CHAPITRE 19 : L'insupportable échec


Debout près du fauteuil occupé par un Akoulov arborant la pâleur d'un cachet d'aspirine, Karavindra se demandait si les données affichées par les relevés satellites du Lance avaient un sens. À ses côtés, la mécanicienne en chef Shawn et la médecin de bord Azaan, les seules admises dans son périmètre personnel, conservaient un silence mortifié.

Le pilote lui-même, pourtant célèbre pour son cynisme aussi solide que le blindage cinétique de l'engin qu'il commandait, n'avait réussi qu'à balbutier une série de « putain » consternés, usant de sa langue natale, comme pour se réfugier dans un environnement sécurisé en cas de catastrophe majeure.

Karavindra ne voulait pas repenser aux quinze dernières minutes.

Indifférent à sa sensibilité, le fichier vidéo, compilé d'après les diapositives numériques fournies par les capteurs, continuait à jouer sur la console du poste de commandes, livrant son film catastrophique image par image. 

Ce défilé tremblant, teinté par les nuances criardes du traitement en fausses couleurs, rendait les choses pires encore, si toutefois cela était possible.

Il s'était persuadé qu'au bout du quatrième ou du cinquième visionnage, il ne savait plus, car il avait perdu le compte, il s'habituerait à cette réalité inacceptable ; que la répétition du drame le rendrait plus tangible, plus palpable ; mais son cerveau semblait prisonnier de la même boucle inextricable que celle affichée par le tableau en verre intelligent.

Karavindra se maudit de l'avoir vu venir. 

Depuis le début, une petite voix intérieure lui soufflait la sentence suivante : Lindstradt avait perdu la tête. Mais, trop préoccupé par sa propre personne et son poste, il n'avait rien fait pour empêcher le directeur et les autres de descendre vers leur perte. 

Les œillères dont l'avait doté Hélion avaient été trop dures à retirer.

Tout avait commencé avec la perte des communications avec la surface de K-Centauri, brusquement coupées et cédant leur place à des ondes noyées par un signal parasite. 

Aucun technicien n'avait su les nettoyer. 

Les deux navettes SuMiG dont disposait le Lance étant posées sur la tellurique à plusieurs millions de kilomètres de là, Karavindra et les siens avaient dû se résoudre à l'impuissance.

Et puis les données télémétriques étaient tombées, révélant le secteur du Caveau.

Il en était malade.

Surgies de l'antre souterrain comme des chiens éructés par le Tartare, des choses à peine reconnaissables s'étaient répandues sur les miliciens encore à l'extérieur. 

Les agrandissements artificiels montraient leur indéniable origine Prométhéenne. 

Elles étaient cependant si étirées, si dépouillées qu'elles en devenaient grotesques, caricaturant affreusement les titans dont elles étaient issues. 

Elles avaient fondu sur les hommes d'Hélion avec une rapidité fulgurante, progressant en bonds impossibles avant de les atteindre.

L'ingénieur du Nexus avait remercié Dieu d'avoir dépourvu ces images de son, car il savait que dans le cas contraire, il aurait fondu en larmes. 

Ils étaient parvenus à neutraliser le SUV, pourtant armé d'un canon Tesla, en s'attaquant à des points faibles connus de la compagnie seule, et ce fait-là, quoique anodin, lui avait paru paradoxalement plus horrible que le reste. 

L'indice temps sur les clichés des télescopes signalait une autre horreur impossible : l'action des pseudo-Prométhéens avait duré un peu plus de deux cent quarante secondes.

Animés par une volonté de destruction méthodique, les êtres cybernétiques avaient signé la fin de l'incursion stupide de Lindstradt sur cette terre craquelée en moins de cinq minutes.

— Ils ne reviendront pas, annonça Azaan d'une voix égale, et Karavindra sut qu'il lui avait fallu un très long moment avant de parvenir à se maîtriser pour prendre la parole.

L'entendre formuler ce constat à haute voix le sortit de l'apathie.

— Ne pourrions-nous pas... fit mine de commencer Akoulov.

— Non, trancha Karavindra avec sècheresse. Non, nous ne pouvons pas.

— Alors, quoi ? ricana Shawn dans un gloussement dégoûté. On les abandonne là-bas, et c'est tout ? Il s'agit quand même de...

— Ils sont morts, asséna le pilote d'une voix éteinte. Vous avez vu ces trucs... Personne... Personne ne peut survivre à ça. Ils les ont... on dirait qu'ils les ont...

— Nous devons nous en assurer, insista la mécanicienne. Sa fille...

— Je ne comprends pas, Ahmal, plaça Azaan avec plus de douceur que de coutume. Il nous reste encore des véhicules.

— Si nous posons le Lance à cent ou deux cents kilomètres de la zone, ça devrait être jouable, renchérit Shawn.

Karavindra ne les écoutait plus.

Un bourdonnement indéfinissable avait envahi ses tympans et il ne voyait plus que l'immensité de l'espace s'étendant derrière la verrière. 

L'obscurité happait désormais toute son attention.

— Ahmal ? s'écria une voix inquiète dans son dos. Est-ce que tout va bien ?

Il cligna des yeux, revenant à la réalité immédiate.

— Qu'est-ce qu'on fait ? s'enquit le Dr Azaan.

— Vraiment, nous devrions...

— La ferme ! hurla-t-il alors, faisant involontairement reculer les deux femmes. Sortez d'ici ! Cassez-vous ! Immédiatement !

Intrigués par ce soudain raffut, plusieurs têtes se levèrent de leurs consoles.

Se rappelant qu'ils n'étaient pas seuls dans le centre de commandes, Karavindra s'obligea à se calmer, même si offenser des cadres supérieurs était la moindre de ses préoccupations à cet instant. Son coup d'éclat porta néanmoins ses fruits. 

Devant son air furieux, Shawn et Azaan tournèrent les talons sans piper mot, le laissant avec Akoulov.

À son plus grand soulagement, celui-ci referma les relevés satellites en les balayant d'un geste rapide. Savourant ce calme temporaire, Karavindra inspira profondément, souhaitant se débarrasser de ce cauchemar insipide au plus vite.

— Vous faites le bon choix, dit le pilote sans le regarder, conservant le même ton monocorde. De ce que j'ai compris, monsieur le directeur assumait la pleine responsabilité de cette opération. Il y a eu assez de morts comme ça.

Trop pris par l'hébétude, Karavindra hocha de la tête sans répondre.

— Je ne peux pas compromettre cinq cents personnes alors que le Nexus est en train de dérailler, que nous n'avons plus de chef de sécurité, ni de président, raisonna-t-il, tâchant de se convaincre lui-même. Nous devons faire demi-tour. Contacter le CSW.

Il se tût. 

Il se sentait légèrement mieux.

— Le CSW ne nous répond pas, fit remarquer Akoulov. J'imagine que depuis Odyssée, on est sur leur liste noire.

— Plus tard, soupira Karavindra. Je verrais ça plus tard. Sortez-nous juste de là.

Sa vue se brouilla. Il s'essuya rapidement les paupières, espérant que le pilote n'avait rien remarqué. Akoulov regardait droit devant lui, mâchoire serrée.

— Tout de même, dit Karavindra avec un peu moins d'émotion. Quel gâchis...

— Je programme le cap sur Carrière, répondit Akoulov sans faire de commentaires.

Les vibrations à peine perceptibles s'insinuant à l'intérieur de la coquerie du Lance suffirent à faire sortir Légion de sa léthargie.

Abruti par les calmants et les analgésiques, délivrés en permanence par son appareillage médical depuis la fin de son opération, il parvint tout juste à ouvrir les yeux. 

Il avait perdu le compte du temps. 

Les derniers jours se résumaient pour lui à un défilé de phases de courte lucidité, entrecoupées ensuite d'un sommeil vide.

Il n'avait toujours aucune sensibilité sur le côté gauche de son corps à partir de la clavicule, et cette moitié inerte lui pesait comme un poids mort. 

Ne pouvant tourner la tête à cause de la minerve rigide, qu'un des aides-soignants avait cru bon de lui passer autour de la nuque, il dut fixer le plafond neutre de l'infirmerie.

Réfléchir lui demandait un effort particulièrement soutenu. 

S'il se fiait à sa mémoire, il n'avait guère besoin de ce cocktail chimique pour survivre.

L'évidence s'imposa d'elle-même.

Hélion l'avait anesthésié comme un animal.

Reconnaître cela lui demanda plusieurs minutes, et il s'échina à rassembler ses pensées décousues. La moindre idée s'évaporait dès qu'il l'examinait avec plus d'attention. 

C'était comme s'il essayait de tirer sur des cordelettes de vapeur. 

Sa conscience lui glissait entre les doigts.

Légion savait une chose : dans certaines exploitations agricoles, on injectait des tranquillisants aux cochons sur le chemin de l'abattoir. 

La procession porcine cheminait alors d'un pas ivre en direction des tapis électriques sans ouvrir la bouche.

Le même genre de silence régnait désormais autour de lui.

La minuscule vague de vibrations avait disparu de son champ de perception, aussitôt remplacée par le frisson de l'électricité statique résiduelle venant picorer sa peau. 

Cette caresse mourante était typique de la mise en route d'un moteur Tesla aussi long que la Tour Eiffel, où ce qu'il restait – il n'avait jamais mis les pieds sur Terre pour vérifier.

L'Hélion Lance était en mouvement.

Il lui fallut un long moment pour assimiler un autre bourdonnement parasite à des voix humaines. Se concentrant sur ce babillage, il parvint à en distinguer certaines bribes intelligibles ; au vu de son état pitoyable, cela relevait du pur exploit psychologique.

— ... bonne décision, commenta le Dr Azaan.

Elle ne parlait pas de lui.

Il y eut une pause.

L'éclairage sur le plafond indiquait une journée artificielle. Il avait toujours trouvé cette tendance assez amusante. 

L'Homme avait besoin d'une lumière rassurante, surtout dans les profondeurs spatiales.

Azaan se mit alors à hurler, sa voix se propageant en une onde violente à la surface endormie de son esprit, y imprimant des mouvements concentriques à chaque mot vociféré.

— VOUS ÊTES LA HONTE DE CETTE ENTREPRISE, AHMAL !

Même au paroxysme de la colère, la médecin de bord s'appliquait à détacher ses syllabes avec une précision redoutable.

— Il nous restait bien assez de miliciens ! Sans parler des volontaires civils, et du char ! Et vous... et vous et ce pilote de malheur, vous avez décidé de les abandonner !

Sentant la perfusion lui délivrer une nouvelle dose d'anti-douleurs, Légion lutta de toutes ses forces pour ne pas sombrer. En vain. 

Les cris d'Azaan se firent distordus et lointains.

Ils ressurgirent pourtant avec une force décuplée quelques secondes plus tard :

— ... même Shawn était favorable pour qu'on intervienne à la surface et Allah seul sait qu'elle ne portait pas Lindstradt dans son cœur ! Et vous ! Vous avez envoyé la milice pour la forcer à mettre en route le moteur !

Les bribes de cet apparent monologue lui firent froid dans le dos.

Trop occupée à déverser sa diatribe haineuse sur quelqu'un d'autre présent dans la pièce, Azaan n'avait sûrement pas remarqué qu'il s'était réveillé.

— C'était votre ami, dit-elle.

— Vous auriez préféré quoi ? répondit Karavindra, se manifestant enfin. Qu'on pose le vaisseau sans la garantie qu'il décolle ensuite ? Le Nexus... ou ce qui a pris sa place... a scellé la porte du bunker... je ne sais même pas comment le système fait pour encore fonctionner correctement... et vous voulez ordonner au Lance d'aller sur cette putain de planète ?

Son ton était las, vidé de toute émotion. Il jouait un enregistrement de répondeur automatique. 

Cela ne sembla pas calmer Azaan.

— On aurait pu essayer, s'exclama-t-elle, les mots désormais tremblants. Mais vous n'êtes qu'un lâche irresponsable.

— Verrouillez le secteur, déclara simplement Karavindra, et cela fit mugir la médecin.

— Vous voulez m'enfermer dans ma propre infirmerie ? Ahmal, regardez-moi quand je vous parle.

Légion entendit le chuintement caractéristique d'un sas qui se rétractait, emprisonnant la médecin. Un pan d'inconscience l'engloutit juste après.

Quand il émergea à nouveau, le jour avait cédé sa place à l'obscurité artificielle. Les alentours étaient silencieux. 

L'embout de la perfusion avait été arraché de son bras, et l'intraveineuse inutile pendait désormais hors de son champ visuel.

L'effet débilitant de l'anesthésie allait donc se dissiper d'ici quelques heures.

C'était une maigre consolation. Même avec l'esprit plus clair, il serait toujours cloué sur cette couche imprégnée d'une tenace odeur de détergent. 

L'oubli médicamenteux aurait peut-être été préférable, car il savait qu'une fois débarrassé de sa catatonie, il réaliserait pleinement la terrifiante vérité. 

Pour l'instant, la connaître provoquait en lui un vague sentiment d'injustice.

Plus tard, peut-être, il hurlerait d'avoir tout sacrifié pour rien. 

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