur mon vaisseau ?

Se tournant vers son supérieur, Atrahasis l'interrogea silencieusement des mains. 

Ce dernier lui répondit d'une courte et sèche mimique.

— Nous avons reçu un signal, dit finalement l'interprète dans son anglais parfait.

— Comment ça, un signal ? s'étonna Lindstradt, désarçonné.

La Thanyxte allait poursuivre quand un pas lourd se fit entendre au fond du dock. 

Se retournant légèrement, Aélig vit Vol'Zan sortir du poste de contrôle dans lequel il était resté, descendant les escaliers de service en faisant gémir le métal.

Reportant son attention sur la délégation stygienne, elle remarqua un radical changement d'attitude de leur part. 

Atrahasis éructa, sifflant et crachant tel un chat à qui on aurait coincé la patte. Son commandant, Ninhursag, fut moins démonstratif, ne découvrant qu'une partie de ses dents pointues dans une horrible grimace.

Vol'Zan traversa le groupe humain sans regarder aucun d'entre eux. 

Bien droit, les bras relâchés le long du corps, il se planta devant ses compatriotes, les fixant longuement à tour de rôle comme s'il cherchait à déterminer qui était en charge.

Côte à côte, leur différence physique était flagrante.

Le commandant de l'Ereshkigal dévisagea l'intrus de ses yeux mouchetés, les dents toujours découvertes. Vol'Zan finit par desceller les mâchoires, enchaînant une série d'harmoniques précises, difficiles à démêler les unes des autres et que seuls les siens saisirent.

Atrahasis se mit à hurler, se dressant sur sa queue musculeuse comme si elle cherchait à se rendre plus impressionnante.

— Comment oses-tu ? cracha-t-elle en anglais. Comment oses-tu parler la langue ici ?

Levant une de ses serres acérées, elle le frappa dans les babines.

— Sobekien de merde, ajouta l'interprète, brandissant une griffe menaçante. Vous n'avez le respect de rien.

Derrière elle, aucun des Stygiens n'avait esquissé le moindre mouvement.

Ils ne bougèrent pas plus quand Vol'Zan décocha un violent coup de tête à leur porte-parole avant de lui envoyer un pied dans ce qui lui servait d'estomac.

Aélig vit son père fermer les yeux, se préparant à l'inévitable.

Elle se plaqua une main sur la bouche tandis que l'alien traînait Atrahasis au sol en l'empoignant par son vêtement sophistiqué.

La femelle continuait à se tortiller à l'instar d'une chenille gigantesque, frappant le sol de son appendice caudal tandis qu'elle essayait de se dégager, mais il l'entraîna dans son sillage jusqu'à la jeter aux pieds des cinq autres Thanyxtes.

Ceux-ci reculèrent pour éviter qu'elle ne glisse sur leurs bottes. 

L'interprète se recroquevilla par terre, s'appuyant sur ses coudes pointus pour reprendre son souffle dans un son rauque.

— Reste à ta place, la sœur apophide, lui dit calmement Vol'Zan, marchant sur un pan fluide de son voile comme s'il voulait essuyer sa semelle dessus.

Elle siffla à nouveau, mais ne dit rien. Il recula enfin. 

Ni le commandant Ninhursag, ni aucun de ses compagnons n'aida leur traductrice à se redresser.

— Elle ment, lança l'alien à l'adresse de Lindstradt, qui avait croisé ses mains dans le dos pour que personne ne les voie trembler. Leur capitaine comprend et parle parfaitement l'anglais conventionnel. Arh du ? dit-il en direction de ce dernier.

Tandis que la femelle apophide reprenait appui sur son tronc allongé, Ninhursag s'avança, sortant de son immobilité marmoréenne.

— Oui, répondit-il dans un grondement.

Comme il lui manquait une majeure partie de la langue, et qu'il avait de toute évidence les cordes vocales pratiquement sectionnées, son articulation était extrêmement mauvaise, enraillée par sa glotte abîmée, mais néanmoins compréhensible s'il parlait lentement.

— Nous pensions que vous étiez mort, poursuivit-il, tentant de détacher soigneusement la moindre de ses syllabes. Vous êtes la honte de votre race. Le suicide aurait été préférable à l'existence que vous menez parmi les mammifères.

— Commandant d'un gros-porteur de guerre ou pas, vous ne m'arrivez pas à la cheville, rétorqua Vol'Zan avec une rage glaciale. Si vous le souhaitez, je peux vous faire de vraies cicatrices, histoire de recouvrir ces scarifications ridicules que vous infligez pour faire croire que vous êtes un sacré guerrier. Ça n'a jamais trompé qui que ce soit, vous le savez ?

— Je ne suis pas ici pour régler des conflits raciaux, dit le commandant Thanyxte sans céder à la provocation manifeste.

Aélig se rendit compte qu'elle avait inconsciemment reculé pour se mettre près de son père. 

Les miliciens n'osaient pas lever leurs armes vers la délégation de l'Ereshkigal, car Auster se doutait qu'ils n'avaient absolument aucune chance de s'en sortir vivants en cas de confrontation directe.

— Reculez, dit Lindstradt à l'alien. Vous vous parlerez plus tard.

— Cela m'étonnerait, dit Vol'Zan avant de céder le passage. Je n'ai jamais été ami avec les zméides.

Suivant de peu son supérieur, Atrahasis contourna soigneusement le grand Thanyxte.

Le directeur ne put dissimuler son soulagement en constatant que les Stygiens ne se formalisaient aucunement de l'incident. 

Il n'avait jamais compris leurs codes sociaux, si seulement une telle chose existait chez eux.

— Nous avons reçu un signal, répéta Ninhursag de sa voix mutilée.

Sur son signe, l'interprète fouilla les innombrables replis de son ample tunique et en sortit un minuscule boîtier qui semblait être composé de mercure solidifié.

Le manipulant avec des doigts habiles, Atrahasis y fit apparaître une mince ligne brillante et, projeté par un rayon lumineux quasi-invisible, une représentation visuelle d'un enregistrement audio se mit à flotter au-dessus de sa longue paume entrouverte.

Stupéfait, Lindstardt regarda les lignes mouvantes sans rien y comprendre.

— Cela provenait de votre vaisseau, dit la femelle.

— Mais c'est quoi, à la fin ? s'excéda-t-il.

— Écoutez, reprit-t-elle en levant une main impérieuse dans leur direction, pressant le mince cube entre ses phalanges.

Un bruit crépitant, nébuleux, presque sous-marin, se mit à pulser, artificiellement amplifié par le dispositif qu'elle tenait entre les doigts. 

Fronçant des sourcils, Lindstradt écouta en silence.

À ses côtés, Aélig se plaqua une main sur la bouche pour étouffer un cri de surprise. 

Elle avait déjà entendu ce son, lors de sa première nuit sur le Lance.

C'était Aresh qui l'avait trouvé. Il avait alors dit que le vaisseau parlait.

Elle voulut dire quelque chose, mais n'y parvint pas.

À sa plus grande surprise, et à celle de son père, ce fut Karavindra qui brisa le silence.

— Je connais ça, prononça-t-il, la voix chevrotante. Je l'ai déjà entendu, et ce n'était pas il y a si longtemps. Je pensais que ce n'était qu'une défaillance...

Sa phrase s'éteignit avant la fin. 

Très impressionné par la présence des Stygiens, l'ingénieur système se lissa la barbe avant de réajuster inutilement ses lunettes.

— Explique-toi, lui ordonna Lindstardt, aussi tendu que son second.

— La panne du Nexus, lors de notre départ de Carrière, répondit précipitamment celui-ci. Je suis allé vérifier le noyau kernel, et...

— Le ? l'interrompit le directeur, toujours aussi irrité par les termes techniques.

— La chambre froide. Le système sonore passait de la musique. Et cette... interférence, bafouilla Karavindra.

Il se reprit au prix d'un grand effort.

— Ce ne sont pas des parasites, n'est-ce pas ? dit-il en regardant Atrahasis dans les yeux pour la première fois depuis le début.

— Non, trancha celle-ci en rangeant le petit boîtier à l'intérieur du tissu qui gainait son corps étrange. C'est autre chose. Et nous sommes venus le récupérer.  

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