CHAPITRE 19 : Chambre froide

La clarté qui régnait dans l'infirmerie était si vive qu'Aélig avait dû plisser des yeux quand elle y était entrée. À son plus grand agacement, son père avait tenu – ordonné serait le mot plus juste – à ce qu'elle passe une batterie complète de tests dans la journée. 

Cela lui avait pris plusieurs heures et mis sa patience à rude épreuve.

— Tu as passé six jours dans une complète apathie, lui déclara Azaan en prenant sa tension. Tu n'aurais pas dû venir. Les voyages interstellaires sont une importante source de stress pour l'organisme.

— Hélion est une importante source de stress pour l'organisme, répliqua la jeune femme d'un ton sombre, s'efforçant de rester en place. J'étais juste en état de choc.

— Tu délirais, précisa sévèrement la médecin.

— Les calmants. J'en ai pris un paquet, se défendit Aélig. Je vais mieux, maintenant.

Azaan n'insista pas, se contentant de pincer la bouche dans une expression contrariée. 

Elle rangea le tensiomètre avec des gestes brusques en lui tournant le dos.

— Tu peux y aller, lâcha-t-elle sans la regarder. Tu connais le chemin.

Dissimulant son soulagement, et après avoir récupéré ses comprimés d'iodure de potassium, Aélig quitta donc la table médicale. 

Elle se sentait un peu coupable de traiter Azaan avec cette sécheresse qu'elle ne méritait pas. Après tout, la médecin avait été la seule à venir s'enquérir de son sort lorsqu'elle ne voulait pas quitter sa chambre dans la villa, si l'on excluait son père.

De Auster ou de Cooper, elle n'avait eu aucune nouvelle.

Retrouver les coursives sans âme du Lance l'avait emplie d'une étrange sensation de bien-être. 

Cela lui plaisait d'être à l'intérieur d'une masse en mouvement, peu importe sa destination.

Ce que son père avait en tête aurait dû l'inquiéter, mais elle n'en ressentait qu'une vague angoisse qui sourdait dans son esprit en arrière-plan, à l'instar d'un ruisseau souterrain.

De ce qu'elle avait compris, l'entrevue que son géniteur avait décroché avec l'ambassadeur Zane avait été un fiasco total, ce qui ne la surprenait pas vraiment. 

Le Kohltso n'avait jamais été très à cheval sur la sécurité du territoire galactique. 

Si les autorités n'avaient pas un véritable Prométhéen sous le nez, ils continueraient à s'enfouir dans le déni jusqu'à y disparaître complètement ; sur ce point-là, au moins, elle était d'accord avec Lindstradt père.

Ce qu'elle saisissait pas du tout, en revanche, c'était la détermination dont faisait preuve ce dernier. Lancer la grande machinerie d'Hélion dans cette traque insensée était à la limite du suicide. Son père n'était ni chasseur de primes ni militaire. 

Se rendre sur Odyssée en devançant le CSW n'était pas l'une de ses meilleures idées. Ils ignoraient absolument tout de l'éventuelle force de frappe que possédaient les Prométhéens, ou si ceux-ci seraient encore présents quand ils arriveraient. 

En résumé, ils fonçaient tête baissée dans une situation qu'ils n'avaient aucune certitude de maîtriser. Elle se demandait si son géniteur mesurait pleinement le risque qu'il imposait à tout le monde.

Plongée dans ses réflexions moroses, Aélig ne faisait même plus attention à la direction que prenaient ses propres jambes. 

À cette heure de l'après-midi artificielle, les couloirs gainés du vaisseau étaient moins fréquentés que de coutume. Une annonce automatique résonnait dans l'ensemble de l'aéronef toutes les dix minutes, prévenant l'équipage de la procédure de vidange des puits de chaleur en cours. 

Quelques techniciens se baladaient dans les environs, armés de compteurs Geiger-Müller dernière génération. Elle n'avait écouté les explications techniques qu'à moitié et tout ce qu'elle avait retenu, c'était que le Lance sollicitait exceptionnellement sa propulsion nucléaire pour gagner du temps.

Debout sur l'une des plus hautes passerelles s'élevant au-dessus de la salle moteur, Aélig contempla le fantastique assemblage du bloc Tesla long de plus de deux cents mètres. 

La machinerie de précision occupait à elle seule le tiers de la longueur totale du vaisseau et était entretenue par cent cinquante personnes qui se relayaient selon le système des 3/8 afin que le moteur fonctionne jour et nuit sans interruption.

Elle voyait leurs petites silhouettes en blouse et beige de travail s'agiter autour du moteur électrique comme autant d'insectes près d'un fruit trop gros pour eux. 

Aélig avait déjà entendu des personnes clamer que le système de gestion électroneural du Lance, le Nexus-C, était tout à fait capable de prendre en charge le bon fonctionnement de la bobine, du tunnel Maxwell et de tout le reste, avec bien plus de fiabilité que la main d'œuvre humaine d'ailleurs ; mais on disait aussi que Lindstradt avait refusé de mettre l'équipe de Moira Shawn sur la paille par pure bonté humaine.

 Aélig sourit en y repensant. Bien peu de monde était au courant que la chef mécano Shawn avait menacé de saboter la Tesla si les siens se faisaient licencier. 

C'était la sécurité qui s'était chargée de la faire sortir du local sous la contrainte, alors que Lindstradt s'apprêtait à remercier tous les employés de la salle des machines pour que celle-ci soit gérée par les ingénieurs de Karavindra. 

Le plan social de « départ volontaire pour cause d'obsolescence » était déjà programmé en détail dans les bureaux du DRH. 

Hélion avait étouffé le scandale avec son cynisme habituel, changeant de discours à mi-chemin

Le coup d'éclat de Shawn avait au moins eu le mérite de retarder l'inévitable. Aélig savait que pour son père, il n'y avait jamais de petites économies, et qu'il n'était qu'une question de temps avant qu'il ne se décide à nouveau de remettre le sujet au goût du jour. 

Ni les émeutes, ni les syndicats exsangues présents au sein de l'entreprise, rien ne l'empêcherait de virer plus d'une centaine de personnes pour les remplacer par une machine qui n'exigeait ni salaire ni jours de repos pour un rendement supérieur et un coût moindre.

Cette mentalité insipide lui donnait la nausée.

Quelqu'un d'autre se trouvait sur la passerelle, à une trentaine de mètres d'elle. Aélig s'arrêta, méfiante. Appuyé au garde-corps en treillis alvéolé, Cooper fumait une cigarette. 

Elle eut un peu de mal à le reconnaître. Sa barbe négligée avait disparu, ainsi que sa coupe de cheveux approximative, cédant leur place à un visage parfaitement glabre et un crâne tondu avec une précision militaire, ce qui faisait ressortir la balafre qui lui traversait un côté de la face. Il avait l'air beaucoup plus jeune, soigné et normalisé, ce qui lui enlevait paradoxalement beaucoup de charme.

 Ayant troqué ses vieilles frusques et ses vestes usées jusqu'à la corde pour se plastronner dans la tenue d'un noir formaté fournie par la corporation, il ressemblait aux douzaines d'autres petits robots militarisés qu'elle croisait chaque jour dans l'entreprise, Auster en tête.

Elle se dit que c'était probablement à ça que Cooper ressemblait, avant.

— C'est interdit de fumer en service, déclara-t-elle d'un ton sans appel en s'approchant.

L'ancien mercenaire lui adressa un sourire sardonique. 

S'il était surpris de la voir, il n'en laissa rien paraître.

— Et tu vas faire quoi ? fit-il semblant de s'inquiéter en écrasant la cigarette sur la semelle d'une de ses bottes, avant de balancer le mégot par-dessus bord d'une pichenette.

— J'espère qu'il n'y avait personne en-dessous, commenta la jeune femme.

Elle le regarda une nouvelle fois de la tête aux pieds, puis fit la moue.

— Moche, dit-elle.

— Oui, admit Cooper, avant d'ajouter : mais le nouveau flingue, qu'ils m'ont filé est assez léger pour que je fasse ça.

Joignant le geste à la parole, il défit le holster qu'il portait à la hanche et fit voltiger l'arme autour de son doigt à plusieurs reprises. 

Moqueuse, la jeune femme applaudit alors qu'il rengainait habilement.

— Je me réconforte comme je peux, se défendit Cooper.

S'effleurant le menton, il grimaça de dégoût en abaissant la main. Aélig était venue s'accouder tout près de lui, contemplant l'agitation qui régnait en contre-bas sans réellement la voir. 

Elle sentait le regard que Cooper posait sur ses omoplates, mais ne se retourna pas pour autant.

— Comment tu te sens ? s'intéressa-t-il d'un ton beaucoup plus sérieux.

Elle se contenta de hausser des épaules, car elle ne savait pas vraiment par quoi commencer. Il y en avait beaucoup à dire et très peu à la fois, alors autant ne pas répondre.

— Tu sais, continua-t-il dans son dos. Cette pouffiasse n'aurait pas hésité à te larder de plomb. Tu as juste été plus rapide.

Aélig pivota brusquement pour le regarder en face. 

N'ayant pas bougé de sa position, Cooper avait nonchalamment croisé les bras. Elle devait légèrement lever la tête pour le fixer dans les yeux et ce détail l'agaça sur l'instant.

— Je n'ai fait que me défendre, c'est ça ? ironisa-t-elle sans aucun humour. L'instinct de survie, tout ça.

— C'était une junkie défoncée au shedim, poursuivit Cooper sans relever. Membre d'une organisation qui rêve de stériliser les gens en masse. Crois-moi, elle ne va manquer à personne.

— Explique-moi comment c'est censé me réconforter ? demanda Aélig avec tristesse.

— C'est pas fait pour ça, précisa-t-il en décroisant les bras. Ce que j'essaie de te faire comprendre, c'est que tu ne devrais pas te sentir coupable alors que t'as fait ce qu'il fallait.

— Ce qu'il fallait, répéta-t-elle pensivement.

Elle recula jusqu'à sentir la rambarde froide contre ses reins.

— On vient vraiment pas du même monde, constata-t-elle avec une certaine amertume.

Cooper lui sourit, mais son regard resta froid. Cet uniforme sombre lui durcissait les traits, accentuant le gris de ses iris.

— C'est vrai, admit-il. Mais tu devrais suivre mon conseil et arrêter de te prendre la tête si tu veux pas que ça empire. Et crois-moi, je sais de quoi je parle.

Aélig ne trouva pas quoi rétorquer.

— À mon avis, tu devrais te changer les idées, dit Cooper avec un geste vague, s'excusant ensuite : je dois y retourner.

La jeune femme le salua d'un signe de tête, toujours enfermée dans son mutisme. 

Elle se mordit pensivement la lèvre alors qu'il s'éloignait. Elle agit sans vraiment réfléchir, cédant à une subite impulsion.

— Attends, prononça Aélig en le rattrapant et lui saisissant le bras par réflexe.

— Quoi ? répondit Cooper en haussant un sourcil surpris.

Puis il vit l'expression qu'elle arborait.

— Merde, comprit-il.

L'instant d'après, elle passait un bras autour de sa nuque pour coller sa bouche à la sienne. Un peu surpris au début, Cooper finit néanmoins par lui rendre son étreinte et Aélig sentit qu'il posait ses mains sur sa taille. Son cœur s'emballa quelque peu alors qu'il l'enlaçait plus fermement. Avant qu'elle ait réellement pu s'en rendre compte, ils étaient contre le mur le plus proche, serrés l'un contre l'autre comme si leur vie en dépendait.

Elle gémit doucement tandis qu'il posait ses lèvres dans son cou, l'embrassant tout près du menton. Le contact rugueux du gilet pare-balles contre elle était certes assez désagréable, même à travers le tissu, mais Cooper avait glissé une main sous son haut, si bien qu'elle en oublia tout le reste. 

La respiration courte, elle s'efforçait de lui défaire le pantalon, mais ses doigts se heurtaient aux crans de la ceinture. Les yeux à demi-clos, elle devina plus qu'elle ne le vit poser les mains sur ses poignets pour l'arrêter.

— Quoi ? souffla-t-elle, s'arrachant à sa bouche à contre-cœur en le sentant esquisser un sourire.

— C'est une mauvaise idée, dit-il à mi-voix, reculant doucement. Ici, je veux dire.

Aélig savait qu'il avait raison.

Qu'est-ce qui la prenait, exactement, à vouloir se faire sauter dans une coursive comme une vulgaire fille alcoolisée ? Gênée, elle se rendit compte qu'elle rosissait. Les yeux brillants, il l'embrassa goulument une dernière fois. 

Ravalant avec grand peine sa frustration, Cooper réussit à s'éloigner à une distance suffisante pour permettre à sa raison de reprendre le dessus. Il savait que l'odeur de la jeune femme le hanterait pour le restant de la journée, si ce n'est plus.

Elle s'était appuyée contre la paroi de plastogène ignifugée, tirant sur ses vêtements pour les remettre en ordre sans le regarder.

— Vas-y, déclara-t-elle en se forçant à sourire.

Aélig attendit qu'il eût tourné à l'angle de la passerelle pour se laisser glisser au sol. Il lui fallut quelques longues minutes avant de se relever.

À son plus grand soulagement, Karavindra ne mourut pas dans la journée. 

D'après le succinct résumé que lui avait fait parvenir le service moteur, la reconversion des puits de chaleur en combustible atomique s'était déroulée sans accrocs notables. 

Dans le mail groupé, Lindstradt s'était contenté d'un bonhomme souriant pour seule réponse.

L'ingénieur avait beau être ami avec son patron, il avait néanmoins conscience que celui-ci était parfois totalement déconnecté de la réalité. 

C'était même devenu un sujet de plaisanterie récurrent en bas de l'échelle hiérarchique, il le savait, même si les employés évitaient de trop bavasser quand il était dans les parages.

Karavindra referma la messagerie interne et se rejeta en arrière, le dos endolori malgré le siège ergonomique dans lequel il était installé depuis trop longtemps aujourd'hui. 

Contrairement à lui, la pièce qu'il occupait à titre d'ingénieur responsable du Nexus n'avait absolument rien d'extravagant. Son bureau fonctionnel était encombré de cartons vides de chaï instantané, d'écrans allumés en permanence et de plusieurs manuels épais, aux pages cornées et jaunes par un usage intensif.

Le titre imprimé en cyrillique clamait quelque chose comme « Usages basiques et avancés des protocoles de la série Neuro Electro X [10] Ubuntu Systems variante C de type matreshka » et s'étalait sur six tomes insipides, mêlant à la fois cyrillique et anglais, comme si ces crétins de développeurs voulaient rendre les choses plus complexes qu'elles ne l'étaient déjà. 

Mais depuis que l'ex-Fédération Russe avait avalé le sous-continent indien, Karavindra, tout comme les milliards de personnes qui vivaient dans cette partie du globe, avait dû apprendre le russe afin de s'adapter au nouveau régime. 

Les concepteurs du Nexus étant les rois du chauvinisme, ils avaient scripté la machine dans leur langue à eux, malgré toutes les demandes d'Hélion quand ils avaient racheté Almaz-Anteï.

Avec un soupir, Karavindra balaya les gobelets d'infusion usagés d'un revers de la main en essayant de viser la corbeille du mieux qu'il le pouvait. Ce fut évidemment un échec critique. 

La mort dans l'âme, l'ingénieur regarda les boîtes de thé rouler au sol.

Il était tard, plus de vingt-trois heures selon le système circadien, et son secteur s'était lentement vidé jusqu'à ce qu'il reste seul. Blouse blanche jetée sur l'épaule et visage trop pâle, Victor Layto avait été le dernier à quitter les lieux, saluant son chef d'une main amicale en passant devant la porte ouverte de son bureau. 

La supervision du processus « cocotte-minute » avait mis le Nexus à rude épreuve et l'équipe de Karavindra avait passé l'après-midi à changer les filtres de ventilation du principal centre de données du supercalculateur, évitant à celui-ci de griller des matrices de calcul graphique sous l'effort. Leur bête électroneurale n'était pas un organisme inerte : elle se respirait, elle vivait, elle se nourrissait, elle chauffait, et parfois, comme hier, eh bien, elle...

Se levant brusquement, Karavindra attrapa son manteau rembourré et quitta son bureau d'un pas lourd. À quarante-neuf ans, il commençait à se dire qu'il serait peut-être temps pour lui de se retirer de la science électroneurale. 

Passer le relais à la brillante génération de Layto et des autres. Layto et ses théories sur le développement des intelligences artificielles.

 Lui, il était de la vieille école, celle qui concevait des machines puissantes capables d'aspirer l'équivalent d'une piscine municipale par heure pour se refroidir, des mécanismes d'horlogerie issus des ordinateurs qui avaient permis autrefois à l'Humanité de partir à la conquête de l'univers. Tout cela était loin désormais, et il avait dû se mettre à niveau par la force des choses.

Le secteur qui contenait le Nexus prenait une place importante à l'intérieur de l'aéronef, monopolisant pratiquement tout le troisième pont. 

Carré, rigide, isolé du reste de la carcasse par une épaisse couche de mousse agglomérée, il s'agissait d'une place forte où régnait en permanence une température de treize degrés Celsius, dotée d'un système d'absorption de chaleur à toute épreuve. 

Les calories que rejetait le Nexus chauffaient pratiquement le vaisseau.

Quadrillé par des allées au sol lisse et aux murs nus, l'espace se divisait en plusieurs blocs de taille inégale, contenant des choses aussi diverses que des compartiments de stockage, des écrans de surveillance, des salles de serveurs et des open-space qui n'arrivaient pas à être conviviaux malgré tous leurs efforts. 

Les couloirs étaient froids, hantés par des courants d'airs mordants soufflés en permanence par des bouches de climatisation au plafond. 

Le Lance ne pouvant embarquer les quantités astronomiques d'eau qu'exigeait le refroidissement d'un gargantua tel que le Nexus, il avait donc fallu revenir aux anciennes méthodes, si bien que pulls et vestes étaient de mise lorsqu'on se baladait dans le donjon électroneural.

Comme à son habitude, Karavindra éternua en arrivant au cœur du secteur, dépassant le sas du bunker dans lequel Layto s'était retrouvé coincé la veille. 

L'air était ici particulièrement glacial et sec. Il enfila sa doudoune par-dessus sa veste de costume, se préparant mentalement à affronter l'équivalent miniature du pôle-nord.

Le cœur du Nexus devait être toujours dans un environnement thermique situé entre – 8 et – 5 degrés, sous peine d'une surchauffe fatale. 

Sur le second portail blindé, zébré de jaune, quelqu'un avait collé un panneau rédigé à la main : « Laissez toute espérance, vous qui entrez ».

Réprimant un sourire, Karavindra s'empara du morceau du papier pour le glisser sous son manteau, puis déverrouilla l'épais panneau.

La chambre froide qui contenait le noyau kernel, le centre névralgique du superordinateur, était baignée par la lueur aseptisée de veilleuses basse consommation, incrustées le long de rigoles renforcées sur les murs aveugles. 

Plafonnant à plus de trois mètres, de lourdes armoires clignotantes meublaient les environs, remplissant l'espace d'un bourdonnement sourd et oppressant. 

D'épaisses tresses de câbles s'étalaient à même les parois, maintenues entre elles par des bagues de titane et parsemées de boîtiers onduleurs en guise de soupapes de sécurité. Vissées au sol, des baies de stockage plates et carrées s'empilaient les unes sur les autres pour compléter le décor glacial. Une mince pellicule de givre s'était formée à la surface des appareils couleur basalte, scintillant discrètement dans la lumière tamisée. 

C'était un bon signe, indiquant que le noyau était correctement refroidi par l'azote liquide intégré à ses circuits.

Incrustée dans son caveau hexagonal à l'autre bout du congélateur immense, la géode parfaite du Nexus, noire comme un puits d'hydrocarbures, absorbant toute la lumière qui l'entourait, tournait lentement sur son axe dans une oscillation silencieuse. 

Ceignant la pseudo-sphère diamantine, une console ultramoderne en forme de demi-lune faisait office de liaison directe avec le foyer électroneural.

Se frottant vigoureusement les mains pour empêcher l'ankylose inévitable, expirant de grands panaches de vapeur, Karavindra s'en approcha et ouvrit le panel de commandes en y posant une paume froide. 

Depuis l'incident de la veille, une idée l'obsédait : le protocole Pouchkine. Il n'en avait trouvé aucune mention dans les six tomes d'instructions, ce qui était en théorie impossible. 

Peut-être que la drôle de voix anonyme s'était-elle payée sa tête, mais il savait qu'il n'aurait pas l'esprit tranquille avant d'avoir vérifié directement à la source.

Manipulant rapidement la surface tactile du moniteur recourbé, il ordonna au système principal d'exécuter le protocole Pouchkine.

« Accès refusé », se contenta de délivrer le Nexus-C avec son laconisme habituel.

 « Accréditation insuffisante »

— Comment ça, insuffisante ? pesta Karavindra dans un véritable nuage de condensation. Je suis le putain d'administrateur système, y a personne au-dessus de moi, machin stupide.

Il réitéra la manœuvre.

« Entrée incorrecte », répondit la géode. 

Soufflant sur ses phalanges pour les maintenir au chaud, Karavindra piétina nerveusement. Le Nexus était incohérent. Ce n'était vraiment pas normal. 

Sous ses pieds, les cristaux de givre craquaient comme du cartilage de souris.

Se décidant après une courte hésitation, l'ingénieur sortit l'artillerie lourde. Balayage séquentiel, diagnostic intégral, purges multiples des nœuds-mémoire, il allait tout tenter pour trouver la cause de la récente défaillance. 

Cela allait prendre plusieurs heures, mais ce n'était pas grave, il avait tout son temps.

La première vidange virtuelle, superficielle, se fit en quelques secondes et un registre compressé s'ouvrit dans un coin du moniteur, déroulant des bandeaux de métadonnées tout ce qu'il y avait de plus anodin. 

Puis soudain, tout s'interrompit pour laisser place à un nouvel intitulé : « Diagnostic partiel impossible. Accès refusé ».

Karavindra en oublia de respirer.

— Très bien.

Vu que l'engin se montrait récalcitrant, il ne lui restait plus qu'une seule chose à faire : un redémarrage manuel du noyau principal, puis l'accès au BIOS pendant la phase de réveil. 

Il forcerait le Nexus à cracher son secret en allant dans son cerveau-même sans que le supercalculateur ne puisse l'en empêcher et sans que cela n'ait de conséquence sur la gestion semi-automatisée du vaisseau. 

Il tira une trappe dissimulée sur le côté du croissant de la console, envoyant des éclats friables de glace un peu partout autour de lui. 

La plaquette incrustée sur le corps du panel ressemblait à une vulgaire collection de commutateurs électriques, prisonniers de leur chapeau de plexiglas qu'il déverrouilla à l'aide d'une clé mécanique de son trousseau.

Puis il tira les interrupteurs SOFT et RESET vers lui. 

Il y eut un crissement lui signalant que le concentrateur envoyait l'ordre à la géode.

Absolument rien ne se passa.

Jurant entre ses dents, Karavindra s'accroupit et entreprit de démonter la plaquette pour vérifier si tout était correctement branché. Après s'en être assuré, il réessaya. 

La console s'éteignit et il poussa un cri de triomphe, qui mourut dans sa gorge une demi-seconde plus tard.

L'écran demi-circulaire venait de se rallumer.

« Reboot impossible », écrivit le Nexus.

— Je vais te débrancher, le menaça Karavindra, en vain.

Il se fatiguait pour rien, il le savait. 

Le Nexus ne pouvait pas l'entendre, ni le comprendre, ni lui répondre. C'était un système logiciel particulièrement sophistiqué, certes, mais il restait ce qu'il était : un conglomérat de processus complexes, obtus, obéissant à des règles algorithmiques rigides. 

C'était un royaume sur lequel régnaient la logique et les protocoles. S'il ne reconnaissait plus son autorité suprême, c'est qu'il y avait forcément une raison.

Il demanda au noyau de lui sortir la liste des accréditations administrateur enregistrés sur l'accès au système principal. Le Nexus s'exécuta sans broncher. 

Karavindra fit défiler le fichier interminable jusqu'à arriver à ce qu'il intéressait.

Il poussa un grognement stupéfait. Son nom, ainsi que son numéro d'identification, étaient passés en seconde position. 

Cette saloperie russe s'était désignée en tant qu'administrateur de son propre système. 

C'était grotesque.

Parfaitement furieux, Karavindra écrasa une fois de plus les commutateurs.

— Je ne pense pas que cela fonctionne, prononça une voix désincarnée. À mon avis, il a désactivé les redémarrages.

L'une des enceintes incrustées à la console, de celles qui passaient en général des messages pré-enregistrés en cas d'alerte, s'était mise à parler.

S'écriant de surprise, l'ingénieur faillit perdre l'équilibre, se rattrapant au dernier moment au bord incurvé du panel.

C'est un cauchemar, pensa-t-il.

— Vous êtes qui, bon sang ? s'exclama Karavindra, sa voix se répercutant en un écho assourdi.

Puis voyant l'écran s'animer sans qu'il y eût touché, il sentit un nouveau afflux de rage vive l'envahir.

— Sortez de là ! Vous ne savez pas ce que vous faites !

Le haut-parleur gelé répondit par un grésillement inexpressif. 

Karavindra en venait à se demander si l'épuisement ajouté au stress et à la frustration n'étaient pas en train de lui jouer de sales tours quand l'inconnu reprit :

— Écoutez, si je vous dis que je ne suis pas humain ni même réellement vivant, vous vous sentirez mieux ?

— Je vous demande pardon ? s'étonna Karavindra.

— Je m'appelle Aresh et j'étais autrefois l'équivalent de votre Nexus, en mille fois plus évolué, bien entendu.

Il prononçait son nom d'une manière vraiment étrange, le décomposant en deux syllabes bien distinctes. Ar'esh. 

Cela ressemblait aux mots d'une langue morte.

Glissant ses doigts frigorifiés sous ses aisselles, l'ingénieur garda un silence interloqué. 

Il fixait la rotation fluide du noyau kernel, son reflet décomposé en multiples éclats à la surface de la géode d'obsidienne.

— C'est Vol'Zan qui m'a amené sur le vaisseau. C'est à peu près tout ce que vous devez savoir à mon sujet.

— Donc, si je comprends bien, ce foutu lézard a contaminé le système du Lance avec de la technologie alien, siffla Karavindra, catastrophé. Dangereux, en plus d'être totalement irresponsable. Je vais...

— Rien faire du tout, le coupa le dénommé Aresh. Je ne laisse pas de traces. La preuve, cela fait des jours et des jours que je suis dans le Nexus et personne ne s'en est aperçu. Vous êtes le premier à qui je parle et vous serez le seul. Raconter que vous entendez des voix, ce n'est pas très sérieux, vous n'êtes pas d'accord ?

L'ingénieur se rendit compte qu'il s'était mis à transpirer. Un peu de buée se formait sur les verres de ses lunettes, qu'il s'empressa de retirer.

— Alors t'es quoi ? demanda-t-il, plus agressif qu'il ne l'aurait souhaité. Une espèce d'IA ?

— Pas vraiment, répondit évasivement l'autre. Mais si vous souhaitez me considérer ainsi, je vous en prie.

— Disons que j'admets ton existence, soupira Karavindra. Disons aussi que je te crois quand tu dis que tu n'es pas mal intentionné...

— Vous êtes probablement l'être humain le plus ouvert d'esprit que j'ai rencontré, prononça Aresh sans émotion.

— J'imagine que je suis flatté, grommela l'ingénieur. Je suis en train d'attraper une pneumonie, là, à force. Toi qui as l'air si compétent, tu pourrais me dire ce qui se passe ?

Le moniteur demi-circulaire afficha plusieurs diagrammes que Karavindra reconnut comme la répartition des ressources au sein du noyau. Une fois de plus, tout paraissait normal. 

L'allocation de l'énergie disponible était équilibrée au possible.

— Je ne suis pas certain, dit Aresh. Mais lors de mon arrivée ici, j'ai capté ceci.

L'enceinte cracha un long gémissement parasité d'interférences. 

Le son n'avait absolument rien de naturel. Karavindra se surprit à frissonner, la sueur froide lui collant désagréablement à la peau. 

Le cri électronique résonnait lugubrement dans la pièce gelée et il eut soudain l'impression de se retrouver dans une caverne de l'ère glaciaire, à écouter le hurlement d'une bête primordiale tapie dans les profondeurs du Tartare sous ses pieds.

L'enregistrement sonore s'éteignit enfin dans un déclic à peine audible.

— Qu'est-ce que c'était ? interrogea-t-il à mi-voix, brisant le silence pesant qui s'était installé dans le réfrigérateur blindé.

— Je n'arrive pas à comprendre, avoua Aresh. Le Nexus ne réagit à aucune de mes tentatives de contact, et je ne détecte absolument aucun dysfonctionnement critique. J'ai disséqué le moindre de ses protocoles et je n'ai rien trouvé.

— Ça ressemble à une onde parasite. Un disque dur doit frotter contre l'aiguille, quelque part dans les racks...

— J'y ais pensé. Mais vos serveurs ne présentent aucun signe de faux contact. De plus, ce message tourne en boucle depuis au moins deux semaines, si ce n'est depuis le début, expliqua l'IA. S'il refuse la restauration, que j'ai tentée aussi, c'est qu'il considère que ce... ce bruit... est la chose la plus importante dans son système de données.

Karavindra ne dit rien, digérant tout ce qu'il venait d'entendre. 

Apprendre qu'une IA extraterrestre avait trifouillé dans le système électroneural le plus sécurisé qu'il connaisse, qu'il avait essayé de le remettre à zéro de l'intérieur, lui donnait littéralement des palpitations cardiaques, sans parler du fait que ce truc pouvait s'exprimer dans un anglais sans défaut, imitant la vie d'une manière si convaincante que ça en devenait malsain. 

C'était donc ça, le fantasme ultime imaginé par le laborantin Layto, qu'il rêvait plus que tout de concrétiser un jour ?

Il était vraiment bon pour la retraite.

— Cependant, je pense que c'est une sorte de signal, poursuivit Aresh. Une tentative de communication.

Karavindra n'était plus à une absurdité près.

— Ce n'est pas logique. S'il est conscient, ou dans un état similaire, il le montrerait, non ? supposa-t-il, n'en revenant pas de reprendre les théories de Victor sans le vouloir.

— Créature égocentrique, se moqua l'IA. Vous êtes tous tellement persuadés que si un jour, une intelligence non-naturelle s'éveille dans votre monde, elle s'intéresserait forcément à vous. Peut-être que le Nexus est conscient depuis sa fabrication. Peut-être que vous le laissez totalement indifférent. Peut-être qu'il vous considère comme des trombones.

— Discours pertinent quoique pessimiste, souffla Karavindra dans un nuage de buée chaude.

— Ou alors, ce n'est rien de tout cela, et que ce message n'est destiné à personne et que sa nature véritable nous dépasse, poursuivit Aresh, comme s'il n'avait pas entendu. Mais je trouverais, ce n'est qu'une question de temps. Une bonne soirée à vous.

Le haut-parleur se tût définitivement.

Karavindra resta à regarder le noyau mobile pendant un long moment. 

La géode sombre poursuivait sa rotation indifférente.

Il faisait vraiment très froid.


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